Les radioactifs anonymes

David Humbert

« Bonjour, je m'appelle Édouard, et je suis un radioactif. »


À l'unisson, des voix s'élèvent : « Bonjour Édouard ! »


Édouard a les mains crispées sur les côtés du pupitre. Sa gorge se serre et un épais silence se diffuse dans la salle.


Lydia, qui se tient debout à sa droite, s'adresse à la poignée de personnes qui parsème la pièce :


« On laisse le temps à Édouard de trouver ses mots. »


Elle se tourne vers lui et dit :


« Prenez votre temps, vous êtes très courageux, » elle tapote son épaule et ajoute « la première fois est la plus difficile, mais cette prise de parole est la première marche vers votre acceptation, vers votre nouvelle vie... »


Édouard se racle la gorge et dit :


« Je m'appelle Édouard et je suis un radioactif... Ma vie est un enfer depuis presque trois mois maintenant. J'étais au Mali pour le tournage d'un documentaire quand ça s'est passé, je ne dirai pas pour quelle chaîne... »


Sur sa chaise, un homme, affichant une grosse moustache blonde et des avant bras poilus, donne un coup de coude à son voisin et murmure :


« J'parie qu'c'était pour la chaîne Histoire. »


Son voisin, un petit gars trapu, acquiesce avec ses yeux plissés et la bouche en accent circonflexe, lui donnant un air de Robert DeNiro dégarni.


Édouard reprend :


« ... Disons que c'était une chaîne de découverte de la nature... »


Vercingétorix grimace et croise ses bras sur son torse.


« Ça s'est sûrement produit pendant mon sommeil, » dit Édouard, « parce que dès mon réveil, je me suis senti... différent, » il baisse la tête « quand le médecin de l'équipe m'a ausculté, il a trouvé une rougeur à l'arrière de mon cou, » il passe sa main sur sa nuque, « et effectivement, je sentais comme une petite boule dure, sous la peau. »


Le gaulois lance :


« Un serpent ? »


« Merci de ne pas interrompre Édouard s'il vous plaît. » Dit Lydie.

« Non, » répond Édouard, « Scarabaeus Laticollis... »

Des murmures s'élèvent de l'assemblée et Lydia lève la main pour inviter les participants à se taire, puis d'un geste doux, elle invite Édouard à continuer.

Il baisse la tête et confesse : « Un bousier... »

Une femme avec des lunettes, au premier rang plisse le visage comme si elle venait de mordre dans un citron.

Édouard reprend d'une voix chevrotante : « Une saloperie de bousier... »

Il éclate en sanglots, passe une main sous son nez puis renifle.

« Ça a d'abord affecté mon odorat, j'avais l'impression d'être dans les toilettes d'une station d'autoroute en permanence, alors que j'étais dans la forêt, » des larmes coulent sur ses joues, « et... ça... ça m'excitait... »
Les épaules tombantes, la tête en berne, il ajoute : « C'était plus fort que moi, je ne pouvais pas l'empêcher... »

Lydia s'approche de lui et lui caresse le dos, elle dit : « Vous êtes extrêmement courageux, merci. »
Elle frappe dans ses mains et ajoute : « On applaudi Édouard. »
La salle tape dans ses mains.
Édouard quitte le pupitre, descends les deux marches de l'estrade et regagne son siège.

Sa voisine lui adresse un doux sourire et lui dit d'une voix basse :
« Sarah, » elle lui tend la main, « enchantée, radioactive moi aussi... »
Elle mime un battement d'aile avec ses mains et dit : « Papillon...»
« Oh ! Joli !» dit Édouard en souriant.
« De nuit, » ajoute t elle.

« Oh...»
« J'ai dû déménager à la campagne, trop de lumière ici... Je fais trente kilomètres tous les lundis pour venir, » elle hausse les épaules « l'hiver, je ne viens pas du tout, les phares des voitures, tout ça. »
« J'imagine. » dit il.

Derrière le podium en bois clair, Lydie s'adresse aux participants :
« Certains d'entre vous l'on sûrement déjà appris... José nous a quitté... Il a choisi de mettre fin à ses jours samedi dernier. »

Kathy se penche vers Édouard et lui murmure : « Ténia... »

Lydia fait un signe de croix et poursuit :

« Notre condition peut nous amener, parfois, à envisager les solutions les plus extrêmes. Le suicide n'est jamais une solution, cela ne résoudra jamais vos problèmes. Cela les transmettra à ceux que vous laissez derrière et qui vous aiment. » Elle place sa main gauche sur son cœur, « José était marié, et malgré toutes ces épreuves, sa femme était toujours à ses côtés... L'amour était plus fort, » elle pose son regard dans le vide, au fond de la salle, « Nous sommes de plus en plus nombreux, et donc, de moins en moins seuls... Je vous propose de faire une pause pour digérer un peu tout ça. »
Elle pointe du doigt une table sur la gauche et ajoute : « Il y a du café et des viennoiseries. »

Dans un mélange de conversations inaudibles et de crissements de pieds de chaises, les participants se dirigent vers la table.

Vercingétorix et DeNiro se jettent sur les biscuits à la noix de coco qu'ils gobent imbibés de café.

Le moustachu déclare : J'te l'dit, c'est le cadeau parfait ! Quand tu offres un couteau, la personne qui le reçoit doit te donner une pièce, c'est un genre de superstition... 
Bob acquiesce, silencieux.
« Si tu ne donnes pas de pièce, tu coupes l'amitié, ou un truc comme ça. »
Il ricane et poursuit « Des conneries de bonnes femmes encore... Le truc, c'est que

personne ne veux passer pour un rat, et t'aura jamais personne qui te refile une pièce jaune. Tu récupères un euro, voir deux... Tu fous ça dans une boite ou ce que tu veux, » il se frotte les mains « et t'as vite fait de quoi racheter un autre couteau. »
Il tapote sa tempe avec son index et dit : y'en a la-dedans. 
Bob dodeline de la tête, la bouche tirée vers le bas.

Juste derrière eux, Faye, qui écoutait leur conversation, intervient.
« T'es vraiment une crevure bonobo ! » Dit-elle.
« De quoi j'me mêle, la taupe ? T'as pas un trou à creuser ? » Il se marre comme une baleine en envoyant des petits coups de coude à son pote.
« Je n'ai pas l'interdiction de m'approcher des écoles moi. » Dit elle, « Creuser des trous n'a jamais blessé personne, pauvre con. »
« Va dire ça au môme qu'est tombé dans le puit, là... » Répond le Bonobo.
Faye dit : « T'es une cause perdue. » Puis elle rejoint un autre groupe.

Édouard est en pleine conversation avec Sarah, Faye demande si elle peut se joindre à eux.
Faye est petite, le teint mat. Elle porte des lunettes aux verres aussi épais que les talonnettes de John Travolta dans la fièvre du samedi soir. Ses cheveux sont gris foncés.
Édouard demande à Sarah : donc toi, tu es attirée par la lumière ?
« Oui, enfin, seulement la nuit, tu sais comment c'est. »
« Malheureusement, » il répond, en envoyant des petites miettes de gâteaux secs comme une sulfateuse. « Moi, j'évite de sortir de chez moi. »
Faye l'interrompt : « Faut pas ! Faut assumer ta mutation, même si c'est pas toujours facile... » 

Elle fronce les sourcils, « On a tous grandi avec les Spider-Man, les Hulk et toutes ces conneries. La vérité, c'est que si tu te fais mordre par une araignée radioactive, tu va avoir de la soie qui te sort du cul, voir des yeux globuleux qui te poussent sur le côté du crâne, » dit elle en désignant des points sur sa tête avec le doigt, « pop, pop, pop ! »

Elle ajoute : « Y'à peu de chance que tu te mettes a grimper aux murs en vrai. »

Elle hausse les épaules et dit : « faut composer avec ce que t'as. »

Édouard lui répond : « Je sais que tu as raison dans le fond, mais c'est tellement dur, et tellement humiliant... » Il déglutit et reprend « Je peux sentir une merde de chien à cent mètres, alors dans une ville comme la notre, t'imagines... Je vis avec cette odeur dans le nez à longueur de journée. »
Sarah lui frotte le haut du bras. « C'est encore frais pour toi, tu vas apprendre à composer avec... »
« Déjà, je ne roule plus les crottes, c'est un progrès. » Répond-il.
« C'est super, » dit la taupe « bientôt l'odeur ne sera plus un problème. »
Faye lui sourit en inclinant la tête à gauche, ses yeux gigantesques plein de tendresse derrière les verres de ses lunettes.

Vercingétorix, qui laissait traîner son oreille dit à Bob : « Attends, on va se marrer. »
Il sert les dents puis sa tête se met à trembloter. Une veine bleue apparaît sur son front. Son visage s'empourpre et commence à suinter, des étoiles se mettent à danser devant ses yeux et un son presque inaudible de cor de chasse se fait timidement entendre.
Les narines d'Édouard se dilatent et sa tête bouge par à-coups comme un chien de chasse reniflant une proie. Il arrête quand il voit Bob et le Bonobo en train de rire comme deux ados prépubères.
« N'y prête pas attention, » dit Faye, « c'est juste un con, évite juste de refaire tes lacets quand il est derrière toi. »
« Ah ? Pourquoi ? » demande t il
« Il s'est fait contaminer par un singe, un bonobo. Et les bonobos... » Elle mime une levrette.
« Oh, merci de me prévenir. Une chance que j'ai des chaussures à scratch. »

« Si vous voulez bien regagner vos sièges, » dit Lydia, revenue au pupitre « nous avons un intervenant aujourd'hui. »
Sarah tire une dernière bouffée sur sa cigarette et la jette dans le fond de son gobelet de café puis recrache un nuage bleuté.

Le bonobo, la taupe, le bousier, le papillon et Bob regagnent leurs places.

Lydia dit : « Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui une personne très spéciale.
C'est le tout premier radioactif connu ! Merci de ne pas applaudir trop fort Edmond ! »
Des clap claps mollassons se font entendre.

À gauche de l'estrade, se tient un vieil homme. Sa peau est parcheminée et sa silhouette voûtée comme un arc. Au bout de ses doigts pointent de longs ongles pointus et recourbés. 

Le sommet de ses oreilles affiche des touffes de poils gris et blanc. Il porte des Charentaises, l'arrière est aplati par ses talons.
Edmond avance comme on fait du ski de fond. Il fait glisser son pied droit, s'arrete un instant avant de faire glisser le gauche. Ses longs bras ballants se balancent de manière synchronisée, comme au ralenti.
Doucement, il lève son pied droit et le pause sur la première marche de l'estrade dans un petit grognement. Il prend ensuite une longue et lente respiration puis monte le pied gauche.
Deux bonnes minutes plus tard, Edmond est sur l'estrade.
Le bonobo lance à Bob : « Putain, lui, jamais je l'emmène au Mont-Saint-Michel ! »
Bob acquiesse en plissant les yeux.


Une fois en place derrière le pupitre, Edmond lève la main devant lui, avec un dynamisme de diapositive, puis il plie l'index et ensuite le majeur. Il replie l'annulaire et enfin l'auriculaire et tend son pouce griffu vers le haut et dit : « Bon...jour...à...tous. » Il s'arrête un instant pour chercher son souffle. Un long râle se fait entendre à travers le micro.
« J'ai... été... con...taminé... par la... salive... d'un...pa... resseux....en... Aus....tralie...il...à...trente....ans.... »

Depuis le fond de la salle, on entend : « heureusement qu'il n'est pas bègue ». Lydie, les sourcils froncés, fusille le bonobo du regard, lui lève les sourcils et met les mains en avant pour signifier son innocence.

« Je...n'ai...rien...mangé...à part...de...l'eucalyptus...depuis...trente...ans. »
Toute la salle paraît agacée par sa lenteur, mais il est tellement mignon...

Le paresseux tourne lentement la tête vers Lydia et lui demande d'approcher. 

Lydia approche son oreille de la bouche du vieil homme tout en recouvrant le micro avec sa paume. Elle explique ensuite qu'Edmond ne pourra pas continuer parce qu'il est épuisé.
L'assemblée applaudit, le visage de l'homme se fige de terreur. 

Il se tourne et se dirige vers le fond de l'estrade en faisant glisser ses Charentaises à une vitesse dont on ne le savait pas capable, sous le regard médusé de tout le monde. 

Une fois arrivé contre le mur, il plante ses griffes dans une grande poutre qui s'élève jusqu'au plafond et il commence à grimper. En quelques secondes, il est à trois mètres du sol, puis il s'immobilise un instant avant de reprendre son ascension à une vitesse plus habituelle.
Lydia se tient sous lui, les bras tendus vers le haut.
Faye dit : il ne va pas tomber, c'est un putain paresseux. 
« Oui, et bien moi, je suis responsable de ces réunions et je n'ai pas envie qu'un drame arrive, sous ma surveillance. » Répond Lydia d'une voix aiguë.

Tous les participants retiennent leur souffle, comme s'ils regardaient brûler Notre Dame, pendant que le vieillard continu son ascension. Même le bonobo n'a aucun bon mot pour l'occasion.

« Descendez Edmond, vous faites peur à tout le monde ! » CrieLydia.
Edmond fait doucement pivoter sa tête et lui adresse un sourire enfantin.
Arrivé au plafond, il s'échappe sur le toit par une trappe, il repasse ensuite la tête au travers et tends une griffe vers Bob puis hoche la tête en fermant les yeux, et disparaît.

Lydia dit : « Décidément, il se passe toujours quelque chose d'inattendu à ces réunions... Quelqu'un veut il venir au pupitre ? »
Bob lève la main.

« Les autres peuvent retourner à leur siège. » Dit Lydia.


C'est la première fois que Bob accepte de parler devant les autres, tous sont hameçonnés, captivés et se demandent quelle est la mutation de Bob qu'ils n'ont jamais entendu parler. Jusqu'ici, il est toujours resté muet comme une carpe.

Derrière le pupitre, Bob jette un coup d'œil circulaire à la pièce puis attrape une poignée de sa couronne de cheveux et tire dessus, ses cheveux se détachent de son crâne dans un bruit de papier qu'on déchire, laissant une bande de velcros blanche là où était sa chevelure. 

Il pince ensuite son oreille gauche entre son pouce et son index et la décolle de sa tempe laissant apparaitre trois petites fentes sombres.
Édouard s'avance sur son siège, ses yeux comme des planètes.
Bob soulève ensuite son pull et montre son torse en partie couvert de sequins bleutées.
« Bloop, bloop » dit il, puis il ajoute « bloop, bloop, bloop. »
Lydie bafouille : « Euh, oui... Je comprends... »

Bob se lance alors dans une sorte de jeu de mime.
Il place sa main gauche devant lui qu'il fait onduler horizontalement puis il fait des moulinets avec ses bras.
Toute la salle est à l'affût, voulant être le premier à déchiffrer l'énigme.
Le bonobo est le premier à tenter sa chance : « Tu as eu un accident de moissonneuse batteuse ? »
Bob fait non de la tête et reprend son mime.

Il colle ses bras le long de son corps et le fait onduler, comme une danseuse du ventre. 


Tout le monde reste muet.
Bob plie son index en crochet et l'enfonce dans sa bouche, puis tire l'intérieur de sa joue, déformant sa bouche. L'épiphanie est collective. Des « ah » et des « ho » montent dans la salle au même moment.
Bob salue l'assemblé en se courbant en avant avec une main posée sur le bas-ventre, comme un acteur de théâtre. Il regagne son siège.

Lydia prend la parole pour la conclusion de la séance : « Je tiens à tous vous remercier. Vous êtes tous des personnes exceptionnelles, et comme disait un poète dont le nom m'échappe, Ronsard je crois : je te donne toutes mes différences, tous ces defauts qui sont autant de chance. Je vous donne rendez-vous lundi prochain. »
















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