Les pieds dans le plat

Bernadette Dubus

De la dérision, de l'amour, du suspense, un petit peu d'érotisme. Un thriller jogging intellectuel. Alors, mettez vos baskets, votre short, et n’oubliez pas la bouteille d’eau, il va faire chaud

 

Je dédie ce livre à tous les amoureux du délire, du polar qui ne se la joue pas intello, mais surtout aux femmes de tous poils et de toutes religions qui savent aimer, tout donner et tout perdre, en gardant l'humour et l'amour.

Ce roman n'a pas de chapitre. C'est une course contre la montre à laquelle est invité le lecteur ou la lectrice, et je ne vois pas pourquoi il ou elle se reposerait, alors que les héros sont rattrapés par le temps.

C'est un thriller jogging intellectuel. Alors, mettez vos baskets, votre short, et n'oubliez pas la bouteille d'eau, il va faire chaud.

Pourtant, je ne suis pas vache. Je vous ai ménagé des espaces de détente, des moments de repos, avec une tasse de café, un coup de rosé ou ce que vous voudrez. Je ne viendrai pas contrôler.

Allez tchao, à plus.




Juillet est sec… Aussi sec que mon compte bancaire, ce qui n'est pas peu dire ! Cela fait trois mois que je sèche sur ce fichu bouquin, que je me triture les méninges pour sortir trois mots, en ânonnant mes consonnes et mes voyelles comme un écolier du cours préparatoire ! Mon éditeur m'a menacée de rompre nos relations amicales et de m'envoyer son avocat si je ne rendais pas d'urgence mon manuscrit. Quelle galère ! S'il le voyait ce manuscrit ! Dix pages d'idioties sans nom ! Je n'ai pas la moindre ombre de la plus petite inspiration. J'ai le cerveau en gélatine, les neurones rabougris comme des pruneaux secs. Je regarde ma page tous les matins avec des yeux de merlan frit, et le bruit de mon ordinateur me donne la migraine. J'ai envie de tout laisser tomber et de m'engager comme technicienne de surface chez Manpower...

 

- Tu parles ! Ils ne voudraient même pas de toi. As-tu vu l'état de ton appartement ?

Tiens ? Voilà mon lecteur casse-pieds… Enfin, pardon, ménageons les susceptibilités, disons : mon lecteur favori…

- C'est vrai, remarquez, cher lecteur... Pour une fois, vous avez raison.

 

Question organisation, je suis préhistorique. Chaque fois que je veux trouver un dossier, je déplace des tonnes de paperasses inutiles que je garde « au cas où », au lieu de les sauvegarder sur une clé. Après des heures de réflexion, je dois vider et fouiller la corbeille à papier où j'ai dû jeter mes précieux documents. Cela s'appelle élégamment : classement vertical… Mais je vide très rarement le contenu de ma corbeille... Etrangement, c'est toujours là que j'y trouve l'objet de mon tourment. J'ai passé la soirée d'hier à recoller les morceaux d'un texte que j'y avais rageusement balancés pour raison d'ineptie. Puis, je les ai cherchés... Désespérément. Donc pas de technicienne de surface.

 

- Tu es écrivain, ma fille, il faudrait t'en souvenir.

 

C'est bien sympa au lecteur d'intervenir dans mes conversations, et parfois ça me soulage d'avoir quelqu'unavec qui partager mes émotions d'auteur, mais là, il m'agace, ce lecteur-ci, parce que nous n'avons pas gardé les cochons ensemble que je sache... D'abord il me tutoie, ça me déconcentre, et ses propos amers ne m'aident pas. Je m'insurge.

 

-Ça suffit ! Ce n'est pas parce que je vous fais des confidences que vous devez en profiter ! Bon, je peux en placer une, oui ?

 Donc : j'ai dit que je ne serai pas technicienne de surface ! Pas besoin de rappel. Je suis écrivain, donc j'écris. Mais vous, là, le petit malin qui me rappelle toujours ma fonction comme si j'étais handicapée du cervelet, vous, le lecteur, qui la ramène tout le temps, n'auriez-vous pas des idées, des fois, pour changer ? Au lieu de toujours critiquer, un coup de main serait le bienvenu. Faites travailler votre matière grise, que diable ! Si vous en avez une ! Parce que, question réflexions désobligeantes, vous êtes bon ! Pour l'entraide entre copains, tintin !

Maintenant, je poursuis mon récit, et qu'on ne me dérange sous aucun prétexte !

Je vous disais donc, avant d'être interrompue par le casse pied de service, que juillet était sec. Pas une goutte d'eau depuis le début du mois. Il n'est que six heures du matin et l'air sent déjà le goudron chaud. Dehors, un noctambule pas encore décidé à rentrer, fait hurler sa radio.

- La guerre des fromages aura lieu ! L'ONU bombarde les Etats Unis à coup de fromages de chèvres de Lozère !

 

Bien fait ! Médite-je dans le plus pur style shakespearien. Plus de fromages sous plastique imposés par nos anti-gastronomiques voisins ! On va pouvoir se goinfrer de vrais produits du terroir bien coulants et qui puent. Non mais ! Souvenez-vous, cela fait deux ans déjà qu'ils ont imposé à la communauté internationale atterrée, la consommation stricte de leurs produits écœurants, sans microbe ni aucune autre petite bébête qui les obsède. Deux ans que, sous la menace d'une guerre nucléaire, ils nous font manger du fromage en tranches au goût de lessive. L'envie de fromage de chèvre et de « fêta » à l'huile d'olive et au romarin me troublait l'esprit depuis des mois. Peut-être vais-je pouvoir écrire correctement à présent ?

La radio s'époumone, et je conclus, à ses propos virulents sur les goûts des Outre-Atlanquitois, que le présentateur est un amateur averti de camembert. Il exulte.

 

- Et pan ! Sur New York ! La statue de la liberté est recouverte de fromage pour fondue savoyarde ! Manhattan est sous le Gouda !

 

Tout ce charivari aurait dû réveiller l'immeuble. Depuis hier soir, la guerre couvait. Moscou avait lancé un ultimatum dans une bouteille de vodka. La Chine menaçait d'employer une arme redoutable à base de sauce nuoc-man et de soja. La Suisse avait abandonné sa neutralité pour sortir de ses abris anti-atomiques des services à fondue pleins à ras bord ! La France armait ses camemberts, la Grèce avait réquisitionné ses bergers pour la fabrication massive de la précieuse « fêta », la Hollande faisait manger ses champs de tulipes par ses vaches pour donner meilleur goût au Gouda, et j'en passe. Le ketchup était interdit sur les tables européennes. C'était l'état de siège. Le couvre-feu était décrété sur toute la surface du globe. Peut-être pas chez les pygmées, remarquez... Mais chez les Normands, les Lozériens, les Hollandais et plein d'autres, ça oui ! Depuis deux ans, le chômage sévit dans les campagnes. Debout les gars, réveillez-vous ! On va leur faire bouffer du calendos au lait cru jusqu'à plus faim ! Depuis deux ans, le gouvernement a sauté au moins dix fois ! Tous les partis y sont passés ! Même la droite extrémiste, c'est vous dire ! Pareil chez nos voisins. L'anarchie nous menaçait.

Hier la radio disait : la guerre des fromages n'aura pas lieu ! Et bien si ! Elle a lieu. Cette nuit, ça se bousculait à l'entrée des casernes. Tous les hommes, jeunes ou vieux, voulaient s'engager. Il n'y avait pas assez de costumes pour tout le monde.

Nous sommes donc en guerre. Encore... Mais oh ! Cette fois-ci, elle est légitime ! Sponsorisée par l'ONU, s'il vous plaît ! Et contre les Etats Unis. Sylvester Brown, le président, doit être vert de rage. Wall Street noyé sous la cancoillotte, ça vous parle ? Tous leurs points stratégiques vont être bombardés avec du fromage. Ils ne s'y attendaient pas, ils ne croyaient pas que nous allions oser. Toutes les démarches pacifiques ont échoué. La voie diplomatique n'a pas pu empêcher cette explosion de colère de la part des gouvernements mondiaux. Hier soir encore, les ambassadeurs tentaient d'ultimes démarches pour convaincre Sylvester Brown de baisser sa garde. Mais l'Amérique, ce géant trop fier, n'a rien voulu entendre. Du fromage sous vide pour la planète et des hamburgers à gogo ! Ils sont allés trop loin. Les peuples opprimés se révoltent.

J'ai une bouffée d'espoir. J'écrase une larme d'émotion au coin de ma paupière. Du fromage, enfin. J'ai le goût d'un petit fromage de chèvre légèrement sec que j'achetais jadis sur le marché de la ville, presque devant la préfecture, juste assez fait mais pas trop pour ne pas piquer, accompagné d'une tartine de miel ou de confiture de thym, et d'un verre de Saint Chinian cuvée 95... Le paradis sur terre. Une caresse du palais. Un câlin aux papilles gustatives. Deux ans que j'en rêve la nuit et me réveille trempée de sueur, la bouche sèche, tremblante. Je suis en manque. Ceci explique peut-être mon absence de concentration et d'imagination. Ce n'est pas ma faute si je n'arrive pas à écrire, c'est celle des Américains. Je vais téléphoner à mon éditeur. Je suis sûre qu'il va comprendre.

Le noctambule a éteint sa radio. Je tarde à allumer la mienne. Par la fenêtre ouverte, je n'entends plus que le chant des oiseaux et le bruit feutré de la ville qui s'éveille. Un avion passe et amorce sa descente. C'est celui de la ligne Paris-Montpellier. L'espace de quelques minutes, le vrombissement de ses moteurs trouble la quiétude matinale. En bas, dans la cour, la concierge rentre les poubelles. Je lui fais un petit signe de la main. Si ça continue, nous serons moins copines, elle et moi... Je ne sais pas si je vais pouvoir payer mon loyer ce mois-ci... Au lieu de contempler le monde du haut de mon cinquième étage, je ferais mieux de bosser. Le soleil matinal éclabousse mon appartement, frôle les plantes vertes et se jette sur les meubles sans demander la permission.

 Dans les rayons de lumière, j'aperçois de drôles d'intrus.

- Tu bois en cachette ?

- Non, je ne bois pas ! Mais pour qui me prenez-vous à la fin ? Depuis quand les lecteurs se permettent-ils des familiarités avec l'auteur ? Quand on est lecteur, on se tait ! C'est l'auteur qui parle. Vu ?

 

Donc je disais que, dans la lumière, je vois des lutins. Ou autre chose.

- Appelez cela comme vous voudrez et taisez-vous.

Ils se posent sur le buffet et s'époussettent. Je les trouve rigolos bien qu'un peu sans gêne.

- Eh, ho ! On frappe avant d'entrer !

Le plus grand des trois - il doit faire vingt centimètres - me regarde d'un air goguenard, je dirais même effronté. Pour ce que je vois de ses yeux, bien entendu, qui sont tout petits. Il porte un costume trois pièces vert bouteille très chic. J'ignorais que les lutins s'habillaient BCBG...

- Un, nous ne sommes pas des lutins. Deux, je m'habille comme je veux.

- Et que faites-vous chez moi ? susurré-je à ce petit malappris. Vous ai-je invités ?

- Tu rigoles ? On n'attend pas des invitations pour taper l'incruste ! Nous sommes en mission, ma chère.

Là, c'est l'autre qui parle. Le moyen. Il a un bermuda en jean, des chaussettes à rayures qui lui montent jusqu'aux genoux, des baskets, et le tee-shirt de la coupe du monde de 98. Moi ça me la coupe carrément. Pas celle du monde ni autre chose car je n'en ai pas, mais la voix...

- On est des flics, me confie à voix basse le plus petit.

Lui, j'ai du mal à voir ses yeux. Il porte des lunettes de myope, une salopette rouge carmin et une chemise à carreaux. Des baskets, lui aussi. Je pense que celui en costard, c'est le chef. Il a l'air de souffrir des pieds dans ses souliers vernis.

- En mission ? dis-je, à voix basse moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons que lui (si quelqu'un m'entend parler seule, je suis bonne pour l'asile). Des flics ?

Question vocabulaire, on ne peut pas prétendre que je fasse dans l'alexandrin. Mais j'ai des circonstances atténuantes. Ce n'est pas tous les jours qu'on reçoit des lutins chez soi. Forcément, cela perturbe.

- Pas des lutins ! rectifie le chef de bande. Des policiers ! Des policiers galactiques.

Il doit être télépathe. Il ne me manquait plus que ça ! Si on ne peut plus penser tranquille chez soi, où va le monde ?

Je leur propose un café, bien que je ne voie pas dans quel récipient le leur servir. Même mon dé à coudre leur ferait office de seau... Ils pourraient s'y noyer dedans... Et moi j'aurais une armée d'extra terrestres sur le dos ! Comme si j'avais besoin de cette galère ! Je me dis que je rêve peut-être. Que tout ceci est une vaste supercherie inventée par mon inconscient en détresse ! Je m'installe sur le canapé et ferme les yeux. J'attends un bon quart d'heure. Je sombre dans une léthargie bienfaisante. Je suis persuadée que tout aura disparu quand je me réveillerai. Ai-je rêvé la guerre des fromages ? Vais-je retrouver mes esprits il y a deux ans, alors que j'étais au sommet de ma gloire, si je puis dire ? Lorsque j'écrivais et gagnais de l'argent ? Lorsque j'étais copine avec mon éditeur ?

Un bruit insolite me tire de ma méditation bienheureuse. Je me lève d'un bond, renverse mon café sur la table du salon. C'est le lutin en costume qui a sauté dans le cendrier vide. Ses chaussures en vernis doivent être ferrées... Donc, je n'ai pas rêvé. Ils furètent partout, comme chez eux.

- Faites comme chez vous, ne vous gênez pas ! dis-je avec aigreur.

- Merci, nous avons déjà commencé.

- Vous n'avez pas le droit.

- Nous avons tous les droits, ma chère. Y compris de vous fouiller.

Alors là, je ris carrément. Il s'est regardé cet avorton sur patte ? Vingt centimètres ! Ça mesure vingt centimètres et ça prétend fouiller un géant !

- Tu n'as pas entendu parler de David et Goliath ? ironise la sauterelle en costard cravate.

J'abandonne la partie. Une seule chose : interdiction de fouiller dans mes dessous féminins. Sinon, je les noie dans les toilettes, ces résidus d'humains !

En attendant qu'ils aient terminé leur besogne, je vais contempler Montpellier du haut de mon balcon. J'aime la vue que je découvre tous les matins de chez moi. J'en oublie les laideurs du monde, la pénurie de fromage, la bêtise de mes congénères et la bourougne[1] de mon éditeur. Ce que doivent endurer les écrivains, je ne vous raconte pas ! Amère, je regarde le soleil éclabousser l'église Sainte Anne. Sa blancheur virginale pointée vers le ciel, elle domine les maisons alentour de sa flèche impériale. Plus loin, le Pérou doit se prendre pour l'arc de triomphe en plus beau. Au bout des arceaux qui ceinturent le quartier en témoignage du passé, il a des allures de porte du paradis. Louis XIV ne s'y trompe pas et domine la place du haut de sa majesté de pierre sur son fier coursier. Tous les matins, à la même heure, je me fais cette réflexion : Montpellier est la plus belle ville du monde. J'ai l'impression qu'elle m'appartient. Je la domine. Je suis la dame de la tour veillant sur son domaine. D'ici je vois tout. Les vieilles rues grouillantes de voitures, les petites places ombragées, les pigeonniers des maisons voisines, derniers vestiges d'hier, la cathédrale, et même le palais de justice.

Dans l'appartement d'en face, la maman vocifère en faisant des moulinets avec les bras. C'est une grosse matrone gitane qui règne sur une tribu multicolore. Elle dresse le petit dernier d'une manière spartiate. Vol à l'étalage. Leur technique est d'enfer. Je les ai déjà vus au travail, un chef d'œuvre. Le petit est chargé du larcin, mais gare s'il se fait prendre ! A ce moment-là, il prend une tarte mémorable de la part de sa génitrice qui déclare aux témoins de la scène :

- Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir un enfant pareil ? La chair de ma chair ? Voler ! Mon fils, voleur ! Mon Dieu ! Je vais m'évanouir !

Et le pauvre commerçant pardonne, console, rassure. Non, il n'ira pas à la police. Et en plus, il s'excuse.

La plupart du temps, la mère et le fils repartent avec des objets que le petit a dérobés pendant que la maman faisait sa prestation théâtrale. Une œuvre d'art, je vous dis.

Je les adore. Ils sont gentils, serviables, râleurs, crieurs, bruyants, vivants.

A l'étage inférieur, il y a les inévitables « beaufs », l'épine de tous les immeubles modernes. Madame prend des baffes, pleure, s'en va, et revient en faisant crier le lit. Parfois, souvent même, les voisins du dessous tapent au plafond à coups de balai et appellent les flics. L'ambiance est à la fête presque tous les soirs. Les enfants pleurent, l'aîné des garçons se réfugie chez les voisins de palier car il a école le lendemain, et la fille de quinze ans se shoote dans la cave. L'assistante sociale se fait insulter par le père qui boit. Une famille tout ce qu'il y a de plus fréquentable...

Je vous parlerai à peine des gens normaux, parce qu'il y en a. Si, si, il y en a ! Notamment une famille maghrébine dont les enfants vont à l'école et passent le bac avec honneur. Ils ne fauchent pas les mobylettes, ne taguent pas les murs.

 

- Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à venir, vous verrez, sales racistes ! Si vous continuez sur ce registre, je ne vous adresse jamais plus la parole. Que le lecteur raciste quitte la salle ! Allez ! On dégage et plus vite que ça.

 

Ça y est ? Ils sont tous partis ? Bon, je poursuis. J'aimerais bien que quelqu'un fasse un peu le service d'ordre dans ce bouquin. Il ne faut pas que je compte sur mon lecteur bougon. A part bougonner, il ne sait rien faire d'autre. Quoi que… Si le lecteur raciste lit mon livre, peut-être le sera-t-il moins et j'aurai accompli une bonne œuvre. Je ne sais plus quoi faire. J'attends vos suggestions.

 

Donc, il y a aussi « papé Jules ». Un grand Monsieur de soixante et dix ans, sec, maigre, distingué, poli. Personne ne sait ce qu'il faisait dans la vie, papé Jules, mais il est d'une érudition à vous couper le souffle. Il sait tout ou presque. Il vous parle des étoiles, de l'homme de Neandertal et de littérature sans jamais se tromper. C'est mon grand ami et celui des enfants. C'est papé Jules.

Je pense à lui avec tendresse. J'en oublie presque les trois « Jiminy Criquet » qui farfouillent chez moi. Je rentre et allume la radio.

 

- Washington refuse de capituler ! Pourtant, les Américains sont noyés dans le fromage ! Paris tente un ultime essai de paix et se pose en médiateur. Sylvester Brown  a été condamné par la cour internationale de justice. Il devra rendre des comptes devant le monde de ses méfaits. Mais les Américains refusent d'abandonner leur chef. La propagande est forte aux Etats Unis. Les chaînes de télévisions étrangères sont interdites, la presse est censurée. La guerre s'enlise. Lesfrappes de l'Onu continuent.

 

J'en ai marre des infos. C'est bien joli, tout ça, mais qui pense aux petits enfants américains qui agonisent sous nos bombes coulantes ? Qui avalent du fromage à s'en étouffer ? Nulle guerre n'est légitime, philosophé-je le cœur gros. Et j'éteins la radio. Je n'ai pas mon mot à dire. Ce n'est pas parce que nous sommes écrivains que notre opinion sur la guerre et les grands problèmes de l'humanité est meilleure que celle du quidam de la rue. Hélas, certains pignoufs qui écrivent le croient ! Je n'écrirai pas un livre sur la guerre. Il y aura assez de faux culs pour cela. Et qui auront un prix, vous verrez ! Le manque d'imagination s'abreuve aux grands problèmes de l'actualité... Et vous ne savez pas la meilleure ? Ils prennent des nègres en plus, pour écrire à leur place… Des nègres ! Je vous demande un peu : à quoi rime ce nom-là ? Ils ne sont même pas noirs ! Quel manque de respect pour les écrivains africains ! Vous savez ce qu'est la Négritude ? Un grand mouvement de littérature africaine. Un mouvement tout ce qu'il y a de plus respectable, de plus admirable. Et eux, les écrivains de la Négritude, ils sont noirs, de vrais noirs. Remarquez, j'en prendrais bien un, de nègre, moi… Un grand, de préférence, un vrai, qui me ferait entendre le chant des rameurs Bozo dans les palétuviers du fleuve Niger…

Bon, excusez-moi, je me disperse. Donc, moi, j'écris des bouquins d'aventure. A vous péter le souffle. J'aime que le lecteur mouille sa chemise, tremble, délaisse le repassage ou la tondeuse à gazon, que l'écolier se cache sous les couvertures avec une lampe électrique et en oublie la tête du prof de français qui l'ennuie. Attention ! Le héros est dans une mauvaise passe ! On perquisitionne chez lui...

Mince ! Mais on perquisitionne chez moi aussi ! Bon sang ! Qu'est-ce qu'ils trafiquent les trois nains lilliputiens ? Ce sont peut-être des espions à la solde des Etats Unis ? J'aurais laissé rentrer des espions chez moi ? Sans rien dire ? Mais c'est passible de la cour martiale, ça !

Je les trouve dans la cuisine. Cela dépasse les bornes ! Flics intergalactiques ou espions, je m'en fous. Cela va saigner !

- Qu'est-ce que c'est ce bordel ! Crie-je avec fureur. Qu'est-ce que vous foutez chez moi ? Je veux des explications ! Et que ça saute !

- Vous n'êtes pas obligée d'être grossière, ose me dire le petit à lunettes. Nous n'avons rien cassé.

- Et l'intimité des gens ? Ça vous parle ? Ou bien vivez-vous en communauté chez vous ?

- Madame, me répond avec condescendance le chef costumé, l'heure est grave, le monde est en danger.

- Je le sais, figurez-vous. Vous comptiez trouver du fromage sous Cellophane chez moi, peut-être ? Vous charriez ou vous avez été mal renseignés. On ne mange pas de ce fromage-là, Messieurs, chez un écrivain qui se respecte !

- La guerre, on s'en fout, ma cocotte ! s'énerve le petit bigleux en devenant trivial. Nous sommes ici pour quelque chose de plus grave, poulette ! Le monde est en danger. De dangereux virus se sont échappés d'un labo de l'Institut Pasteur. Nous sommes en mission. Il me semblait qu'on te l'avait déjà dit.

Je n'aime pas du tout, mais alors pas du tout, le ton avec lequel il me tutoie, le rustre ! Nous n'avons pas gardé les cochons ensemble, il me semble ! Pas plus qu'avec mon lecteur. Je sens monter la moutarde. Un mot de plus et je l'écrabouille avec mon talon, ce malfaisant ! Sa mère n'a pas dû lui apprendre la politesse, la mienne oui et, si elle m'entend, elle va se retourner dans sa tombe ma chère bien aimée maman ! Tant pis... Pardon maman, mais il faut que je me lâche.

- Sale petit avorton de bazar ! Tu vas voir de quel bois je me chauffe ! Sauterelle ! Petit con !

Cette dernière insulte ne lui plaît pas du tout. Je n'aurais peut-être pas dû... J'ai poussé le bouchon un peu loin. Je croyais pouvoir l'écraser, c'est lui qui me réduit à l'état de statue. Il m'a à peine touchée de son pied de fourmi. Je tombe raide dans mon fauteuil. Une douleur fulgurante me paralyse. Je voudrais me lever mais je pèse au moins trois tonnes et mes membres me refusent leur secours. Je ne peux même pas appeler à l'aide. Ma langue est chargée comme un train de marchandises. Et qui m'entendrait ? Papé Jules est à moitié sourd, la maman gitane gueule comme un putois contre sa progéniture et sa douce voix couvrirait mes propres cris. Je déclare forfait en attendant la mort. Mais elle ne vient pas. Je dois encore leur servir. Le chef est en colère. A travers mon regard vitreux, je le vois gesticuler comme un diable. L'autre se fait passer un savon. Mais qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour qu'ils s'en prennent à moi ? Pourquoi moi ? Je n'embête personne, je ne sors pas, je ne fais pas de politique. Je ne vais même pas à des meetings contre le Front National tellement j'ai peur de prendre un mauvais coup ! Je ne manifeste pas contre le racisme ni pour défendre les homosexuels bien que le cœur y soit, je suis trop trouillarde. Alors, que me veulent-ils ? Je gêne qui, moi, la petite écrivaine de quatre sous ?

Lentement, je retrouve mes esprits et l'usage de la parole. Mes membres se détendent. J'ai moins mal. Je me sens plus légère. Ce n'était pas la peine de manger des poireaux bouillis et du riz complet sans matière grasse pour se retrouver grosse dondon clouée dans un fauteuil ! Je n'oserai plus jamais monter sur une balance. Mais, peu à peu, je retrouve mon poids normal. Enfin, supposé tel, parce que je pense peser au moins cinq kilos de trop, d'où ce fichu régime... Je me retrouve, quoi. Avec juste ce qu'il faut de cellulite pour ne pas nécessiter l'intervention chirurgicale, juste assez de graisse pour oser encore me regarder dans le miroir. J'espère que cet intermède pesant ne me laissera pas de séquelles...

Restent mes bourreaux. Je hais ce bigleux ! Il est moche, méchant, susceptible à outrance ! Je lui souhaite les pires horreurs. C'est la première fois de ma vie que j'ai des ennemis ! Et j'en ignore toujours la raison. En attendant, je n'ose plus bouger. J'ai un regard de bête traquée et la salive brûlante. J'attends, et le temps me semble une éternité. Je me sens vieille. Je ne sais pas pourquoi. Sûrement parce que je me trouve plus vulnérable que d'ordinaire. Cela me donne cent ans de plus. J'ai l'impression d'être une mamée dans un fauteuil roulant qui voudrait bien qu'on l'achève. Mais moi j'ai envie de vivre ! J'ai plein de livres à écrire ! Laissez-moi vivre ! Il va voir, mon éditeur, si je vais lui en donner de l'aventure ! Je serai la meilleure, je me défoncerai pour faire palpiter les cœurs des lecteurs, je fumerai la moquette, s'il le faut, pour trouver des idées, on s'arrachera mes bouquins qui se vendront au marché noir si la guerre persiste ! Je serai Don Quichotte, Rouletabille, Zola et Maupassant. Je serai qui on voudra ! Et je ne sais même plus qui je suis ! Je suis Guy des Cars, non ? Au secours ! Qui suis-je ?

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[1] rogne



 

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