Les SOUSperhéros se rebiffent

Stéphane Rougeot

Une petite agence de superhéros de province doit se contenter, faute de moyens, de recruter des « SOUSperhéros ».

La scène représente une pièce administrative, avec un bureau, deux chaises pour les visiteurs, et quelques armoires métalliques de très mauvais goût et assez délabrées.

Sur le bureau, un téléphone, un ordinateur et des piles de dossiers et de papiers.

Une porte donne sur un couloir, et une fenêtre sur l'extérieur.

Acte unique

Scène 1

Deux vieillards sont assis sur les chaises.

Vieillard 1 — Qu'est-ce qu'on est venu foutre ici, déjà ?

Vieillard 2 — Euh… Attends, je sais plus.

Vieillard 1 — On serait pas mieux à la résidence « Ça Sent Le Sapin » ? Là bas, on aurait du café bien chaud, même s'il est dégueulasse.

Vieillard 2 — C'est vrai… qu'il est dégueulasse.

Vieillard 1 — Et moi, j'ai mal partout, je suis plus habitué à marcher autant.

Vieillard 2 — Autant ? On est venu du bout de la rue, non ? C'est trop pour toi ?

Vieillard 1 — Ah, ouais, t'as raison. Mais c'est trop quand même.

Vieillard 2 — C'est vrai que toi, tu marchais pas tant que ça…

Vieillard 1 — J'te l'fais pas dire.

Vieillard 2 — Alors dis-moi un truc.

Vieillard 1 — Quel truc ? T'es pas en train de me faire une blague dégueulasse, j'espère.

Vieillard 2 secoue la tête.

Vieillard 2 — Pourquoi on est venus là en marchant ? On a mis une heure pour faire deux cents mètres.

Vieillard 1 — T'as oublié ?

Vieillard 2 — On dirait. J'ai oublié quoi ?

Vieillard 1 — Attends… Ben, je crois que j'ai oublié aussi.

Vieillard 2 — En tout cas, on est mieux ici qu'au réfectoire, à côtoyer tous ces débris séniles.

Vieillard 1 sort un paquet de cigarettes d'une poche, et en propose à Vieillard 2 qui en prend une.

Vieillard 1 en porte une à ses lèvres également.

Vieillard 1 — En tout cas, ici, au moins, on a le droit de cloper sans qu'une infirmière vienne nous engueuler comme du poisson pané !

Vieillard 2 — Et jette à la poubelle notre paquet tout neuf !

Vieillard 1 — Tu rigoles ou quoi ?

Vieillard 2 se regarde.

Vieillard 2 — Non, je rigole pas, pourquoi ?

Vieillard 1 — Les infirmières ne jettent pas ce qu'elles nous confisquent ! Elles mettent nos paquets dans leurs poches, et les fument pendant leurs pauses.

Vieillard 2 — Et du coup c'est elles qui se tapent nos cancers. C'est pour ça qu'elles changent aussi souvent ! Au moins, on est pas près de les voir débarquer dans les maisons de retraite.

Vieillard 1 — Ouais. Faut dire qu'elles nous piquent au moins un paquet par jour… chacune !

Vieillard 2 — C'est aussi pour ça qu'il manque de plus en plus d'arbres dans le parc !

Vieillard 1 — Pourquoi tu dis ça ?

Vieillard 2 — Pour faire des économies, l'atelier bûcheronnage tombe les sapins du parc. L'atelier menuiserie en fait des planches et les assemblent en boîtes, puis l'atelier couture les capitonne à l'intérieur. L'atelier maquillage refait une beauté aux infirmières (c'est le boulot le plus dur, surtout quand faut leur raser la barbe), et l'atelier horticulture creuse les trous dans le cimetière voisin.

Vieillard 1 — Ça leur fait quand même de la main d'œuvre pas chère. Et bientôt ils vont ouvrir l'atelier barbecue, je crois. Il y a des demandes d'incinération.

Vieillard 2 — Ça fait quand même pas mal d'ateliers, tout ça.

Vieillard 1 — T'inquiète, ils auront toujours de la main-d'œuvre. Paraît qu'on se bouscule pour chaque place qui se libère. Pire que dans les prisons !

Vieillard 2 — T'inquiète, je suis pas inquiet pour eux. Ni pour les actionnaires, d'ailleurs.

Vieillard 1 — T'inquiète, je suis pas inquiet que t'es pas inquiet… de quoi, déjà ? J'ai oublié.

Vieillard 2 — Et moi j'ai oublié ce que t'as oublié.

Scène 2

Magali arrive, portant deux gobelets fumants.

Magali pose les gobelets sur le bord du bureau, devant les deux vieillards.

Magali — Voilà, messieurs, vous êtes servis.

Vieillard 1 regarde Magali d'un air chagriné.

Vieillard 1 — Et les croissants ?

Vieillard 2 — Oui, on a toujours un petit croissant avec le café, quand on va au bistrot en face de la résidence.

Magali — Désolée, le distributeur ne donne que des boissons. Déjà qu'il va falloir que je fasse une note de frais pour qu'on me rembourse ces deux cafés, si en plus je dois aller jusqu'à une boulangerie, on va me refuser ma note. En plus, les collègues vont me faire la gueule de pas leur en ramener à eux aussi.

Vieillard 1 — Moi aussi, je suis désolé, mais je vais pas pouvoir boire mon café sans un croissant.

Vieillard 2 — Pas mieux. Ou pas pire. Enfin, pareil que mon collègue, quoi.

Magali est vexée.

Magali — Je suis pas coursière, et pas pâtissière non plus. Je suis que l'assistante de l'agence. Faudra faire avec, messieurs.

Magali remarque les cigarettes des deux vieillards.

Magali — Et puis, il est interdit de fumer ici.

Vieillard 1 — On les a pas allumées. C'est juste un réflexe.

Vieillard 2 — Pas mieux. Ou pas pire…

Magali — De toute façon, on a des détecteurs de fumée très efficaces, alors à votre guise.

Magali s'approche de la porte.

Vieillard 1 — Dites ?

Magali se retourne vers Vieillard 1.

Magali — Oui ?

Vieillard 1 — Il arrive bientôt, le…

Vieillard 1 pointe le menton vers le fauteuil vide de l'autre côté du bureau.

Magali hausse les épaules.

Magali — Il a pas vraiment d'horaires. Mais si vous avez rendez-vous, il devrait pas tarder. J'espère.

Magali sort.

Scène 3

Vieillard 1 regarde Vieillard 2, qui le regarde à son tour.

Vieillard 2 — Quoi ?

Vieillard 1 — T'as du feu ?

Vieillard 2 — Non. C'est tes cigarettes, alors c'est à toi de fournir le feu.

Vieillard 1 — Ha bon ? C'est mes cigarettes ?

Vieillard 2 — Je crois, oui. Je me souviens pas avoir sorti les miennes.

Vieillard 1 — Moi non plus, en fait.

Vieillard 1 fouille ses poches, en vain.

Vieillard 1 — J'ai pas de feu, de toute façon.

Vieillard 2 — Moi non plus.

Vieillard 1 — T'as pas cherché !

Vieillard 2 — Je me souviens pas avoir pensé à en prendre.

Vieillard 1 — Vérifie quand même, on sait jamais.

Vieillard 2 — Ouais, t'as raison.

Vieillard 2 fouille ses poches, trouve un paquet de cigarettes, un petit boîtier de la même taille, et rien d'autre.

Vieillard 1 — Tu vois !

Vieillard 2 — Mais non, c'est pas du feu…

Vieillard 1 regarde le boîtier.

Vieillard 1 — C'est quoi, alors ?

Vieillard 2 — Le GPS portatif pour qu'ils puissent nous retrouver si jamais on est pas rentrés pour le couvre-feu, tu sais bien.

Vieillard 1 — Ah, oui, c'est vrai. Je crois bien que j'ai oublié le mien, par contre.

Vieillard 2 — Ouais, c'est débile, comme système. À nos âges, on peut oublier de rentrer à l'heure, par contre faut surtout pas qu'on oublie de prendre le GPS.

Vieillard 1 regarde encore le boîtier.

Vieillard 1 — Et y a pas moyen d'allumer nos clopes avec ?

Vieillard 2 — Je crois pas, non. J'ai déjà essayé, mais j'ai jamais réussi.

Vieillard 1 enlève sa cigarette, empoigne son gobelet fumant et le porte à ses lèvres.

Vieillard 1 fait la grimace.

Vieillard 1 — Non seulement il est pas meilleur que celui de la résidence, mais en plus, il est froid.

Vieillard 2 enlève sa cigarette, empoigne son gobelet à son tour, et l'observe minutieusement.

Vieillard 2 — Pourtant, il fume, le mien, et sans feu. En plus j'arrive à le voir sans mes lunettes !

Vieillard 1 — Ah bon ? Faut dire qu'ils nous le servent tellement brûlant, qu'à force on s'est endurci la langue et que ça fausse nos repères de température.

Vieillard 2 goûte le café.

Vieillard 2 — T'as raison, en plus !

Scène 4

La porte s'ouvre en grand et Domi entre majestueusement.

Domi — Ah, vous êtes déjà là ? Tant mieux, on va gagner du temps.

Vieillard 1 — Ouais, ça fait un quart d'heure qu'on est arrivés.

Vieillard 2 — On avait rendez-vous il y a une heure, c'est pour ça.

Vieillard 1 — On met toujours un point d'honneur à pas arriver plus tard que la personne qui nous reçoit.

Domi fait le tour du bureau, retire sa veste avec des gestes amples, l'accroche sur le dossier du fauteuil, puis s'installe confortablement dedans.

Domi — Je vous remercie solennellement d'avoir répondu « présent » à mon appel.

Vieillard 1 et Vieillard 2 se regardent, surpris.

Vieillard 1 — On a répondu à qui ?

Vieillard 2 — On a répondu à quoi ?

Domi appuie ses coudes sur le bureau en croisant ses doigts.

Domi — Vous avez bien vu notre annonce ? C'est pour ça que vous êtes là ?

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Tu sais, l'annonce !

Vieillard 1 (à Vieillard 2) — Ah, oui, l'annonce !

Vieillard 1 et Vieillard 2 (à Domi) — Quelle annonce ?

Domi — Pour du travail ! Nous embauchons, en ce moment. D'ailleurs, j'ai des rendez-vous toute la matinée avec des candidats. Même si nous ne voyons aucun inconvénient à donner une seconde jeunesse… disons plutôt un complément de retraite à des vieux croul… des hommes dans la fleur de l'âge, j'espère quand même que les suivants seront moins ridés.

Vieillard 1 — Vous savez quand même que ma plus grosse ride, je suis assis dessus ?

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Ta gueule, tu vas nous griller d'entrée.

Vieillard 1 (à Vieillard 2) — Mais non, on peut pas être grillé, on a pas de feu, t'as oublié ?

Vieillard 2 — ah, oui

Vieillard 2 (à Domi) — Vous n'auriez pas du feu, par hasard ?

Domi remarque les cigarettes entre les doigts de Vieillard 1 et Vieillard 2.

Domi — Non. Et je vous conseille pas de les allumer, sinon on va tous être inondés. Ils ont mis un système très sensible dans tous nos locaux, à cause d'un bête accident l'année dernière. J'étais pas encore là, mais il paraît que c'était pas beau à voir.

Domi met ses mains à plat sur le bureau.

Vieillard 1 et Vieillard 2 rangent leurs cigarettes.

Domi — Bon, je vais commencer par vous donner quelques informations sur notre agence, ainsi que les postes à pourvoir, et ensuite je vous laisserai vous présenter. Ça vous va ?

Vieillard 1 — Mais j'ai pas…

Vieillard 2 (coupant Vieillard 1) — Oui, ça nous va.

Domi prend une feuille, et commence à en lire le contenu.

Domi — Il était une fois des hommes et des femmes hors du commun, qui avaient décidé de s'engager comme superhéros. Mais on les avait cantonnés dans des travaux bien peu passionnants, car ils n'étaient pas très dégourdis. Alors moi, Domi, je les ai engagés, et je ne le regrette pas, car ce sont vraiment de Drôles d'Épaves !

Domi lève les yeux sur Vieillard 1 et Vieillard 2, en attendant leurs réactions.

Vieillard 1 — Drôles d'épaves ? Pourquoi pas drôles de pavés, tant que vous y êtes !

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Tu m'en fais un beau, de pavé. Après l'avoir pris dans la tronche, t'aurais pu l'enlever et t'en débarrasser, parce que t'as toujours l'empreinte en travers de la…

Vieillard 1 (à Domi) — Donc, c'est une agence de superhéros, c'est bien ça ?

Domi — Oui, enfin…

Vieillard 1 (à Vieillard 2) — Tu vois, c'est bien ce que je t'avais dit !

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — C'est pour ça que je pense qu'on a aucune chance.

Domi — On est une petite agence, on est dans un village un peu paumé, alors nos moyens sont très limités. On peut donc pas prétendre à avoir dans nos rangs les meilleurs ni les plus connus. De plus, j'ai été nommé assez récemment, je tente d'inverser une tendance qui n'allait pas dans le bon sens quant à nos résultats.

Vieillard 1 — Et vous comptez sur des gens comme nous pour redresser la barre ? À nos âges, on n'a plus autant de force dans les poignets, vous savez. Et pourtant, dans ma jeunesse, j'aimais bien avoir la barre…

Domi — J'en suis bien conscient, mais toute bonne volonté pourrait jouer dans la balance.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Ah, oui, je me souviens d'une photo parue dans un grand journal où tu étais en gros plan avec une très grande barre. Qu'est-ce que t'emballais, à l'époque !

Scène 5

Magali entre avec une petite assiette sur laquelle reposent deux beaux croissants.

Magali a le visage fermé.

Magali pose l'assiette sur le bord du bureau, devant Vieillard 1 et Vieillard 2.

Vieillard 1 — Ah, ben finalement…

Vieillard 2 — Ouais, mais vu que le café est pas terrible, je sais pas si je vais manger le mien.

Domi adresse un sourire courtois à Magali.

Domi (à Magali) — Merci, Magali !

Magali répond à Domi par un sourire forcé.

Magali — Grmpf.

Domi — Magali ?

Magali répond sèchement.

Magali — Quoi ?

Domi — Merci de ne pas me déranger durant mes entretiens. Sauf urgence, bien sûr.

Magali — Mouais.

Domi — Magali ?

Magalie — Quoi encore ?

Domi — Des vraies urgences, d'accord ? Pas comme hier.

Magali soupire.

Magali sort.

Scène 6

Domi — Ne faites pas attention à elle, je l'ai un peu forcée à répondre à vos…

Domi pointe un doigt vers l'assiette de croissants.

Domi — Vos attentes. Voyez comme j'aime que les gens se sentent bien avec moi !

Vieillard 1 — Faudrait lui apprendre à faire le café, parce qu'il est pas terribl…

Vieillard 1 s'interrompt devant la grimace de Domi.

Vieillard 1 — Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?

Domi — Ne répétez pas ces mots devant elle. Pour être totalement transparent avec vous, faire le café, c'est son… « pouvoir ».

Vieillard 2 — Ah, oui, effectivement.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — T'as failli faire une grosse gaffe, toi !

Vieillard 1 (à Domi) — Parce que tous vos employés sont des superhéros ?

Domi — On met un point d'honneur à engager autant que possible des personnes qui répondent à cette appellation, en effet.

Vieillard 2 (à Domi) — Quand vous dites « elle fait le café », vous entendez donc… « elle produit elle-même à partir de son corps la boisson qui se trouve dans ces gobelets » ?

Domi acquiesce d'un hochement de tête.

Domi — C'est notre distributeur. Ça permet d'économiser un peu sur les fournitures. Pas besoin de machine !

Vieillard 1 — Elle parvient à sustenter toute l'agence ? Parce qu'elle n'a pas l'air très…

Vieillard 1 se soupèse une poitrine fictive.

Vieillard 1 — Fournie niveau balcon.

Domi — Vous avez des robinets, n'est-ce pas, et ils sont tout petits, non ?

Vieillard 1 baisse le regard sur son pantalon, puis revient à Domi.

Vieillard 1 — Euh… Ça dépend… Depuis quelques années, oui, mais avant…

Domi — Pourtant, vous pouvez remplir tout le lavabo, et même la baignoire avec ?

Vieillard 1 — En effet, quand j'étais en forme, on pouvait pas m'arrêter.

Vieillard 2 ouvre de grands yeux.

Vieillard 2 — Une baignoire entière ?

Vieillard 1 agite la tête avec un petit sourire.

Domi — Et bien c'est pareil pour elle. Un puits sans fond !

Vieillard 2 — Une corne d'abondance ?

Vieillard 1 (à Vieillard 2) — T'as fini de fayoter, toi ?

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Mais euh…

Domi — Voilà, une corne, par exemple. Mais avec du café. Cela dit, heureusement que ça ressemble pas à une vraie corne, parce que je la vois mal aller acheter des tenues avec…

Domi place une main devant sa poitrine, avec un doigt tendu pour simuler une corne.

Vieillard 2 — Et c'est du déca ?

Domi — Non, mais on va quand même pas faire les difficiles. C'est déjà bien d'avoir une assistante avec un tel pouvoir. Si je me souviens bien, à droite, c'est du café noir, d'ailleurs assez corsé, mais ça dépend de ce qu'elle a mangé la veille. Et à gauche, c'est de la crème.

Domi se penche sur les gobelets.

Domi — Des fois, elle fait moins de crème, mais apparemment elle vous en a mis une bonne dose, vous avez de la chance.

Vieillard 1 — Donc si j'ai besoin d'en ajouter un peu, elle va revenir et…

Vieillard 1 affiche un sourire.

Vieillard 1 — Et m'en verser directement ?

Domi — Je vous vois venir, mais non ! Elle s'enferme dans le placard qui nous sert de cuisine et remplit des récipients qu'elle place au frigo jusqu'à usage. C'est pas une maison de passe, une nurserie ou une étable, ici, quand même. On sait se tenir.

Vieillard 1 — Dommage.

Vieillard 2 — Donc, si je résume bien la situation, vous êtes une agence de superhéros au rabais…

Vieillard 1 — Des SOUS-per-héros, on pourrait dire.

Vieillard 2 — Oui, très jolie formule.

Vieillard 1 — Merci.

Vieillard 2 — Donc des sous-perhéros dont l'une porte des sous-tien-gorges de café ?

Vieillard 1 — Pas mal, toi aussi. Bravo.

Vieillard 2 — Ah, merci bien. Au moins, j'ai deux neurones qui fonctionnent toujours.

Vieillard 1 — Tu parles de soutien-Georges, ça veut dire que si on est engagé, va falloir qu'on soutienne Georges Marchais ?

Vieillard 2 — Je crois qu'il ne fait plus de politique.

Domi — Non, là où il est, le pauvre…

Vieillard 1 — Pourquoi ? Il a quitté la France quand la droite est arrivée au pouvoir, en 1981 ?

Domi — Oui, c'est ça.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Arrête tes conneries, il est mort ! T'as oublié ? On passe pour des glands, là.

Vieillard 1 — J'ai clu voil un gland minet !

Vieillard 2 (à Domi) — Ça s'arrange pas, lui.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — T'as pas tes cachets sur toi, j'imagine ?

Vieillard 1 — Je les ai mis dans le pilulier de Wonder Woman, dans la chambre à côté de la mienne. Elle avale tout, tu savais ?

Vieillard 1 tend le bras pour attraper son gobelet, mais en renverse quelques gouttes sur le bureau.

Vieillard 1 — Ah, si c'est pas possible d'être empoté à ce point ! Regardez, j'en ai mis partout !

Domi — Mais c'est pas grave.

Domi ouvre un tiroir et sort un rouleau de papier absorbant dont il détache une feuille et l'utilise pour nettoyer.

Domi — Voyez : c'est déjà réparé !

Vieillard 1 — Non, c'est pas pour ça. Mais y en a tellement peu, dans ces putains de gobelets minuscules, que la moindre goutte vous prive d'une grande partie de votre drogue !

Domi — Ah oui, vu comme ça. Mais quand vous aurez fini, si vous en voulez plus, je pourrai rappeler Magali. Elle se fera une joie de vous resservir.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Tu penses que t'as chopé Parkinson ?

Vieillard 1 — C'est possible. Cette nuit, j'ai dormi sans ma chaussette gauche. Pas moyen de me souvenir où elle était. Et mon autre paire n'est toujours pas revenue de la laverie.

Vieillard 2 — Ah, ça s'attrape comme ça ? Par le bas ?

Vieillard 1 — Au point où j'en suis, ça ferait qu'une ligne de plus dans mon dossier, et quelques comprimés de plus à chaque repas.

Domi — Ah, justement, vos dossiers, puisque vous abordez le sujet, ça serait bien qu'on avance un peu dans notre entretien.

Domi cherche quelque chose parmi les piles de papiers de son bureau.

Domi — Bon, où j'ai mis vos CV, déjà ?

Domi (à Vieillard 2) — Commençons par vous. Le temps que je remette la main dessus, c'est quoi votre nom ?

Vieillard 2 — Pierre Stylo.

Domi — Quoi ?

Vieillard 2 — Oui, ça sonne mieux en anglais, c'est sûr. Depuis qu'on a été envoyés de force dans une maison de retraite en France, on a dû changer de nom. Officiellement j'étais Peter Parker, alias Spiderman. Vous voulez que je vous montre la morsure d'araignée dans mon cou ? On la voit toujours très bien, vous savez… entre les plis, bien sûr.

Vieillard 2 tire sur son col pour montrer la base de son cou à Domi.

Domi — Non, ça ira, je vous crois.

Domi (à Vieillard 1) — Et vous ?

Vieillard 1 — Homme amélioré.

Domi — Hein ?

Vieillard 1 — Oui, j'ai pas trouvé d'équivalent à Clark Kent dans votre langue comme mon petit camarade, alors j'ai francisé mon pseudo.

Domi — Ah.

Vieillard 1 — C'était Superman.

Domi — Oui, merci. J'avais compris. J'ai déjà entendu parler de vous, surtout quand j'étais gamin. Ça nous rajeunit pas, tout ça !

Vieillard 1 — À qui le dites-vous…

Domi retrouve les CV avec une mine de satisfaction.

Domi — Ah, voilà.

Domi parcourt les CV d'un regard distrait.

Domi — Et donc, vous… La vache ! Vous avez un parcours impressionnant ! Vos pouvoirs sont toujours identiques ?

Vieillard 1 — Qu'est-ce que vous entendez, par là ? Qu'on en a des nouveaux, ou bien certains qui ont disparu ?

Domi — Non, je voulais savoir s'ils sont toujours aussi efficaces.

Vieillard 1 — Ah… Ben…

Vieillard 1 (à Vieillard 2) — Je te laisse répondre en premier, alors.

Vieillard 2, pris au dépourvu, bafouille.

Vieillard 2 — Bon… Alors… Par où commencer… ? À cause de l'arthrose, j'arrive plus à plier les poignets, donc fini de tisser ma toile. Quand ma sciatique se réveille, c'est-à-dire presque tout le temps, faut pas compter sur moi pour grimper aux murs. Et comme j'ai le cigare qui est enfumé à l'intérieur, mon sixième sens est dans le brouillard.

Domi — Bien. D'accord. Donc il vous reste quoi, en définitive ?

Vieillard 2 — Mon… Mon vieux costume, ça compte ?

Domi — Il est pas trop grand ?

Vieillard 2 — J'ai demandé à la production du dernier film sur moi, ils ont même pas voulu me filer un des leurs. Pourtant, ils sont bien plus modernes que le mien, plus élastique, il me serait allé comme un gant… enfin comme un costume. En plus, j'ai l'impression qu'ils savaient même pas qui j'étais.

Vieillard 1 — Avec ton Alzheimer, si ça se trouve, c'était pas eux. Ou alors, c'était pas toi.

Domi fait un geste à Vieillard 1 de laisser son compagnon s'exprimer.

Domi (à Vieillard 1) — Chut, laissez-le parler, s'il vous plaît.

Vieillard 2 — Non, c'est tout. J'avais fini. Enfin, je crois. Si j'ai rien oublié d'important. Je peux détailler quelques expériences, si vous voulez ?

Domi — Non, ça ira, merci. J'ai bien toute votre filmographie en tête, l'intégrale est passée récemment à la télé.

Domi change de feuille, et se tourne vers Vieillard 1.

Domi (à Vieillard 1) — Quant à vous ?

Vieillard 1 — Oui, moi aussi, je peux détailler ses expériences, si vous voulez.

Domi — Inutile. Et votre costume ?

Vieillard 1 — La cape traîne par terre, et le reste tient surtout grâce à des épingles. Je me suis un peu tassé.

Domi — Oui, j'imagine.

Vieillard 1 — Les déguisements pour gamins, avec la mousse pour faire les muscles, ont l'air plus vrais ! J'ose même plus me montrer avec.

Domi — Vous m'étonnez.

Vieillard 1 — Du coup, comme c'est pour pas le montrer, je ne le porte même plus sous mes vêtements.

Vieillard 1 dégrafe des boutons de sa chemise, ce qui laisse apparaître de la peau et des poils.

Domi — Ah, beurk ! Heureusement que vous n'êtes pas Tarzan.

Vieillard 2 — Mais Tarzan n'a jamais été un superhéros !

Vieillard 1 — Oui, c'est vrai, il n'a aucun pouvoir. Sa seule chance, si je peux m'exprimer ainsi, c'est d'avoir été abandonné dans la jungle, et de s'être un peu adonné à la muscu.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Hein ? A quoi ?

Vieillard 1 — La muscu… En un seul mot, bien sûr. Te connaissant, t'es encore allé imaginer des trucs.

Vieillard 2 — En effet. Merci pour la précision. Mais avant de rencontrer Jane, il faisait comment, alors ?

Vieillard 1 soupire.

Domi (à Vieillard 1) — Et concernant vos pouvoirs ? C'est comme monsieur ?

Vieillard 1 soupire longuement.

Vieillard 1 — Non.

Domi — À la bonne heure !

Vieillard 1 — C'est pire.

Domi — Ah merde ! À ce point-là ?

Vieillard 1 — Depuis que j'ai un sonotone, plus de super-ouïe. Avec mes double-foyer, impossible d'utiliser ma vision laser. J'ai arrêté de voler…

Domi — À cause de l'arthrose dans le poignet ?

Domi mime le geste de dérober quelque chose.

Vieillard 1 — Quoi ? Non, quand mon sens de l'orientation est devenu tellement faible qu'il s'est adjoint les services du vertige.

Domi — Mais rassurez-moi, vous avez toujours…

Domi se touche le biceps en le contractant.

Domi — Des muscles de fer ?

Vieillard 1 lève des bras rachitiques.

Vieillard 1 — J'ai des bras de mouche ! Bon, je peux les baisser, maintenant ? Je tiens plus.

Domi — Ah, quand même…

Vieillard 1 baisse les bras en soufflant.

Domi — Donc, juste pour résumer, qu'est-ce que vous pouvez offrir comme service, à notre agence, dans l'hypothèse où je déciderais de vous engager ?

Vieillard 1 et Vieillard 2 se regardent, puis haussent les épaules.

Domi — Je ne vous cache pas que de telles personnalités apporteraient de la confiance de la part de mes supérieurs, mais aussi de la sympathie en provenance du public. Votre notoriété n'est plus à établir et vous jouissez d'une image qui ferait le plus grand bien à notre agence. Et Dieu sait qu'on a bien besoin. Vous… Vous pourriez renforcer notre équipe de relations publiques ? C'est dans vos cordes ?

Vieillard 1 et Vieillard 2 se regardent.

Domi — On vous fera des costumes tout neufs, bien ajustés, évidemment.

Vieillard 1 — Vous voulez dire que vous êtes prêts à nous engager ? Là ? Maintenant ?

Domi — Oui. Bon, je dois vous préciser que le salaire ne sera pas mirobolant, mais il y a de bonnes perspectives, surtout si j'arrive à redresser la barre.

Vieillard 2 — Ça alors ! C'est la première fois de l'année que ça nous arrive !

Domi — Quoi donc ? De dresser la… ?

Vieillard 1 et Vieillard 2 se réjouissent.

Domi —  Vous allez bien ?

Vieillard 1 — Quand on se fait chier dans la maison de retraite, on répond aux annonces. Bon, en dehors des recherches d'employés, on a jamais de réponse, mais là, on surclasse toutes nos prévisions : quelqu'un est prêt à nous embaucher !

Domi — Oui, je comprends votre étonnement. Nous sommes tombés bien bas pour offrir des postes à des gens comme vous. Mais vous nous feriez vraiment plaisir en acceptant. Je peux ajouter des tickets restaurant, si ça peut vous convaincre ?

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Tu crois qu'ils les prennent au réfectoire ?

Vieillard 1 — M'étonnerait. Mais on pourrait les échanger…

Vieillard 2 — Oui ! On mettrait des petites annonces ! « Échange tickets restaurant contre pouvoir de superhéros, costume ajusté ou services à la personne »

Vieillard 1 — Ajoute « Tous services à la personne, y compris intimes », parce que l'infirmière qui s'occupe de la toilette est pas franchement motivée.

Domi — Vous parliez tout à l'heure de Wonder Woman. Si vous parvenez à la convaincre, vous aurez une prime de cooptation. Elle a bien toujours ses accessoires, le fouet et tout ?

Vieillard 2 — Une prime ?

Domi — Si vous préférez, je peux vous octroyer une heure avec Magali.

Vieillard 1 et Vieillard 2 se regardent, le regard intéressé.

Domi — Ah, excusez mon lapsus. Je voulais dire le mâle à Guy. Mais oublions, ça ne vous intéressera pas.

Vieillard 1 — C'est qui, Guy ?

Domi — Guy l'Éclair, autrement dit Flash Gordon.

Vieillard 2 — Et c'est quoi, son « mâle » ?

Domi — Une créature, croisement entre nymphe et sirène, mais j'ai rien dit, passons.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — Qu'est-ce t'en dis, toi ?

Vieillard 1 — On pourrait faire l'impasse sur les ateliers sans perdre nos avantages.

Vieillard 2 — On aurait plus l'obligation de regarder la télé même quand elle est allumée.

Vieillard 1 — Surtout quand elle est allumée !

Vieillard 2 — Plus de couvre-feu.

Vieillard 1 — Plus de visite inopinée en pleine nuit pour vérifier qu'on ne s'est pas laissé aller dans nos draps !

Vieillard 2 — La belle vie, quoi.

Vieillard 1 — La vie d'avant, en mieux.

Vieillard 1 et Vieillard 2 se tournent vers Domi.

Vieillard 1 et Vieillard 2 — Non, merci.

Vieillard 1 — On n'est pas tombés si bas, quand même.

Domi — Vous regretterez votre décision. D'ailleurs, moi, je la regrette déjà.

Vieillard 2 — On était venus faire une balade, parce que ce matin c'était atelier bourrage et qu'on aime pas ça.

Vieillard 1 — Bourrage de coussins pour les cercueils, je précise.

Domi — En tout cas je vous remercie d'être venus nous rendre visite. Et si jamais vous changez d'avis, quel que soit l'atelier, vous savez où me trouver.

Vieillard 1 — N'ayez crainte, on ne vous embêtera plus.

Vieillard 2 (à Vieillard 1) — C'est quoi, après ?

Vieillard 1 — Je sais pas, attends voir.

Vieillard 1 sort une feuille de journal déchirée et la regarde.

Vieillard 1 — Alors, le bistrot pour les postes de serveurs-funambules, c'est fait. Les sous-perhéros, c'est bon. Et bien on va pouvoir se rendre au port pour les postes de manutentionnaires, ils doivent remplacer des manchots qui viennent de se faire amputer des pieds suite à un accident.

Vieillard 1 et Vieillard 2 se lèvent d'un même mouvement.

Domi est inquiet.

Domi — Attendez, on peut discuter ? Qu'est-ce que vous voulez ? J'ai pas beaucoup de moyens, mais on peut s'arranger, inutile de prendre la mouche. On a une bonne mutu… enfin on a une mutuelle qui rembourse en moins de cinq ans et presque autant que la sécu !

Vieillard 1 tend la main à Domi, qui l'ignore.

Domi — C'est le salaire ? Je peux faire un effort substantiel !

Vieillard 2 tend la main à Domi à son tour, qui l'ignore également.

Domi — Vous voulez une place plus en vue ? Je peux mettre une équipe entière en soutien pour que vous puissiez avoir tous les éloges !

Vieillard 1 et Vieillard 2 s'avancent vers la porte.

Domi — J'ai pas l'autorisation moi-même, mais je peux voir avec mes supérieurs pour vous mettre à ma place !

Vieillard 1 et Vieillard 2 sortent.

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