Les Oubliés - Partie II

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Pour Simon, c'était différent. A bientôt 30 ans, la maladie de sa mère l'avait expulsé de sa mémoire, comme un parasite. Il voit encore son regard éteint, quelques instants plus tôt qui lui fait perdre tous ses repères, se retrouvant dans le noir sur une route dont les réverbères seraient en panne.

En psychologie, on appelait cela une « perte ambiguë » : l'être aimé est là physiquement mais son esprit est parti rendant tout deuil impossible. Simon se retrouvait alors orphelin ambiguë.

Comment poursuivre sa vie normalement, en n'existant plus aux yeux de sa propre mère, brutalement ? Les médecins le lui avaient expliqué : elle avait totalement occulté son fils, du jour au lendemain. Elle confondait ses neveux avec ses frères, se souvenait de certaines personnes par moment, mais Simon, quant à lui, n'existait plus. Jamais elle ne se souviendrait de l'odeur de son crâne quand il était bébé, de ses premiers pas, son premier jour d'école, sa crise d'adolescence, sa remise de diplôme. Ces événements étaient engloutis par les eaux de l'oubli, vestiges sous-marins d'une vie passée dont il ne reste plus rien en surface. Tandis que lui se laissaient submerger par l'angoisse et la révolte. Sa mère ne pourrait plus l'aimer si elle l'avait oublié.

Cela faisait sept mois qu'il se battait contre l'oubli, dans une lutte perdue d'avance. Aujourd'hui, il était si épuisé que sa pâleur se remarquait dans ce décor immaculé.

Il raconta son histoire à Louise, venue le réconforter dans un élan de solidarité.

« Tu sais, Alzheimer ça n'a rien à voir avec l'amour. Ce serait comme comparer l'alcoolisme et l'oenologie. On n'oublie pas parce que ce n'est pas important, au même titre qu'on ne se prend pas une cuite dès le réveil par goût pour le bon vin ... Non, ce n'est pas d'amour qu'il s'agit mais de mécanique du cerveau : un caillou dans l'engrenage qui fait que tout fout le camp. »

Tout cela, Simon le savait au fond de lui, quelque part dans la cité radieuse de ses souvenirs. Mais il avait simplement besoin qu'une personne autrement vêtue d'une bouse blanche le lui dise.


L'OUBLI :

L'avantage de l' oubli, c'est que personne ne nous attend à la sortie. On y tombe comme dans un monde parallèle : la vie des autres continue tandis que la nôtre se met sur pause.

On est physiquement présent comme dirigé par le pilote automatique programmé par les conventions sociales.

Notre bouche dit bonjour et bavarde avec nos collègues et amis, parfois, elle arrive même à esquisser un sourire. On parvient à entendre la sonnerie du téléphone,lointaine, et on décroche par réflexe. On répond à des mails qui nous paraissent insipides. On vit notre vie qui est alors vidée de toute substance.
Pendant ce temps, notre âme est loin au fond de l'oubli, tentant de se remettre de sa chute et cherchant quoi faire d'elle-même.

Aucune notion du temps, l'oubli est infini : c'est ce qui le rend si dangereux. Si on n'en sort pas à temps, on peut y rester coincé.


Louise en était là. Elle errait dans cet espace immense où le silence criait le nom de Thomas alors qu'il lui fallait oublier l'avenir. Leur avenir.

On ne sait pas combien de temps elle est restée comme ça, blottie dans le passé, comme elle l'était avant dans les bras de son petit-ami. Des jours, des semaines, sûrement. Jusqu'à cet instant où elle a commencé à desserrer cette étreinte trop étouffante.

Alors, ses pensées se déplacèrent à pas de loup : prudemment, pour ne réveiller aucun souvenir de lui. Chacun de ses gestes était préalablement étudié pour ne pas qu'elle pense à lui, par exemple : remettre cette mèche de cheveux en place, comme il le faisait toujours, avec une fausse exaspération mêlée de tendresse. Il fallait être prudent: un simple éternuement pouvait faire sursauter un souvenir de lui.

Comment ça marchait, l'oubli ? Maintenant qu'il l'y avait poussée  cela signifiait-il qu'il l'avait définitivement oubliée ? Etait-ce si facile pour lui ?

Pourtant, elle avait pris soin de dissimuler dans son appartement des petits objets censés lui faire penser à elle, quand elle n'était pas là. C'était son truc. Au début, elle le faisait de manière inconsciente, un vêtement laissé au pied du lit qui laisserait son parfum dans la pièce. Et puis elle s'était mise à lui offrir des cadeaux, des choses qu'elle avait fabriquées elle-même, comme pour anticiper la rupture. Qu'étaient alors devenus ces bibelots que Thomas aimaient tant ? Etaient-ils seulement les témoins du passage de Louise entre ces quatre murs ? Ou étaient-ils devenus des intrus dans cette nouvelle vie dont elle ne faisait plus partie ? Peut-être les avait-il jetés en même temps que leurs projets ?


Jean-Marc, habitué aux lieux, aimaient observer les gens, en particulier les nouveaux venus. C'était sa façon à lui d'esquiver sa situation. Une façon aussi de se dire qu'il allait remonter la pente, parce que la plupart des oubliés y arrivaient, et lui aussi en était capable, comme à chaque fois. Il observait Louise et Simon, ces deux égarés dans les abîmes de l'oubli.

Il voyait bien que la jeune femme devenait chaque jour un peu plus forte et un peu plus vivante. 


Illustration: Journey-jeu vidéo : http://thatgamecompany.com/games/journey/

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