Les petits riens
daria
Il faisait froid au dépôt. Le soleil ne se lèverait pas avant plusieurs heures et elle se sentait engourdie par le sommeil et l’ennui. Elle vérifia le contenu de son caddie, tout y était. Elle avait pris un peu de retard avec les chips de maïs qui ne se trouvaient pas sur l’étagère habituelle. Elle n’avait personne à qui s’en plaindre, elle savait n’être qu’une pièce rapportée, une monnaie d’échange pour les grandes marques qui voulaient placer leurs produits à hauteur des yeux des clients. Elle avait trouvé ce travail deux ans auparavant. Quand elle en parlait avec les autres filles de l’usine, elle croisait des regards envieux qui se détournaient aussitôt, honteux de s’être laissé deviner. Elle avait eu de la chance, il n’y avait rien à redire là-dessus. Huit mois après son licenciement, une cousine de son mari lui avait parlé de quelques heures qui se libéraient au supermarché. Il paraissait qu’une fille était partie en hurlant qu’elle n’allait pas se faire insulter pour deux cents euros par mois. Tant pis pour elle.
Alors, elle avait postulé pour la remplacer. Tout se faisait par téléphone, ce n’était pas très compliqué, il suffisait de savoir lire et de s’appliquer. C’est du moins ce qu’on lui avait dit. Et c’était vrai. Les journées commençaient à cinq heures mais à l’usine aussi, il fallait se lever tôt. Elle devait simplement ranger les rayons des marques qui la payaient. Il y en avait d’abord eu une, puis deux, puis suffisamment pour travailler vingt-quatre heures par semaine, du lundi au samedi, de cinq à neuf heures. Il ne fallait pas se plaindre. Elle pensait souvent aux autres. Elles étaient quarante-deux à l’atelier. À cette époque aussi, c’était dur mais il n’y avait que des temps pleins et les anciennes gagnaient un peu plus que le smic. Et puis l’usine avait fermé. Elles n’avaient même pas de Chinois aux mains trop bon marché à accuser, tout s’était simplement arrêté là où tout avait commencé.
Quelques-unes étaient parties, la plupart étaient restées là. Une maison à payer, un mari qui travaillait, de vieux parents à aider, elles avaient toutes quelque chose à perdre en tentant leur chance ailleurs. Au début, elles se voyaient souvent, il fallait rester solidaires disaient les plus vieilles. Puis certaines ont jugé que la pizzeria revenait trop cher. Alors, elles s’invitaient à tour de rôle, chacune amenait son Tupperware de salade de riz ou une quiche et on mangeait dans le jardin, quand il faisait beau. Personne ne parlait de celles que l’on ne voyait plus et puis il arriva que le Tupperware se trouva bien trop grand pour les dernières qui venaient encore. On décida d’arrêter les déjeuners et se faire un ciné de temps en temps, ensemble, et chacune sut que cette fois, c’était fini.
Elle soupira devant le rayon maquillage. Elle l’avait rangé deux jours auparavant et tout était à recommencer. Elle ne s’expliquait pas l’irrespect des clients. Les mascaras avaient été éparpillés dans tout le rayon. Elle s’arma d’un rouleau de ruban adhésif et commença à réparer les emballages. Elle savait bien que personne n’achèterait un tube de rouge à lèvres dont le carton de présentation avait été rafistolé mais c’était la règle. On ne jetait pas. Une fois les produits remis à leur place, il faudrait qu’elle pense à changer les prix, on lui avait donné les nouvelles étiquettes ce matin. Elle se dépêchait, le temps passait vite et elle devait s’éclipser, comme les autres fourmis ensommeillées qui travaillaient autour d’elle, avant l’arrivée des clients. Elle aimait bien ce moment, elle faisait signer sa feuille de présence au chef de rayon pour la retourner à la firme qui l’employait, elle rangeait ses produits dans l’entrepôt et elle sortait. Dehors, il faisait jour et elle redécouvrait chaque matin la lumière du ciel après celle des néons. Elle pensait à ses enfants qui étaient à l’école, à son mari qui les avait déposés avant d’aller au travail. C’était le plus beau moment de la journée, celui où elle se répétait qu’elle avait eu beaucoup de chance. Tellement d’autres avaient divorcé après le licenciement. Elles avaient vendu leur maison et n’avaient plus rien. Chez elle, tout avait continué comme avant. Il avait seulement fallu faire attention. L’année où l’usine avait fermé, il n’y avait pas eu de vacances à la mer. Comme quand ils avaient acheté le pavillon. Personne n’avait rien dit et on avait trouvé une grande piscine gonflable. Elle prenait la moitié du jardin et tous les enfants du lotissement en avaient profité. C’était quand même des vacances. Et puis elle avait trouvé ce travail. C’était moins bien payé qu’avant mais c’était mieux que rien.
Elle finissait de ranger les mousses à raser quand elle vit arriver le jeune chef de rayon. Elle disait le jeune par opposition à l’autre chef qui approchait de la retraite. Le vieux était gentil, un peu distrait parfois mais, au vestiaire, elle avait entendu les employées dire que sa femme faisait une rechute de cancer. Avec le jeune, c’était une autre paire de manches. Son bonheur semblait se résumer à hurler et à humilier. A cinq heures, il fallait avoir la hargne bien matinale pour se réveiller d’aussi mauvaise humeur. Elle en parlait parfois avec son mari et ils se moquaient de lui, en rangeant la vaisselle ou en triant la salade. Cela lui faisait du bien. Le jeune chef terrorisait tout le monde, sauf le vieux chef qui haussait les épaules et fuyait bravement la zone de conflit. Le vieux se disait qu’il lui restait deux ans avant la retraite et peut-être dix fois plus à vivre seul, dans le souvenir de sa femme, si cela se passait plus mal cette fois. Alors, il laissait le jeune coq s’égosiller en espérant que son zèle à torturer le petit personnel lui permettrait de s’élever dans la hiérarchie, laissant la tranche matinale de la mise en rayon à un successeur plus calme.
Le jeune chef se planta derrière elle. Elle savait d’avance ce qui allait arriver. Elle dit bonjour quand même. Il ne lui rendit pas son salut et prétendit que l’étagère des rasoirs était poussiéreuse. Il ajouta que c’était vraiment lamentable de ne même pas s’apercevoir de ça. Elle ne répondit pas qu’elle avait déjà passé l’éponge la veille sur ce rayonnage et empoigna son seau pour exécuter une tâche qu’elle savait inutile. Elle avait appris à l’usine qu’il ne faut pas discuter. Il y avait un chef un peu comme lui, là-bas. Il était quand même moins sadique mais il criait plus fort. Il avait perdu son emploi, lui aussi. Le même jour que les autres. Il n’avait rien trouvé à dire et les ouvrières s’étaient souvent moquées de son silence, quand elles se retrouvaient à la pizzeria.
Le jeune chef était pire mais il fallait faire avec. Plusieurs des filles du magasin étaient parties à cause de lui. Cela commençait toujours pareil, d’abord elles pleuraient après ses engueulades, puis elles étaient absentes et au bout de quelques semaines, on ne les voyait plus. Elle, ne pleurait pas. Elle avait passé l’âge. Elle aurait voulu leur dire de penser à autre chose et d’attendre que passe l’orage mais elle ne pouvait pas. On ne discutait pas pendant la mise en rayon. De toute façon, le tortionnaire s’éloignait. Il n’avait brisé personne aujourd’hui. Il s’en vengerait probablement demain.
Mais demain était un autre jour et il était déjà l’heure de ramener les cartons et le seau d’eau grise dans l’entrepôt. Dans un quart d’heure, elle verrait le soleil, elle irait faire les lits encore tièdes des siens, dans la maison qu’elle avait pu garder. Sa tasse et le café préparés par son mari l’attendaient sur la table. Il faisait beau, elle le boirait peut-être dans le jardin. Elle pensa à sa chance et sourit.