Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 12)

Corinne Champougny

                                               II

 - Oui, madame Giudecci, ils sont corses, mes abricots. Vous pensez quand même pas qu'ils en ont d'aussi beaux, sur le continent, non? Allez, deux kilos, c'est parti. Avec du raisin? Italien, oui. Mais premier choix, je vous le garantie.

Kevin pèse les fruits et les emballe dans un sac en papier. Les abricots ne sont absolument pas corses, mais il a pu se tromper, non? Il vient de les recevoir et n'a pas eu le temps d'afficher la provenance. Et puis Guidecci, elle est gentille, mais casse-pied comme pas deux. Sa spécialité, c'est de vouloir des cerises en hiver et des poireaux au printemps. Corses, bien sûr. Kevin entasse des cageots dans un coin du petit magasin avant de s'occuper de sa cliente suivante. Il est encore tôt, à peine dix-sept heures et le gros de la clientèle arrivera dans une heure, à la sortie des plages et du travail. En attendant, les écouteurs de l'ipod bien enfoncés dans les oreilles, Kevin rêve à sa soirée. Ce vendredi, c'est bien entendu Shopping de nuit, l'animation estivale bien connues des Ajacciens, avec groupes musicaux, échassiers et troupes théâtrales dans les rues du centre-ville jusqu'à minuit. Mais ce soir, c'est surtout un Shopping de nuit spécial soldes, un moment attendu par Kevin depuis des mois. Il a repéré un pantalon cigarette noir finement rayé de gris et une sublime chemise d'un beige très lumineux. Sa seule angoisse, c'est de ne plus les trouver ce soir. Les soldes ont commencé depuis deux jours déjà et comme il travaille toute la journée il a dû attendre ce vendredi soir pour faire ses achats. Peut-être aussi n'y aura t-il plus sa taille. Il est très mince, ce qui est un incontestable avantage séduction, mais souvent un inconvénient pour s'habiller. S'il trouve rapidement les vêtements dont il rêve, pense t-il en faisant une jolie pyramide de citrons – corses?-, il ira peut-être boire un cocktail à la Part des Anges. Ludo y sera sans doute et il faut qu'il s'explique une fois pour toutes avec lui. Rien ne vaut une bonne discussion bien franche pour lever toute ambiguïté .

- Ah, non, nous n'avons plus de figues. Peut-être demain, madame Ceccaldi. Je vous en mets de côté? D'accord. Pas de problème, ajoute t-il en souriant de toutes ses dents.

Et il s'occupe de trier les pommes, en jetant celles qui sont abimées et qui contamineraient bien vite les autres. Peu de gens le savent, mais les pommes dégagent un gaz spécifique qui fait mûrir et pourrir les fruits avoisinants. D'où la nécessité d'être vigilant.

Bientôt dix-sept heures quinze. Il termine à vingt heures. Juste le temps de rentrer prendre une douche et de se changer. Les magasins vont ouvrir à vingt et une heures. Il faudra quand même qu'il trouve le temps de grignoter quelque chose. Il s'achètera un panini sur le cours Grandval, au pied de l'immeuble où il vit dans un petit studio au dernier étage. L'immobilier est hors de prix à Ajaccio et son salaire trop juste pour envisager autre chose qu'une pièce aménagée en studio. Bien sûr, il pouvait choisir de vivre dans un autre quartier, aux Cannes par exemple, mais il aime l'ambiance du centre-ville, son animation, ses cafés, ses restaurants, et puis il est tout près du bord de mer, ce qui est plus qu'appréciable l'été. Oui, c'est décidé, il mangera un panini et filera se doucher. En revanche, il doit absolument trouver cinq minutes pour appeler son frère, Cédric. Il a promis de lui passer un coup de fil ce soir, même si ça l'embête vraiment. Et puis, qu'est-ce qu'il lui prend de ressortir cette histoire vieille de vingt ans? Ce n'est pas parce qu'il est flic qu'il va maintenant résoudre ce problème. On ne fouille pas dans le passé, on ne remue pas les cendres. Il y a eu trop de douleurs, ça suffit bien. Non, Kevin ne comprend pas. Ce qu'il s'est passé dans la région d'Argiusta-Moriccio quand ils étaient jeunes est mort et enterré. Personne n'en parle plus. Personne ne doit en parler. Mais Cédric est son frère et il va quand même lui rendre service. A contre-coeur. Vers dix-huit heures trente, la vieille Bertalucci vient régulièrement acheter deux ou trois pommes de terre, un kilo d'oranges ou quelques carottes pour la soupe. Elle vivait au village au moment des évènements. Il essaiera, s'il n'a pas trop de monde à ce moment-là, de lui poser quelques questions. Avec l'âge, parfois, les langues se délient un peu, comme si la proximité de la port chassait enfin la peur et libérait les êtres de leurs carcans ancestraux. Enfin, il essaiera. Mais il se fait peu d'illusions. Bon, qu'est-ce qu'il prendra comme cocktail, à la Part des Anges? Il paraît qu'ils en un nouveau, mais impossible de se souvenir de son nom. Et puis, le mieux, pour Ludo, s'il le croise, c'est de l'inviter demain soir à manger quelques tapas, histoire de discuter plus sereinement. Il adore les tapas, et le cuba libre. Quand il sera un peu émèché , ce sera le moment idéal pour lui faire comprendre que dans une aventure amoureuse, c'est le terme aventure qui importe, avec tout ce qu'il sous-entend d'imprévu, de spontanéité et de temporaire. Surtout de temporaire.

Pour l'instant, il faut encore vider les cageots d'avocats. Il va essayer de les disposer en rectangle, ça changera. Qui a dit que ce métier n'était pas créatif?

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