Les Souvenirs

redstars


Flash-back.

Retour rapide, lecture.


Je me rappelle. Je me rappelle ces heures fugaces où, assises sur les tables de ping-pong sous le soleil couchant, l'avenir s'ouvrait à nous, ses bras grands ouverts. Un avenir immense et sans barreaux, une page vierge de toute rature, une crème glacée qu'il suffirait de savourer, peut-être.

On avait le temps, on avait les rêves et l'insouciance qui va avec. On était jeunes. Lycéennes. On était libres, au moins assez dans nos têtes pour croire que tout serait possible.

Je me rappelle après les cours, de cette façon de refaire le monde avec nos idéaux et nos projets alors que l'automne se cuivrait. Nos rires étincelaient, personne ne savait mes bras striés sous mon tee-shirt à manches longues. Et je riais aussi. Parce que nous étions tout, parce que nous étions nous. Nous, cinq gamines préparant leur bac, détachées, entre nos livres éparpillés et la radio que nous n'éteignons que tard le soir.

Je me rappelle de nos sorties, en douce, de nos idées brillantes, de nos fringales en pleine nuit. Je me rappelle des longs couloirs de l'internat où nous errions en plein jour, à cause de la porte cassée que nous avions découverte. C'était agréable de remonter incognito dans nos lits lorsque les journées se faisaient trop longues. Se baisser pour éviter de n'être aperçues depuis l'extérieur, et s'étendre avant les révisions, au moins une heure ou deux.

Je me rappelle des soirées à apprendre à plusieurs, je me rappelle du petit sapin que l'on installait en décembre, des cadeaux pas chers que l'on s'offrait juste avant les vacances. Et des glaces découvertes à la cantine en début de nuit, du bout de la lampe électrique qui tressautait à cause de la peur d'être découvertes.

Je vous aimais tant. Ces heures perdues étaient tout pour moi. Elles venaient illuminer les journées sombres où les autres m'assommaient, me ruinaient, me détruisaient. Le soir venu, je retrouvais le sourire. Je n'avais pas prévu de m'autodétruire autant, d'y mettre une conviction folle, de n'avoir plus que ça pour tenir. Et de tout perdre, soufflant sur nos châteaux de cartes.

Les portables venaient de débarquer sur les ondes, et nous avions notre premier petit téléphone, c'était tout nouveau. A l'époque, c'était les parents qui avaient insisté, ce n'était pas devenu une obligation tacite comme aujourd'hui.

On sortait le soir en escaladant les barrières, on regardait le ciel assises sur un banc, on n'avait pas besoin de SMS puisque le lycée nous réunissait.

Et ce soir-là, errant sur les rails jusqu'à la petite gare de la ville, dévorées par la liberté, la jeunesse, la désinvolture de nos dix-sept ans. C'était il y a douze ans, et vous êtes toutes devenues des femmes extraordinaires. Vous avez avancé, vous avez parcouru le monde d'un bout à l'autre ou devenues mamans, vos vies sont bien remplies, et moi j'ai l'impression d'être encore là-bas, assise sur une de ces tables, toute seule à regarder mes écorchures. J'ai trébuché, un matin ou un soir, je ne me souviens plus très bien. J'ai fermé mon casier, ôté la clef autour de mon cou, défait mon lit, et je suis rentrée chez moi en auto-stop. J'ai gardé mes manches en été, parce que j'avais honte des coupures qui commençaient à s'accumuler sur mes bras. J'ai déserté, parce que je ne savais comment vomir dans les toilettes communes.

J'ai cassé notre amitié, un soir ou un matin, en disant adieu à ce bel internat, le cœur de mes plus beaux souvenirs.


Je vous regarde aujourd'hui, vous avez toutes fait un tel chemin, je suis tellement heureuse pour vous. Malgré nos regards étrangers, nos silences lorsque l'on se revoit, j'aime me rappeler. On a plus trop de choses à se dire, nous avons prit des routes différentes, mais je vous garde là dans mon cœur, dans un recoin spécial qui jamais ne sera scellé.

Je me suis perdue sur des chemins trop sinueux pour revenir jusqu'aux vôtres, pour être ancrée dans le cercle qui a perduré malgré les années. Je vous regarde et ne regrette pas les complicités disparues, et les rares photos de cette époque me font sourire. J'ai ma part de responsabilités.

Je vous regarde de loin.

Je ne viens plus aux soirées.


Avance rapide, lecture.


Je me rappelle de cette brunette qui était mon amie, avec qui je dessinais sur les tables de la salle d'étude, une fois les cours terminés. Avec qui je soulignais les fautes d'orthographe sous les tags qui recouvraient les murs, avec qui j'écrivais du Baudelaire à leurs côtés. Rire de rien entre midi et deux, dans un coin de la bibliothèque car la cantine était bondée. Il faisait bon lors des longues pauses en hiver, là près des radiateurs, et les pages parlant d'histoire de l'art étaient nos préférées.

On attendait devant la salle d'arts plastiques, et le professeur aimait nous dire que nous étions des jeunes filles de bonne famille. Ça le faisait rire. Je me demande s'il va bien. Je me demande s'il est encore en vie.

On ne savait pas le sérieux, on ne savait pas le conventionnel, non, nous, nous avions décidé d'être des Artistes plus tard. On ferait les Beaux-arts. On les a faits. On s'est perdues sans s'en apercevoir, c'était comme chuter au ralenti, c'était doux comme une soirée d'été, au moins autant que nos lointaines journées d'hiver. Et je me demande aujourd'hui si tu peins encore, si Walt Disney est toujours ton idole, si tu as croqué la belle au bois dormant sur un mur de ton appartement, peut-être pour ta fille. Je me demande si tu te rappelles de mon visage. Et de nos rires qui résonnent - j'en suis sûre - encore dans les couloirs.


Avance rapide. Lecture.

Pause. Lecture.

Retour au début de la cassette.


J'ai parcouru les pages où l'encre s'est effacée, il y en a tant. Les mêmes mots qui se notent, années après années, jours après jours. Je me rappelle la couleur de mon sac en maternelle. Rose. Il y avait des bonbons dessinés dessus. Je les scrutais souvent dès lors que je me sentais tomber. Et je tombais si souvent que ces sucreries sont restées gravées dans ma tête.

Je me rappelle le mur d'escalade. Et les chaussons qui faisaient mal aux pieds. Je me rappelle de mon grand-père qui aimait que je dessine pour lui. De mes larmes le jour où il est parti. Où il m'a laissée toute seule dans la pagaille créée par son absence.

Je me rappelle du jour où j'ai quitté l'internat. Où j'ai perdu contact pendant quelques années avec elles. Où nous nous croisions froidement dans les couloirs. A la solitude de me sentir si loin d'elles, après tout, j'étais partie. J'allais mal. Je ne voulais pas de spectateurs à ma chute.

Je me rappelle de l'inquiétude d'une amie de cours. Qui avait découvert mes bras striés, mes blessures encore tièdes, en cours de littérature. Je me rappelle du professeur, que je dévorais du regard et qui était la raison de mes très bonnes notes. Je me rappelle de mes hauts noirs. Et des jeans trop grands. Je me rappelle de mon amie encore, lorsque j'ai caché mes bras pâles et rougis, fautive. Je me rappelle de son regard. Je crois me rappeler aussi du mien.

Je revois le sourire sur le visage de mon frère, ce sourire jusqu'aux oreilles qui a disparu depuis. Je ressens notre complicité d'antan comme un rêve qui se serait achevé un matin sans crier gare. Cette complicité, aussi évaporée.

Je me revois faire mes bagages, après avoir apprit que j'avais le bac, en larmes. En larmes parce que je ne voulais plus avancer, je ne voulais plus faire un pas de plus. Et je n'étais pas censée l'avoir après tant de dégringolades dans les bas-fonds, ce diplôme.

Je me souviens. La solitude. Les solitudes. La folie.

Je me rappelle cette jeune fille aux cheveux trop longs, trop cuivrés, trop lumineux. Aux yeux trop maquillés. Trop sombres, trop noirs. Je revois les pizzas, les gâteaux, les glaces, une fois le lycée terminé, loin de celles dont le rire me manquait tant. Je me rappelle. L'écœurement, les vomissements. Les vomissements encore. Les jeûnes. Les os. Je la revois de loin, cette jeune fille paumée, avaler pilules sur pilules, verres sur verres, je la revois hurler dans les brancards du samu, je la revois attachée, sans personne pour la rassurer, dans un de ces hôpitaux psychiatriques glauques sont elle n'a plus de souvenirs tant elle avait absorbé de chimies. Vous n'avez pas le droit de vouloir mourir, mademoiselle, qu'ils disaient. Elle aurait pu leur cracher au visage, en entendant ça, boule de nerfs reliée au lit par des sangles impersonnelles, comme si cela allait changer quoi que ce soit au problème.

Je la revois, les yeux gonflés par les larmes, hurler pendant de longues heures. Hurler comme tous les fous qui gravitaient avec elle.


Je joue à la roulette russe avec les souvenirs. Je me demande si j'en aurai d'aujourd'hui, je me demande à partir de quand les instants deviennent des souvenirs.

Je cherche la fêlure dans les pages noircies du passé. Je suis bombardée d'informations sans raison ni sens, de pensées qui ont gardé la même nuance. Et je repense, et je me rappelle. Je mélange tout. J'hésite. Je ne serais pas contre une touche supplémentaire. Faire le vide. Tout effacer. Faire table rase.


Et voir après.

Et voir plus loin.


Et réécrire avec des mots tous neufs, colorés et prêts à l'emploi. Peut-être que ça serait différent.

Peut-être que je quitterais enfin les tables de ping-pong, où je me vois assise, seule, des années après. Peut-être que je vous rejoindrais. Peut-être qu'il n'est pas trop tard, pour me lever et avancer, au lieu de rester là, à regarder devant moi. A regarder devant moi, sans rien y voir d'autre qu'un trou noir, un météore fou, un point d'interrogation qui me fait une grimace.

A regarder devant moi... sans y voir. Sans savoir. Sans comprendre.


Peut-être...


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