Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 8)

Corinne Champougny

-  En tout cas, m...moi j'y...j'y vais pas, décrète Patrick en traversant la pièce sur son siège à roulettes.

- Faut bien que quelqu'un se dévoue, le vieux attend déjà depuis dix minutes.

- D'abord, le vieux comme tu l'appelles, répond Nadia, c'est Robert Lestager, tu vois, il a un prénom, et même un nom de famille. Ensuite, s'il veut voir Rondeau, faut pas discuter.

- Eh bien, t'as qu'à y aller ! s'exclame Philippe.

- Ah non, impossible, une plainte m'attend. D'ailleurs, je suis déjà partie, ajoute Nadia en refermant la porte sur elle.

- Il ne reste plus que Patrick et Philippe, qui se regardent en chien de fusil. Il fait déjà chaud, en cette matinée de mercredi, et tous deux appréhendent d'entrer dans le bureau du patron, tant pour l'odeur que pour les injures.

- Tiens, on va tirer à la courte paille, propose alors Philippe. Ce sera juste au moins. D'accord?

- Mouais, d'accord, marmonne Patrick qui soupçonne une entourloupe.

- En effet, Philippe, qui a gagné dix euros ce matin en grattant un Vegas, est sûr de sa chance. Aussi sort-il deux allumettes de la petite boite posée à côté du distributeur.

- T'es prêt? demande t-il à son collègue.

Mais il ne saura jamais la réponse car la porte vient de s'ouvrir violemment et de cogner contre le mur blanc fraîchement repeint du commissariat.

- Nom de Dieu, qu'est-ce que c'est que ce bordel? Vous vous foutez de moi? Vous vous croyez au Club Med? Non mais, je rêve ! Vous bavassez tranquillement sans en foutre une rame pendant que je fais tourner ce putain de moulin tout seul! Eh, vous, Desplas, levez votre gros cul de ce siège et occupez-vous du vieux qui a perdu ses lunettes. Allez, ouste !

- Qui a perdu ses lunettes? bafouille Philippe.

- Et pourquoi vous croyez que les vieux se traînent jusqu'ici, hein? Non mais, vous débarquez de Mars ! Bien sûr qu'il a perdu ses lunettes, ou sa canne, ou son dentier, j'en sais rien moi, j'ai d'autres chats à fouetter. Et puis je m'en fous. Allez, ouste !

- Vous avez tort de vous moquer, jeune homme, déclare alors une voix clairement posée bien qu'un peu chevrotante.

- C'est le vi...c'est le vieux, murmure Patrick à Philippe.

- Oui, c'est le vieux, comme vous dites, reprend Robert Lestager, et je n'ai perdu ni dentier ni lunettes.

- De toute façon, vous n'avez rien à faire ici, grommèle Rondeau encore surpris par cette apparition. Vous devez attendre à l'accueil. On s'occupera de vous. Ici, c'est pour les policiers, vous comprenez? articule t-il lentement.

- Je comprends très bien et je suis vieux, mais pas sénile. J'ai travaillé dans ces locaux pendant vingt ans, comme commissaire principal. Oui, monsieur, j'étais à votre place, de façon certes moins bruyante. Maintenant, je vous demande de bien vouloir me recevoir parce que même si je ne suis pas pressé, il se trouve cependant que je me fatigue vite. Surtout après une nuit agitée. Votre bureau est au premier, c'est ça? termine t-il en se dirigeant vers l'escalier.

- Euh, oui, non, enfin, bafouille Xavier Rondeau , c'est-à-dire que pour une plainte, mes collègues sont tout à fait habilités...

- Il ne s'agit pas d'une plainte. Absolument pas. J'aurais d'ailleurs eu grand plaisir à régler ce problème moi-même, et de façon définitive. A mon âge, on peut s'offrir ce petit plaisir. Seulement j'étais allongé et ce n'est pas une position idéale pour tirer. Pourtant, je m'entraîne encore une fois par semaine, pour la détente. Mais reconnaissez qu'il faisait nuit et que les conditions n'étaient pas idéales. C'est vrai, j'aurais tellement aimé...Enfin, n'en parlons plus. Le passé est le passé. Maintenant, il faut arrêter ce fils de salaud avant qu'il ne s'attaque à d'autres vieux, dont certains ne dorment peut-être pas avec un révolver sous l'oreiller. Ils ont tort, soit, mais c'est une réalité. Nous ne pouvons aller contre. Mais si vous permettez, je m'assiérais bien. Troisième porte à droite au premier étage? Je passe devant, je suis un peu lent, voyez-vous.

Pour une fois, le grand gaillard roux n'a rien trouvé à répondre. Il a regardé s'éloigner Robert Lestager d'un pas lent et précautionneux, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés. Philippe et Patrick, quant à eux, ont échangé un petit regard. Voilà une anecdote qui alimenterait pour longtemps les pause-cafés.

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