Les risques du métier. Que personne n’aurait imaginés…

David Charlier

Quand l'amour de son métier peut aussi être à l'origine d'un drame...

Je ne fais que mon métier. Un métier qui est aussi une passion. Mais comment expliquer tout ça… Il est rare de parvenir à concilier les deux, même à notre époque, faite de services démultipliés. Je sens d'ailleurs très souvent une pointe d'envie dans le regard de mes amis quand je leur manifeste un peu de ce feu qui m'anime au moment d'entrer en piste. Ce n'est même pas le salaire qui me motive. J'ai plus souvent connu des périodes de vaches maigres dans ce job qu'autre chose. Ce qui m'enrichit là-dedans est ailleurs :dans le sourire des mômes à qui j'accorde un peu de temps dès que possible, par exemple. Ou dans le regard émerveillé d'adultes qui viennent me rencontrer après avoir traversé la France entière.

Oui, c'est ça, au fond, mon métier :je vends du rêve, du rire. Je fais réfléchir aussi.Faire réfléchir par le rire, ça reste tout de même une mission aussi essentielle qu'agréable.Et presque d'utilité publique quand il s'agit d'apprendre de nouveaux savoirs à des gamins en s'amusant avec eux.

J'ai su très vite que je ferais ce métier. Enfant, je traînais souvent autour de l'atelier de la ville. Il me suffit de penser à ces bâtiments pour sentir à nouveau l'odeur du papier et de l'encre, ou entendre le staccato mécanique des machines. Plus tard, quand j'oserais parler à mes parents de ma vocation, ils regretteront que je n'embrasse pas une « vraie » carrière. Avec toutefois un peu plus de colère de la part de mon père, déçu de ne pas me voir devenir fonctionnaire comme lui. Ma détermination et mon premier contrat ont fini par le convaincre. Au moins, j'ai le soulagement d'avoir eu son assentiment pour mes choix de vie avant qu'il ne meure, il y a quelques années.

Par la suite, on me posera plusieurs fois la question, lorsque j'avouerais comment j'occupe mes journées :

–– Ok. Mais à part ça, c'est quoi ton boulot ?

Mi-agacé, mi-lassé, il faudra que j'insiste à chaque fois, en me contenant :

–– C'est mon boulot. Celui qui me permet de vivre. Celui que j'ai choisi. Je suis dessinateur, comme je te le disais.

Certains s'entêteront, tentant de restituer un semblant de rigueur dans mon activité ; comme s'il était inconvenant de gagner sa vie en se marrant :

–– Mais tu dessines des plans, c'est ça ? Dessinateur-projeteur, ou un truc du genre ?

M'imaginer derrière ma table à dessin à imaginer des bandes dessinées ou des caricatures semble au-dessus de leurs forces. Pour ceux-là, il faudrait peut-être un dessin pour les convaincre, justement…

–– Non, non. Je fais des dessins humoristiques. Pas des plans. Je travaille avec quelques journaux, quelques fanzines ou magazines.

–– Tu n'as pas de CDI, donc ?

Celle-là, mon banquier me l'a posée avec un intérêt considérable lorsque je suis venu négocier un crédit pour acheter ma maison. Crédit que je n'ai jamais eu, d'ailleurs.J'ai réglé mon achat d'une traite, avec les produits rapportés par mes premiers bouquins, quand le succès est arrivé sur le tard.

Pour en revenir à ces conversations tenues mille fois, c'était souvent là que je capitulais. Comment expliquer à ces gens que je touche un salaire variable, en fonction des quelques dessins acceptés par tel ou tel rédacteur en chef ? Je lâchais alors dans un souffle :

–– Et non, je n'ai pas de CDI… Mais ce n'est pas l'argent qui me motive.

–– Comme un intermittent du spectacle, quoi…

–– Ce n'est pas pareil…

Mais à quoi bon se justifier ? Renseigné sur mon compte et conscient qu'on n'évolue pas dans les mêmes sphères, le convive était souvent déjà parti vers une autre proie.

Ces situations me faisaient souvent repenser à mon parcours. Jusqu'à aujourd'hui. Embauché jeune par le journal local, je fis dès les premiers mois quelques rencontres passionnantes. Dont celle d'un correspondant de guerre, qui ferait voler en éclats ma vision naïve du monde. C'est aussi à cette époque que je compris le pouvoir de l'image sur la conscience collective. Mon trait et mes thèmes de prédilection se durcissaient peu à peu. Tout en restant fidèle à ce qui m'avait orienté dans cette voie, je me mis à produire des dessins qui ne correspondaient pas vraiment à la ligne éditoriale habituelle du journal, entre satire de notre société et humour sarcastique.

Un jour, ceux-ci tombèrent sous les yeux d'un ami parisien de mon rédacteur en chef. Sous le charme, l'homme me fit une proposition. Il était producteur à la télévision et portait le projet d'une nouvelle émission politique. Composée de débats promis à être vifs entre les participants, il voulait apporter quelque chose de nouveau à travers un caricaturiste qui amènerait sa pierre en réalisant des dessins en direct. Sans réfléchir, j'ai accepté d'être ce caricaturiste. La semaine suivante, je plaquai tout et je montai à Paris.

La télévision s'est vite révélée être un tremplin pour ma carrière. Et pour mon banquier, qui a dès lors été rassuré sur la régularité et l'ampleur de mes revenus. Sans toutefois renoncer à ma candeur de jeunesse, la proximité que j'avais désormais avec les responsables politiques m'a peu à peu placé en marge du système. Plus je connaissais les rouages de la République, plus j'en méprisais les édiles. Pour m'en convaincre, il me suffisait de les voir se congratuler une fois les caméras éteintes, après un débat d'apparence féroce.

Cela m'a conduit à accepter un jour de dessiner pour ce journal satirique, dès sa création. Il était dirigé par une équipe de cinglés dotés d'un humour comme je l'aime :parfois un peu gras, souvent noir, toujours dérangeant ou presque, inlassablement potache. L'ambiance aux comités de rédaction valait le coup d'œil, à mi-chemin entre la cour de récré et la réunion de potes au bistrot du village. La notoriété de certains d'entre nous a fait que le canard se vendait bien. Bon an, mal an, les ventes nous permettaient de vivoter et de continuer à nous marrer. De temps à autre, l'une de nos « victimes » nous faisait un procès après la parution d'un dessin qui écornait un peu son image. Et beaucoup son ego. Quelquefois on perdait, d'autres fois on gagnait. Et quand les médias en parlaient, ça nous rendait sympathiques aux yeux du public (qui aime bien au fond que l'on égratigne un peu les personnalités). Ainsi, les ventes des numéros suivants connaissaient un bref sursaut. J'aurais pu continuer comme ça jusqu'à la retraite. Voire au-delà de l'âge légal. J'imaginais la prendre le plus tard possible, tellement je m'éclatais.

Un jour, il y eut ces dessins. Peut-être ceux de trop. Mais je ne le croyais pas, au fond. Malgré le grondement sourd qui s'amplifiait autour de nous, les menaces de quelques agités du bocal, je ne pensais pas que faire danser un feutre sur le papier pouvait comporter des risques ; autres que celui de se salir les doigts.

Parce je ne fais que mon métier. Un métier qui est aussi une passion. Mais comment expliquer tout ça à la gueule fumante du canon de l'arme de guerre qui vient de faire un carnage parmi mes amis et qui me regarde à présent ? Comment lui expliquer que l'on se trompe de cible ? Que les méchants, ce n'est pas nous. Que nous sommes juste une bande de potes qui veut rire et faire rire. Et faire réfléchir aussi. Je n'ai plus le temps de toute façon. L'index sur la détente se crispe. Prêt à cracher la mort une nouvelle fois.

 

 

 

 

 

En hommage aux victimes du terrorisme.

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