Les Rousses

Côme Jausserand

Je l’aurais tué. Je n’aspirais à rien, juste un peu de tranquillité, seule avec ce que la vie m’avait donné de mieux. Qu’est-ce qui lui a pris ? Une envie soudaine de normalité ? Tout était pourtant bien réglé. Moi dans ma chambre, lui dans le séjour. Il s’était levé vers 13h, comme d’habitude. Il n’avait pas dû dormir plus de quatre ou cinq heures. Le lien familial était ténu, il rentrait du travail vers 6h sans se préoccuper de la quiétude des lieux. Il préparait du café, attendait qu’elle sorte de son lit. C’était tout ce qu’il y avait à partager, un petit déjeuner. Quelques mots étaient échangés, des banalités auxquelles je consentais de mauvaise grâce les jours de classe. En cette veille de Noël, j’avais échappé à la lourdeur ambiante d’une des deux plages quotidiennes de vie commune. Je n’étais pas bien grande mais je maîtrisais déjà l’art de l’esquive. Les plats à réchauffer étaient consciencieusement rangés dans le frigo, je prenais ma part et l’avalais avant la réapparition du paternel. Tout compte fait, ça devait l’arranger aussi. Il se contentait d’ordinaire d’entrouvrir la porte de ma chambre pour s’assurer que j’étais toujours là, me gratifiait d’un «bonjour » dans ses bons jours. Moi ça m’allait bien comme ça, je n’aspirais à rien.
- Habille-toi. Chaudement. Gants, bonnets, bottes de neige. On sort.
Je l’aurais tué. Mais je n’ai pas posé de question. J’ai obéi, comme toujours ; il n’aimait pas être contrarié, je ne souhaitais pas le voir contrarié. Quelques minutes plus tard j’étais sagement assise à l’avant de sa vieille voiture. On a roulé un peu avant qu’il ne daigne me dire où on allait. Il semblait soudainement heureux et fier de lui.
- On va aller chercher un sapin de Noël. Un vrai.
Je n’ai compris sa réelle intention que dans les premiers contreforts du col des Sauvages. Etait-ce par soucis d’authenticité ? Tant d’années passées dans le déni total des féeries de Noël, ça valait peut-être un virage à 180°C. Ou bien était-ce l’inverse ? Une manière de se donner bonne conscience sans trop puiser dans la réserve financière dédiée à la bière et au sacro-saint abonnement à l’Equipe. Quoi qu’il en fut, c’est à même la forêt, et en toute illégalité, que mon père entendait trouver son sapin. Une partie de chasse végétale à défaut d’une partie de plaisir. Le petit air enjoué a vite laissé la place aux pires jurons. Pauvre guimbarde, chaînée, décharnée, déchaînée ; pauvre gus, déchaîné, déchaîné, déchaîné. Saloperie de neige ! Mes petits pieds dans ses grands pas, crée-moi, je te suis, de gré, de force. Il m’a laissée sous un grand épicéa.
- Tiens-toi là un quart d’heure !
Je me suis tenue là.

C’était comme une petite colline, toute petite, monumentale. Elles semblaient peiner à la gravir, engourdies par le froid, les rousses. Une peuplade automate à l’énergie chancelante, cité ouvrière sous le sceau de l’indivis. J’en savais déjà beaucoup sur elle, en théorie. Toi petite, aux gestes lents, luttant contre tous les contraires, contre les lois naturelles, contre le dénaturé, tu pourrais t’éloigner un peu, tout doucement, et de pas en pas, de proche en proche, t’enfuir simplement. Mais il faut obéir petite. Il faut te tenir là, comme un automate. S’il pouvait s’enfuir, il ne se tiendrait pas là, j’entends l’écho de la hache qui s’abat, tranchant dans la sève. Je suis une petite rousse.

- Auxane !

- Oui.

- Tu restes sage !
- Oui.
- J’en ai coupé un mais finalement il est moins bien que je ne le croyais. Je vais en trouver un autre.
Je suis une petite rousse, il faut obéir. A nouveau l’écho. Je ne suis pas qu’une petite rousse ! Il ne faut pas obéir ! Il ne faut pas obéir ! Vous ne comprenez rien les rousses ! Il ne faut pas obéir ! La colline se déforme sous mes coups de pied rageurs. Mais elle résiste, elle résiste ! Je tape, je tape, elle ne mérite que ça ! Les rousses volent, sans ailes. L’odeur est insoutenable, il faudrait un déluge, ou bien que s’abatte la foudre, pour effacer cette honte, jusqu’au dernier soupçon de vie indigne. J’ai enfoncé un grand bâton pour tenter de la toucher au cœur, cette colline ! L’écho a cessé. Je suis retournée sous mon épicéa, je n’ai pas attendu longtemps.
- Allez, on bouge Auxane ! Je ne voudrais pas tomber sur un emmerdeur.
Il a embrassé la pente. De grandes enjambées, deux fois trop grandes pour moi. Je m’enfonçais profondément dans la neige. Sentant que je peinais à suivre, il a fini par se retourner.
- Monte sur le sapin Auxane !
J’ai obéi. En guise de luge, un pauvre végétal irrité. Lui était fier de sa trouvaille, redoublant de vitesse. Je sentais la neige heurter mes yeux, pénétrer mon nez, ma bouche, mon col, ma taille, mes bottes. J’ai fini par me retrouver sous le sapin, les épines griffaient mon visage, j’ai lâché prise. Il s’est arrêté quelques mètres plus bas. J’attendais un reproche. En me relevant péniblement, assaillie par une nuée de flocons agglutinés entre ma peau et mes vêtements, je n’ai eu droit qu’à un immense éclat de rire. Je l’aurais tué.

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