Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 10)
Corinne Champougny
Cédric souffle longuement. La journée n 'en finit pas. Ce cambriolage à Malemort est vraiment bien tombé, au moment où il y a moins d'effectifs bien sûr, et pile le jour où Rondeau a envoyé une équipe chercher je-ne-sais-quoi chez un petit vieux qui est paraît-il passé ce matin. Super. Lui, ce qu'il voudrait, c'est rentrer chez lui et dormir, dormir, dormir. La nuit dernière a laissé des traces et la chaleur n'arrange rien. Mais il lui reste encore deux heures avant de pouvoir pousser la porte de son appartement, prendre une douche glacée et s'allonger de tout son long sur le lit qu'il n'a pas eu le courage ce matin de refaire. Depuis que Luce est partie pour ce stage à Amsterdam, il a un peu laissé tomber le ménage. Non, il a sérieusement laissé tomber le ménage. Il a juste prévu de tout nettoyer la veille de son retour, c'est-à-dire dans trois semaines, et ça suffit bien. En attendant, l'agitation de la journée s'est un peu calmée. Il a ce rapport sur le cambriolage de la rue Lumière à taper. Il a d'ailleurs commencé. Deux lignes. Mais c'est bien tout.
Tout doucement, il fait glisser son siège à roulettes en direction de la fenêtre. Le boulevard intérieur est plutôt calme à cette heure. Un peu plus loin, il aperçoit quelques personnes attablées à la terrasse d'un café. Il serait bien à leur place, devant un thé glacé. C'est Luce qui lui a appris à aimer le thé glacé. Et il se demande s'il fait aussi chaud à Amsterdam. Hier, en tout cas, c'était le cas. Pourtant, il n'arrive pas à s'imaginer cette ville de canaux et de bord de mer asphyxiée par la chaleur. Parce que je suis un imbécile qui fonctionne avec des clichés. Comme 90 °/° de la population, sans doute. Et cette pensée le ramène immanquablement à cette histoire de tueur de petits vieux. Pourquoi? Ce n'est pas vraiment un lieu commun d'étrangler les personne âgées. Il doit y avoir un lien qui lui échappe. Ou alors c'est parce que cette affaire l'a obsédé toute la journée. Pourtant, rien n'a vraiment filtré pour l'instant. Chaque collègue travaille de son côté et le briefing n'aura lieu que dans une heure. Avec des éléments nouveaux? C'est ce qu'il aimerait savoir. Nouveau dans la maison, trop peu expérimenté, il n'a pas été sollicité, et pourtant. Pourtant quoi? Tu penses pouvoir les aider Cédric? Allons, allons, redescends sur terre. Tu n'es pas plus doué qu'un autre, tu n'as jamais enquêté sur le moindre petit meurtre et tout ce qui tourne et retourne dans ta tête n'est qu'un ramassis de divagations bien peu crédibles.
Les faits, pourtant. Les faits, il ne les a pas inventés. D'ailleurs, dès ce soir, il va fouiller un peu sur internet. Il est certainement possible de retrouver des articles de Corse matin de l'époque. D'accord, ça ne servira pas à grand chose, mais au moins il saura qu'il n'a pas rêvé, et peut-être que toute cette histoire arrêtera de tourner en boucle et de l'empêcher de dormir. Oui, c'est décidé, après la douche et peut-être après une petite sieste, il mettra cette affaire au clair. S'il le faut, il appellera Kevin qui doit mieux se souvenir de ce qu'il s'est passé. Et d'ailleurs, c'est une excellente idée. Les journaux corses ne relatent que ce qui peut être relaté, disons, officiellement, et rien ne vaut le « canal » local pour avoir des informations. S'il ne les a pas, Kevin les cherchera. Son métier est plutôt intéressant pour cet aspect-là, celui des bavardages, des confessions, des secrets entravoués, et bien sûr, des commérages de toute sorte. Cédric est d'ailleurs certain que son frère prend un réel plaisir à échanger sur les uns et les autres, il est sans doute plus Corse que lui.
Lentement, il fait glisser sa chaise vers le bureau et regarde pensivement son ordinateur. Le rapport. Voilà ce que c'est de partir en vacances, on tente les cambrioleurs. C'est bien fait, aimerait rajouter Cédric. Mais il n'ose pas, un peu honteux de sa jalousie. Un tout petit peu cependant.
Lorsque Martineau est arrivé, à sept heures, il tombait encore des cordes. C'était une pluie franche, indifférente aux silhouettes qui couraient pour s'abriter, aux voitures dont les essuie-glace peinaient, aux rigoles d'eau qui commençaient à se former au milieu de la chaussée. Une pluie d'été. Celle que l'on espère pendant des journées et des nuits, et qui surprend toujours par sa brutalité. Une belle pluie, pense maintenant Pierre, bien à l'abri derrière une fenêtre du commissariat, et tellement absorbé par cet instant de pure poésie qu'il n'a pas entendu Cédric entrer.
- Tiens, tu comptes les gouttes? Lui demande ce dernier en secouant son parapluie.
-Ah a h, quel humour! Mais c'est vrai que tu ne connais pas ça, toi, le Corse.
- Enfin, en Corse, il pleut aussi, tu sais.
- Peut-être, mais pas souvent, non?
- Moins souvent, accorde Cédric en se dirigeant vers le distributeur de café. Enfin, on dormira peut-être mieux, c'est déjà ça.
- C'est sûr, concède Pierre en abandonnant sa fenêtre pour se tourner vers son collègue. En tout cas, toi, tu as l'air d'en avoir besoin, de sommeil. C'est ta copine qui te fait passer des nuits blanches?
- Elle est à Amsterdam, marmonne Cédric.
- Alors, comme ça, tu en profites, hein? Eh bien, tu n'en as pas l'air, mais tu es un sacré coquin...
- Si tu veux, soupire Cédric, en s'asseyant lourdement. Bon, dis-moi, il s'est passé quelque chose de particulier cette nuit?
- Ah, ça, j'en sais rien. J'ai pris mon service il y a une heure. Et c'est très calme. Avec ce temps, on est tranquille pour un petit moment d'ailleurs.
- Non, je voulais parler de...enfin, tu sais, les vieux...
- Ah, d'accord. Si l'Etrangleur a encore frappé? Aucune idée. Mais s'il a décidé de serrer le cou d'un vieux qui vit seul, qui ne reçoit aucune visite, qui n'a pas de famille, etc...ça va prendre du temps avant de se savoir.
- Et vous avez une piste? Demande Cédric d'une voix anxieuse qu'il tente d'atténuer en buvant une gorgée de café brûlant.
- Tu parles ! Nada. Rondeau est hors de lui. Et là, franchement, il lui faudrait pas un troisième macchabée parce qu'on sent tous qu'il commence vraiment à paniquer. Remarque, je le comprends. Ça doit chauffer pour son matricule. Un tueur en série dans cette petite ville et aucune piste...Pas génial comme programme.
- Mais vous n'avez vraiment aucune piste?
- Bof. Les serrures défoncées. Apparemment, ce n'est pas un professionnel. Mais d'abord, ça pourrait bien être un malin qui veut brouiller les pistes, et puis, professionnel, ça veut rien dire. Les rois de la voltige ne s'attaquent pas aux petits vieux mais à leurs billets ou à leurs bijoux. Et un professionnel du meurtre en série, on ne connait pas. Après, il y a bien sûr le fait qu'il ne s'attaque qu'à des hommes, et des hommes plutôt seuls, isolés. Peu fortunés, aussi. Mais ça, c'est peut-être parce que les portes et les serrures se forcent plus facilement et qu'il n'y a pas d'alarme. Sinon, on ne trouve aucun lien entre les victimes. Elles ne se connaissaient pas, n'habitaient pas les mêmes quartiers, ne fréquentaient pas les mêmes lieux. Côté voisinage, le néant. A croire que tout le monde dort, la nuit. Pas comme toi...
- Enfin, un meurtre a eu lieu dans l'après-midi.
- C'est vrai. Tu vois, c'est encore plus embrouillé.
- Et l'homme qui l'a fait fuir? Rien à espérer de ce côté non plus?
- Il aurait mieux fait de ne pas le rater, tiens! Pour un ancien commissaire y a pas de quoi se vanter. Remarque, je sais pas si j'aurais fait mieux...Enfin, pour l'instant, rien de ce côté non plus. On attend les résultats des analyses d'empreintes. Mais on va sûrement trouver celles de sa femme de ménage, de son voisin venu réparer la porte du four, du facteur qui a apporté un recommandé, etc...Rondeau n'espère rien, et là il a raison.
- Et donc?
- Et donc rien. Rondeau a eu la nuit pour trouver l'idée de génie qui relancera l'enquête, et moi j'ai dormi. La journée va être difficile. Surtout quand il aura lu l'article de La Montagne d'aujourd'hui. Je crois que je vais prendre un café, moi aussi. J'espère que tu mesures ta chance de ne pas faire partie de l'équipe des pinces à linge...
- Des pinces à linge?
- Pour l'odeur.
- Ah, d'accord, reprend Cédric en esquivant un petit sourire, le premier depuis deux jours.
Il jette son gobelet à la poubelle et regarde par la fenêtre. La pluie semble se calmer. Mais son inquiétude, elle, reste aussi forte. Il sent toujours ce noeud, cette boule dans la gorge. Les angoisses, au fond, ne disparaissent jamais totalement. On vit pendant des années en pensant que tout est oublié, que les blessures ont cicatrisé, que la vie a repris sa juste place, on vit dans le déni, c'est tout. Et au coeur de l'été, tout s'écroule, pour parfois juste un mot, juste un regard. Juste une supposition aussi. Une supposition peut-être idiote. Mais terrible.
La journée sera difficile, c'est certain.