Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 6)

Corinne Champougny

Chez Bébert, le mercredi matin, il n'y a pas grand monde. Le vieux André, qui fait l'ouverture, et souvent la fermeture, Simon le voisin fleuriste qui prend un café avant d'ouvrir son magasin, la Marie qui fait son tiercé dans un coin, et parfois deux ou trois clients de passage qui s'arrêtent entre deux courses. Mais ce matin, c'est surtout du côté vente de journaux que l'animation est à son comble. Bébert, rouge comme une pivoine, balaie l'espace de grands moulinets en vociférant d'incontournables lieux communs pendant que Sylvie, sa femme, ponctue chaque déclaration par de grands hochements de tête. Le public, quant à lui, est composé de M.Fourge, toujours très élégant dans son complet agrémenté d'un noeud paillon impeccable, de Victor le fromager d'en face et de Noémie, la nouvelle vendeuse de la pâtisserie. Et en effet, ce matin, les nouvelles publiées par la Montagne paraissent incroyables, stupéfiantes, invraisemblables. C'est ce que répète Bébert en brandissant le journal comme s'il cherchait à éradiquer le magasin de toutes ses mouches, ce qui n'est pas peu dire.

- Deux, deux ! répète t-il comme s'il annonçait l'arrivée du tiercé. D'ailleurs, à côté, Marie a tendu l'oreille.

- Mais c'est peut-être un hasard, avance Noémie. Il fait très chaud et...

- Et ils s'enroulent tout seuls dans leurs draps, bien sûr ! termine Bébert en soufflant maintenant comme un taureau.

- Ou alors c'est le jeu du foulard...hasarde Victor en voulant faire de l'humour.

Mais personne ne comprend et il termine sa phrase en regardant ses chaussures.

- Mais, bon sang, pourquoi les vieux? reprend Bébert qui décidément ne digère pas les nouvelles du matin. Ils sont inoffensifs, les vieux ! Peuvent pas faire du mal à une mouche !

- C'est dommage, pense Victor, parce qu'ici...Ce ne serait pas du luxe...

- Enfin, voyons, reprend posément M.Fourge, un malheureux concours de circonstances, ou des cambriolages qui ont mal tourné. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, mais nous ne sommes pas toujours au courant. Il se trouve que cette fois-ci, la presse s'est emparée de l'affaire, soit, mais il ne faut pas monter l'affaire en épingle. D'ailleurs, la meilleure solution reste encore de prendre des précautions et de toujours bien fermer sa porte. Ces malheureux n'ont sans doute pas été très prudents.

- Vous croyez? demande Noémie avec espoir. Parce qu'un psychorigide en ville, ça fait quand même peur.

- Psychopathe, reprend M.Fourge, qui connaît ses classiques.

- Enfin, bon, ça fait peur quand même.

- Mais vous n'avez rien à craindre, reprend Victor en lui faisant un clin d'oeil, s'il ne s'attaque qu'aux vieux...A moins que vous n'habitiez seule avec votre grand-mère, ajoute t-il en tâtant le terrain.

- Non, non, j'ai un copain.

- Ah, bon, marmonne le fromager déçu.

- Enfin, reprend Bébert qui sent bien son auditoire lui échapper, et la police, qu'est-ce qu'elle fait la police? Parce que pour mettre des P.V. aux clients qui s'arrêtent boire un coup, là, ça va, mais pour le reste...

- Ils n'en parlent pas, dans le journal ? demande timidement sa femme.

   Bébert déplie alors La Montagne dans un grand geste très théâtral et l'étale sur le comptoir. Il ajuste ses lunettes, cherche un petit moment en suivant l'article ligne à ligne. Le silence est total. Chacun retient son souffle. Le buraliste marmonne alors de vagues «  brousloffir » qui se perdent dans ses moustaches, au demeurant fort épaisses. Et puis, soudain, son doigt s'arrête au milieu d'un paragraphe. Lentement, il relève la tête vers son auditoire, l'air victorieux et se penche à nouveau pour lire d'une voix de stentor, en articulant bien chaque syllabe:

- La-po-li-ce-en-quê-te.

Petit silence dans l'assemblée.

- Voilà ! ponctue t-il d'un air entendu.

- En effet, en effet, murmure M.Fourge, c'est peu. Mais si on y réfléchit bien, très clair, très très clair. En fait, la police fait son travail. Voilà une bonne nouvelle. Maintenant, mes amis, je vous laisse, j'ai encore quelques courses à faire.

   Ces paroles signent alors la fin de la trêve matinale, et chacun repart vaquer à ses occupations. Bébert, resté seul derrière son comptoir , referme brutalement le journal. De toute façon, ce n'est que partie remise. Il va vendre des journaux toute la matinée. Aujourd'hui, c'est Martine, sa femme, qui s'occupera du bar. Lui, restera ici et on verra bien ce qu'on verra. Pour une fois qu'il se passe quelque chose, surtout en plein été. Allons, tiens, voilà déjà un client, et pas n'importe lequel, c'est Lucien, l'ancien boucher de la rue Gambetta, une pipelette comme on n'en fait plus. Et Bébert ouvre déjà La Montagne à la bonne page.

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