Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 5)
Corinne Champougny
C'est le problème de cette ville-cuvette. L'été, la chaleur devient vite intenable. Et en effet, à 23 heures, il n'y a toujours pas un souffle d'air. Même les platanes qui bordent le boulevard intérieur semblent souffrir de cette nuit brûlante et leurs larges feuilles se recroquevillent de soif. Une voiture vient de passer et un rap entêtant a martelé quelques instants la torpeur briviste. Et puis plus rien. Juste la chaleur, épaisse.
Cédric s'est accoudé un instant à son balcon, incapable de dormir. Il sait qu'un semblant de fraîcheur apparaîtra vers cinq heures du matin, et que ce sera trop tard pour s'assoupir. Il sait de toute façon que cette nuit sera blanche, blanche et tourmentée. Il regarde le boulevard en contrebas, se demande si d'autres personnes sont comme lui, à veiller au coeur de cette nuit interminable. Sans doute. Et pourtant, il est seul, bien sûr. La nuit on est toujours seul.
Il s'assied dans le petit fauteuil en rotin qui occupe presque toute la place du minuscule balcon. Le ciel est dégagé mais en ville il est impossible d'apercevoir les étoiles. Lentement, très lentement, il inspire, expire, comme son prof de yoga le lui avait appris, à l'époque où il avait pris quelques cours, histoire de faire plaisir à Sophie, sa copine de l'époque. Sophie est partie, et les souvenirs d'auto-relaxation aussi, il ne sait plus évacuer le stress. Il attrape la bouteille d'eau glacée qu'il a posée à ses côtés et boit une gorgée. C'est beaucoup plus efficace. Il va pourtant falloir qu'il s'endorme, il prend le travail à huit heures demain. Mais s'il s'allonge, il sait déjà de quoi ses rêves se composeront, ce qu'il veut éviter à tout prix. Et pourtant, petit à petit, sans faire beaucoup de bruit, à la faveur sans doute du silence revenu sur la ville, les souvenirs s'immiscent , pugnaces. Et plus la nuit se déroule dans sa torpeur estivale, plus ils s'imposent, avec une netteté absolue.
Les nuits étaient aussi brûlantes, à Argiusta, petit village de montagne dont sa mère était originaire et où ils passaient tous leurs étés. Ils occupaient le premier étage de la maison familiale et leur chambre, à son frère et à lui, était située tout au bout. Elle donnait sur une petite cour intérieure qui appartenait à Dominique Casabianca, leur terrible voisin. Ils en avaient très peur car il criait comme un fou sur sa femme et sur sa fille à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Alors ils pensaient, avec leur imagination d'enfants, qu'une fois le seuil de sa maison passé , il se transformait en une espèce de bête féroce qui broyait par des tempêtes de cris les silhouettes fragiles d'Antonia et de Marie. Dehors, sur la place du village, chez Pascal où il buvait son pastis, à l'épicerie où il discutait avec Antoine, il avait l'air parfaitement normal, et même gentil. Mais Cédric et son frère le redoutaient, certains qu'à tout moment il pouvait se transformer en monstre rugissant de terribles insanités. En fait, bien des années plus tard, les deux enfants devenus des hommes et donc admis dans le monde trouble et étrange des secrets corses, ont découvert que c'était Antonia qui dirigeait la maison et la vie de son terrible mari, sans bruit, mais avec une efficacité redoutable. Elle le laissait donc crier, comme on laisse un enfant pleurer de dépit, tout en imposant une discipline terrible à un Dominique qui pensait sauver la face. En Corse, il y a ce qui se voit, ce qui s'entend et puis il y a tout le reste. Cédric le sait bien.
Il a de plus en plus chaud et ce n'est pas l'été briviste qui l'oppresse, mais plutôt celui de l'été 1989, quand il avait douze ans. Il s'en souvient bien, parce qu'il avait plu. C'était un événement suffisamment rare en été pour rester gravé dans sa mémoire. Il avait aidé sa mère à porter les courses depuis la minuscule épicerie multiservices jusqu'à la maison. Il se souvient bien des flaques, qu'il essayait d'éviter parce que ses sandales prendraient l'eau tout de suite et sa mère le surveillait du coin de l'oeil. Bien sûr, une fois qu'il aurait déposé les courses, il repartirait rejoindre les copains et là, les flaques n'auraient plus qu'à bien se tenir. Et puis, ils iraient sans doute à la petite cascade, pour voir si l'orage avait accentué le débit. En revanche, il ne sait plus trop où était son frère de deux ans son aîné . Peut-être qu'il ne jouait plus avec eux ou qu'il avait des copains à lui. Et puis, Kévin avait toujours été un solitaire, c'est vrai. En tout cas, après les courses, Cédric est vite parti en direction de la fontaine, sur la place, lieu de rendez-vous incontournable. A son arrivée, il a trouvé Jérôme et Jean-Pascal qui échangeaient des lézards capturés le matin même. Juste à côté, deux femmes discutaient et leurs voix, d'abord très basses, montaient au fil de la conversation dans les aigus tout en étant accompagnées de grands gestes de plus en plus inquiétants. Délaissant un instant les lézards, Cédric s'est discrètement rapproché de la fontaine pour mieux saisir des bribes d'une conversation apparemment très intéressante. Et qui l'était. D'ailleurs, même plus de vingt ans après, il se souvient très bien des mots prononcés, de ces mots qui ne l'ont plus quitté, ouvrant en grand les portes d'un cauchemar dans lequel il s'est enlisé, sans le vouloir et surtout sans jamais trouver d'issue.
Cette nuit, au coeur d'une paisible ville endormie, il sait que rien n'est terminé, et il a peur.
Non, il ne dormira pas. Et ça n'a plus d'importance.