Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 7)

Corinne Champougny

Il fallait le savoir, voilà tout. Mais qui s'intéresse aux vieux? A part pour les étrangler, bien entendu. Non, personne ne s'intéresse vraiment aux vieux. On en croise certains, toujours aux mêmes endroits et aux mêmes heures, on sait qu'ils vont acheter leur pain ou promener leur chien, et on le sait parce que Médor tire sur sa laisse ou parce que la baguette dépasse du cabas, bien sûr. Les vieux parlent peu, souvent ils n'osent plus. D'ailleurs, même le boucher n'a pas le temps, alors s'il leur demande des nouvelles de leur santé, ils savent bien qu'il faut répondre que ça va et insister pour que le steak ne soit pas trop épais, s'il vous plaît. Les vieux intriguent parfois, surtout les enfants qui s'interrogent sur cette démarche en canard ou sur cette étrange toque en fourrure. Mais ils sont souvent transparents. Même au coeur des familles, pendant les repas, quand assis dans un coin, ils mangent consciencieusement ce qu'on leur sert et regardent de temps en temps toute cette descendance dont ils confondent les prénoms. Les vieux ne disparaissent pas, ils s'effacent. Nous les effaçons.

Mais il fallait quand même le savoir. Se renseigner un peu. Prendre peut-être le temps d'en apprendre sur lui. Mais non, même les assassins sont pressés. C'est idiot.

Alors tout commencerait comme ça.

Robert s'est couché, hier soir, à vingt deux heures précises, c'est son heure. Après, il ne peut plus s'endormir. Alors tant pis pour les films ou les émissions qui ne sont pas terminés, de toute façon, pour ce que c'est intéressant, il ne manque sans doute pas grand chose. Il s'est allongé en slip et en marcel, il faisait une chaleur terrible cette nuit. Il a bien pensé, parfois, faire installer la climatisation, mais il paraît qu'on attrape froid avec ces cochonneries. C'est déjà bien assez d'enchaîner les rhumes et les bronchites l'hiver. N'en rajoutons pas. Il avait donc chaud, même si le drap avait été rabattu à ses pieds. Il se disait qu'il fallait mettre son corps entièrement au repos et lutter par la pensée. Robert a toujours cru dur comme fer à l'auto-suggestion. Il est donc parti pour le Grand Nord, c'était une nuit à ne pas hésiter. Il a chaussé ces fameuses bottes spéciales qu'il avait vues dans un reportage sur Arte, bien fermé sa parka bordée de fourrure – là, il n'était pas certain de l'efficacité de ce décorum, mais tout est dans la suggestion - , enfilé des gants bien épais, masqué son visage dans une écharpe. Le vent polaire projetait des cristaux de glace sur sa barbe – il se serait laissé pousser la barbe, c'est plus visuel – et il a été obligé de chausser ses lunettes spéciales. Le traîneau l'attendait et les chiens, fous d'impatience, commençaient à se battre. Mais quelque chose le retenait encore. Un détail. Un détail étrange. La porte du garage grince toujours un peu, surtout au début de l'ouverture. Et la porte du garage grinçait.

Robert savait bien qu'il ne dormait pas. Sa respiration un instant arrêtée a repris de façon désordonnée. D'abord se calmer. Il avait le temps. Il fallait qu'il reste parfaitement immobile, et qu'il suive l'intrus pas à pas. Il devait monter l'escalier qui va du garage au salon. Oui, c'est bien ça, la troisième marche a légèrement grincé. Maintenant, il va ouvrir la porte du haut de l'escalier. Il aura un peu de mal, le bois a gonflé la semaine dernière quand il a tant plu. Depuis des lustres, Robert se promet de la raboter légèrement et depuis des lustres il oublie. D'ailleurs, c'est très léger, très discret, mais en tendant bien l'oreille il entend la poussée qui est exercée sur le battant de bois. C'est décidément un intrus patient, qui prend son temps. Qualité bien oubliée de nos jours.

La porte cède. Juste un petit clac sec, à peine audible dans le silence de cette nuit épaisse de moiteur. Robert sent son pouls s'accélérer une fois de plus. Respire, respire lentement. Il a encore un étage à monter. Ou pas, s'il se décide pour le salon. Voyons, qu'y a t-il à voler dans cette pièce? Mais il n'a pas le temps de passer en revue ses biens car la quatrième marche vient de craquer doucement. D'accord, d'accord, pense Robert, nous y voilà. Il déplace légèrement sa main moite sur la droite tout en comptant les marches. Il en reste six, puis cinq, puis quatre, puis, respire, respire lentement. Il est maintenant sur le palier. A droite, la salle de bains. A gauche, la chambre. L a porte est entrouverte. Comme Robert dort avec la fenêtre béante, la lumière des lampadaires éclaire parfaitement la pièce. Quand il poussera le battant de bois, il verra Robert, allongé au milieu du lit, immobile, parfaitement immobile. Mais les yeux grand ouverts.

Le coup partira. Sec. Un seul coup. Après, la main légèrement tremblante retombera sur le drap, encore plus moite que tout à l'heure. Les habitudes s'oublient difficilement. Robert a été commissaire principal de Brive pendant vingt ans. Il fallait le savoir, bien sûr.

Pas mal, ce scénario. Pas mal du tout.

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