Les Revenants ou la Coalition de l'Amitié
Alec Drama
extraits
PETIT PIERRE (à Paul). —A quoi penses-tu ?
— Je pense que les Américains sont en Belgique et les Russes en Hongrie.
PETIT PIERRE. — A la bonne heure ! Il ne faut penser qu'à cela.
— Je pense aussi que je ne veux pas crever.
PETIT PIERRE. — Ça marche ensemble ! Tu comprends bien pourquoi on te change de baraque, pas vrai ?
— Oui
PETIT PIERRE. —Raymond a dit qu'il allait te falloir serrer les dents. Tu as une infection généralisée, un érysipèle consécutif à la tête ; c'est contagieux. Et sans doute aussi…
PAUL. — Quoi d'autre encore ?
PETIT PIERRE. — Le typhus.
PAUL. —Voilà un bien joli paquet !
PETIT PIERRE. — Oui, cela commence à faire !
PAUL. — A bien faire, oui.
PETIT PIERRE. — Ne t'en fais pas ; dans une dizaine de jours, nous reviendrons te chercher.
PAUL. — Ce ne sera pas la peine de t'envoyer des cartes postales ?
PETIT PIERRE. — Non, même pas ! Raymond a demandé que l'on veille sur toi comme s'il s'agissait de lui-même.
PAUL. — Ça va maintenant ; tu peux t'en aller !
PETIT PIERRE (insistant). — Une dizaine de jours seulement…
PAUL. — Tu me l'as déjà dit.
PETIT PIERRE. — L'essentiel, c'est de serrer les dents.
PAUL. — Ça aussi, tu l'as déjà dit. Merci de m'avoir accompagné.
PETIT PIERRE. — Quand tu iras mieux, il pourra opérer ta tête.
PAUL. — Oui.
PETIT PIERRE. — Allez, je repasserai te voir si je peux.
PAUL. — Dis bonjour aux copains !
Petit Pierre sort côté jardin en regardant le Russe qui entonne le premier couplet de l'air des partisans.
PAUL (se raccrochant aux paroles en français). — Dans les villes et les villages se levaient les partisans.
Le russe continue de fredonner tout le temps. Français ? Un temps. Ruski ?
LE RUSSE. —Da.
PAUL. — Partizan ?
LE RUSSE (avec une voix souriante). — Da. (Silence.) Tu, « bandit » ?
PAUL. —Da. Typhus ?
LE RUSSE. — Da. Tu ?
PAUL (souriant). — Egal.
Silence. Le sourire de Paul s'efface soudainement. Il se relève sur sa paillasse, passe ses mains devant ses yeux, les essuie frénétiquement. Il s'agite, regarde à gauche, à droite, devant lui, puis éclate en sanglots.
LE RUSSE (saisissant le bras de Paul sans autre mouvement). — Was, Französe, was ?
PAUL. — Aveugle, je suis aveugle ! Ich bin blind !
LE RUSSE (serrant plus fort la main de Paul qu'il vient d'attraper). — Ich egal, Französe : moi aussi.
NOIR
Une voix off avec un accent allemand affectant une fausse sympathie. — Tu vas crever, français !
PAUL (en voix off également). — Je t'emmerde !
Lumière progressive. On voit Paul assis en train de glisser sous sa chemise sa tranche de pain noir.
Petit Pierreentre sur scène côté jardin et se dirige vers Paul. En passant devant le russe, il marque un arrêt bref, le regarde puis baisse la tête.
PETIT PIERRE (A Paul). — Tu en fais une drôle de tête.
PAUL. — Je suis aveugle.
PETIT PIERRE (sans surprise). — C'est toujours des saletés que tu as dans l'œil !
PAUL. — Saletés ou pas, ce n'était pas dans le programme !
PETIT PIERRE (faisant semblant de ne pas comprendre). — Quel programme ? Il n'y a qu'un programme : te dépêcher de guérir ; sinon la guerre va finir avant et tu n'auras pas l'air malin ; ce qu'il te faut aussi, pour guérir le plus vite possible, c'est manger !
PAUL. — Impossible d'avaler une bouchée. Tendant sa tranche de pain noir à Petit Pierre : Prends-la pour la Solidarité !
PETIT PIERRE (furieux). — Tu n'as pas honte ! Monsieur fait le généreux ! Monsieur fait le gars qui a bon cœur ! Ça ne prend pas ! Ça n'a pas de valeur puisque tu n'as pas faim. Faim ou pas faim, l'essentiel c'est que tu manges.
PAUL. — Puisque je te dis que je ne peux rien avaler.
PETIT PIERRE. — Justement ce sera ton mérite. Et puis je commence à en avoir marre de tes histoires ! Tu ne te figures tout de même pas que je me promène dans ta baraque de pourris seulement pour te rendre visite. Ce sont les copains qui m'envoient. Je t'apporte du vrai pain, du pain blanc ! On en sort actuellement deux tranches chaque jour de la boulangerie S.S. Et tu sais à quel prix ! Le comité a décidé que l'une d'elles te serait destinée. (Voyant Paul défaillir) Oh là ! Tu ne vas quand même pas tourner de l'œil.
PAUL. — Non ! Ça va déjà mieux !
(Un temps. Prenant la tranche de ses deux mains en creux comme l'objet le plus précieux au monde) Tu sais ce que je ferai une fois la guerre finie ? En arrivant gare de l'Est, mon premier geste sera d'acheter une baguette de deux livres, de l'ouvrir en entier sur toute la longueur et d'étendre au moins deux camemberts à l'intérieur.
PETIT PIERRE (d'une voix autoritaire). — Ouvre ton bec !
(Avec une lame de fer aiguisée sur une pierre, il taille un premier morceau, en faisant attention de ne pas en perdre la moindre miette. La mettant doucement dans la bouche de Paul.) Mâche !
(Paul mâche très péniblement.) Avale ! (Paul ne parvient pas à déglutir.) Avale, nom de Dieu !
(Paul parvient à l'avaler dans une grimace extrême.) Tu vois bien que tu peux manger. Encore une bouchée !
PAUL. —Laisse-moi récupérer ! On dirait une bille d'acier brûlant dans ma gorge.
PETIT PIERRE (presque paternel, taillant un nouveau morceau avec autant de précaution que précédemment). — Prends ton temps.
(Après un moment, sur le ton de l'encouragement) On y va !
PAUL. — Encore une minute.
Il tourne la tête vers sa droite comme pour regarder son compagnon russe.
PETIT PIERRE (pressentant le souci) Tu te décides !
PAUL. — Une seconde encore ! Le copain, à côté de moi, est exactement dans mon état… Un partisan russe, aveugle comme moi, avec le typhus lui aussi.
(Silence. Petit Pierre dévisage le Russe.)
Autre extrait :
SIMONE. — Moi, je voudrais juste refaire du vélo dans notre belle campagne, loin de tout ça.
YVETTE. — Moi aussi. Quand je pense au nombre de fois que je suis passée devant eux sur mon vélo avec des armes sous ma jupe. Ils n'y ont vu que du feu ! J'en ai fait des kilomètres comme ça, sillonnant tout le quarante-et-un et le trente-sept. C'est que mes contacts étaient parfois loin. Regardant d'un seul coup les mains de Suzanne : Fais voir…
SUZANNE. — Ce n'est rien.
IRENE (regardant elle aussi). — Non, ce n'est pas rien. C'est bien pire que d'habitude.
SUZANNE. — C'est hier quand ils nous ont fait travailler dans la neige toute la nuit. La peau de mes mains est restée collée sur le manche de la pelle.
IRENE. — Ce n'est pas pour rien qu'on appelle cet endroit « La petite Sibérie » ! Moins quarante degrés ! Comme s'ils avaient besoin de toutes nous lever à trois heures du matin pour attendre que ces sales boches se lèvent, eux, à sept ou huit heures !
SUZANNE. — Je n'ai rien senti sur le coup. C'est maintenant que j'ai mal mais c'est supportable.
YVETTE. — Tu es forte, ce n'est pas le problème. Ce qui m'inquiète, c'est l'infection. Il ne faut pas que des bestioles viennent dessus.
IRENE. — On demandera à Léontine de ramener en douce un peu d'huile de vidange pour mettre dessus mais en attendant il faut couvrir cette chair à vif. Yvette a raison.
Elle se lève très péniblement et commence à déchirer le bas de sa blouse.
SUZANNE. — Ne fais pas ça. Tu vas avoir froid.
IRENE. — Parce que tu crois que dix centimètres de plus ou de moins vont faire une différence, toi ?
SUZANNE. — Déchire plutôt la mienne.
IRENE. — Non ; déjà, s'ils se rendent compte qu'il manque un bout à ma blouse, ils risquent de me le faire payer, mais si c'est à la tienne, ils auront tôt fait de découvrir que tes mains ne peuvent plus te servir à rien pour le moment et tu sais que, s'ils t'envoient au Revier, tu n'es pas sûre d'en revenir…
YVETTE. — Irène a raison. Accepte son pansement de fortune et demain nous ferons tout pour te cacher afin qu'ils ne voient pas tes mains.
Irène bande soigneusement les mains de Suzanne.
IRENE. — Voilà ; comme ça, ça devrait aller. Garde-les quand même vers le haut : ce sera peut-être moins douloureux.
SUZANNE. — Merci.
YVETTE. — En parlant du Revier… J'ai vu Germaine. Ils ne l'ont pas ratée. Ils y ont été tellement fort sur la schlague qu'ils lui ont ouvert les fesses comme des tranches de steak. Les filles de sa baraque disent qu'elle a été très courageuse. Elle n'a rien dit. Mais je ne suis pas sûre qu'elle s'en sortira cette fois-ci. Et si, elle n'a rien dit, pas sûr que ce châtiment corporel n'en fasse pas parler une autre.
IRENE. — Pendant qu'on est dans les mauvaises nouvelles : ils ont embarqué Olga. D'après ce qu'on a compris, elle est partie à la castration par rayons X. Ils lui auraient promis de pouvoir sortir du camp si elle acceptait ; et comme elle a encore un fils dehors…
On entend des bruits de pas dans la cour et quelques clameurs.
YVETTE. — Qu'est-ce qui se passe encore ?
IRENE. — Encore une raison pour eux de faire la fête ?
YVETTE. — Ah ça ! Pour faire la fête, tout est bon ! Ils l'ont bien fêté le Noël avec les bouteilles de champagne Mercier qui jonchaient toute la cour. C'est qu'ils l'aiment notre vin ! Autant que notre charcuterie !
IRENE. — Et le 14 juillet… une autre occasion de faire la fête alors que c'est une fête bien à nous quand même !
YVETTE (tendant l'oreille). — Non, il s'agit d'autre chose.
IRENE (encore agenouillée aux côtés de Suzanne). — Je vais voir.
Elle prend la caisse en bois qu'elle place sous la lucarne et monte dessus avec difficulté. Elle regarde un moment puis se tourne vers Yvette en lui faisant un signe de tête comme pour dire non.
YVETTE (regardant Simone). — Je crois qu'elle s'est endormie.
IRENE (continuant de regarder dehors). — Tant mieux. Pauvres petits ! Ils sont si jeunes, si insouciants.
YVETTE. — Ils les conduisent où ?
IRENE. — Vers le block 32, on dirait. Ils sont rasés et portent des guenilles.
Irène redescend de la caisse et va pour rejoindre les autres lorsqu'un cri retentit à l'extérieur côté lucarne.
Voix off d'un enfant hurlant. — Maman ! Papa !
Irène est saisie par ce qu'elle entend et s'arrête net. Yvette a aussitôt placé ses mains sur les oreilles de Simone mais trop tard.
SIMONE (se réveillant paniquée). — Non ! Non ! Pas les petits ! Elle commence à hurler : Pas les petits. Les filles se sont précipitées sur elle.
IRENE. — Fais-la taire ! Il ne faut pas qu'elle crie !
SUZANNE. — Elle va causer notre mort à toutes !