Les taupes

lili-galipette

À peine trois gouttes. Mes salades vont encore crever. Je demanderai à Lucien si je peux prendre quelques seaux dans son puits. Il me doit bien ça. Il a bien pris son temps pour me rendre mes cisailles. À croire qu'il allait les garder. Ça lui ressemble bien. Il arrive peut-être à tromper les autres, mais pas moi. Je sais que s'il pouvait venir fouiner dans mon appentis, il se gênerait pas. Depuis le temps qu'il me réclame des boutures de mes rosiers. Et puis non, il vaut mieux pas que je lui demande de puiser son eau, il serait trop content que j'ai besoin de lui.

Ces saloperies de taupes, elles sont revenues. Elles disparaissent pendant des semaines. On croit qu'on peut enfin avoir un jardin propre et présentable. On refait des plantations. On bichonne la pelouse. Et un matin, c'est l'horreur. Elles ont bousillé mes plants de patate. Un jour, je ferai comme Albert : des bâtons de dynamite et une allumette pour avoir la paix. Et au moins, la terre sera vraiment retournée. Je supporte pas ces bestioles. Leurs petits yeux myopes, leurs grosses pattes, leur corps boudiné, tout est laid. Comme ma femme. Elle était affreuse dans ses blouses à fleurs, avec son parfum dégueulasse qui envahissait la maison jusqu'à la cave. Pas capable de cuisiner un plat mangeable. Toujours à se plaindre. Et toujours sur mon dos, avec ses pourquoi, et à me demander des comptes. Son seul talent, et elle en était fière, c'était de parler des heures sans s'arrêter. J'avais beau gueuler après elle, elle comprenait pas. J'aimais pas la frapper. Elle se mettait à sangloter, la bouche couverte de morve. Avec ses cheveux trop frisés et son maquillage, elle était hideuse. Ah ça, elle savait geindre ! La plus petite taloche, et elle gémissait pendant des heures. Elle voulait que je promette de ne plus le faire, de l'aimer un peu mieux. Qui aurait pu aimer cette mocheté ? Pour avoir la paix, je promettais. C'est devenu pire quand j'ai arrêté de la cogner. Elle se plaignait que je ne m'intéressais plus à elle, et pour une fois, elle avait raison. Elle répétait qu'elle serait plus heureuse une fois morte. Je lui répondais que je ne demandais que ça. Ça lui clouait le bec à chaque fois. Quand elle est morte, ça s'est pas arrangé pour moi. D'abord, j'ai dû me farcir les condoléances. Qu'est-ce que je m'en foutais qu'elle soit morte ! Mais vous comprenez, c'était un accident tragique : en arrosant ses jardinières suspendues, elle a fait un mauvais pas, et la chaise s'est renversée. Le médecin a dit qu'elle n'avait pas souffert. Dommage. Le pire, c'est à la messe que je l'ai entendu. C'était que des conneries écrites par des voisines faussement compatissantes. Elles se faisaient  mousser en racontant à quel point elles avaient été proches de la morte. J'ai entendu que ma femme avait été une épouse aimante et fidèle, une compagne bienveillante. Elles ont dit que c'était une pitié qu'on ait pas eu d'enfants, car elle aurait été une mère épatante. Moi, sur le premier banc, je me retenais de pleurer de rire. Bien sûr qu'elle était fidèle. Une femme comme elle, y a que moi qui avais été assez con pour en vouloir. Et des enfants, qu'est-ce qu'on en aurait fait ? Pour ça, je remercie bien le Bon Dieu de m'avoir évité cette galère. Même morte, elle a continué à me pourrir la vie. Pour sûr qu'elle doit se marrer là où elle est quand elle me voit essayer de cuire quelque chose. Mais ça peut pas être plus mauvais que ce qu'elle cuisinait. Et au moins, je l'entends plus ronfler, et j'ai plus à me farcir sa vilaine figure toute la journée. C'est toujours ça de gagné dans ma chienne de vie.

Je suis sûr qu'il y a plus de taupes que la dernière fois. En plus de défoncer mon terrain, elles bouffent mon potager. Ça, plus les limaces, je peux pas dire que je suis verni. Mais les limaces, je suis presque sûr que c'est Lucien qui les balance chez moi. Il dit tout le temps qu'il en a jamais dans ses salades. Moi, je dis que c'est pas possible, même avec des produits chimiques. Il doit faire ça quand je suis sorti. Il monte sur son échelle et il les jette par-dessus la haie. Et je pense bien que ça le fait rire ce con. Il sait que je me tue la santé à courir après ces bestioles et il me pousse vers la tombe. Il est comme ma femme, il s'y connait pour faire chier le monde. Ses grandes théories sur la crise économique, il peut en parler des heures, persuadé que ça m'intéresse. Cause toujours Ducon... Je déteste sa façon de parler. Tout le temps, il répète « Inutile de vous dire », et il enchaîne pendant des plombes. C'est un ancien instit. Sûr qu'il a dû dégoûter plus d'un gamin de l'école. Si l'Éducation nationale recrute que des gars comme lui, faut pas s'étonner que les jeunes ne sachent plus écrire. Ma femme adorait parler avec lui. Une pipelette et un philosophe, ça devait être beau à entendre. Elle revenait toujours me raconter leurs discussions. Comme si ça pouvait m'intéresser. Lucien ceci, Lucien cela, ça me faisait bien rigoler. Et ma femme qui me parlait de lui comme s'il avait inventé l'eau chaude. Un moment, j'ai cru qu'il se passait un truc entre eux. Mais c'était pas possible, elle était bien trop moche.

Demain, j'irai voir le docteur. Je lui dirai qu'il me faut un traitement plus puissant. A quoi ça lui sert d'avoir fait dix ans d'études s'il est pas foutu de me donner un truc qui soulage vraiment ! Chaque fois que je vais le voir, j'attends des heures. Il y a toujours une vieille dans un coin qui tousse tellement fort qu'on dirait qu'elle va  crever dans l'instant. Et souvent aussi, des femmes avec des gamins écarlates qui braillent. Et les mères qui font rien ! Ca me donne envie de cogner de voir à quel point l'éducation se perd. Si j'avais eu le malheur d'avoir des mômes, au moins ils auraient marché droit. Pas comme ceux de Lucien. Son fils surtout, un vrai voyou. Jamais coiffé, toujours à taper sur sa batterie.  Sa fille s'en tire mieux, si on veut. Enceinte à seize ans, mariée à dix-huit, elle est sûrement aussi chiante que l'était ma femme. De la mauvaise graine tout ça.

Le chat de Lucien a foutu une belle pagaille dans mes cultures. Il devait encore courir après une mouche. J'ai jamais vu un chat aussi gros. Ni aussi con. Il a jamais attrapé une souris de sa vie. Mais piétiner mes semis, il fait ça en beauté. Un de ces jours, il va prendre un coup de fusil. Et même si c'est pas moi qui le tire, ça me fera bien plaisir quand même. Je comprends pas pourquoi les gens se font chier avec des bêtes, des animaux de compagnie comme ils disent. A quoi ça sert un poisson rouge ? Bon, ça fait pas de bruit et c'est pas trop dégueulasse. Mais un clébard, ça gueule dès qu'une voiture passe et ça laisse ses merdes au milieu du jardin. Et le maître est tout content de sortir la petite pelle en plastique pour nettoyer derrière le toutou chéri. Faut être sacrément con quand même ! Et faut les dresser ces bestioles, sinon elles vous arrachent la jambe ou elles se jettent sur le facteur. Quoique ça lui ferait les pieds au facteur... Ce serait pour toutes les fois où il a mis mon courrier dans la boîte de Lucien. Ou quand il abîme les timbres. Il a pas l'air très malin. Je croyais qu'il fallait savoir lire pour entrer à la Poste, mais quand je vois le facteur, j'ai un doute. Et puis, c'est quoi ce type pas capable de rester propre jusqu'à la fin de la journée ? C'est pas comme s'il faisait sa tournée à bicyclette ! Ça, c'était le temps des vrais travailleurs. Lui, il a sa camionnette jaune, et il arrive toujours avec le pantalon crotté. C'est pas sérieux.

Il faudrait que j'essaye d'attraper une taupe ou deux. D'abord pour montrer à ces saloperies qu'elles feront pas la loi chez moi. Et puis, je pourrais les balancer chez Lucien. On serait quitte comme ça. Et ça me ferait rigoler un coup. C'est pas tous les jours que je me marre. Ma vie, elle est plutôt moche. Et c'est pas avec ma retraite que je peux m'offrir de quoi la rendre meilleure. De toute façon, c'est déjà assez dur de mettre trois sous de côtés. Je suis pas comme tous ces jeunes qui claquent leur paie comme s'ils avaient une planche à billets dans le grenier. Je garde mes sous pour mon enterrement. Y a personne d'autre que moi qui se préoccupera de ça, et je préfère décider tout seul. Je ne veux pas être enterré à côté de ma femme. Elle m'a gâché la vie, pas question qu'elle gâche ma mort. C'est déjà assez pénible de s'occuper de sa tombe chaque semaine. Je vais me louer une concession, pas trop loin des arbres, mais pas trop près quand même, sinon tous les oiseaux viendront chier sur ma croix. J'aimerais bien un petit bâtiment en pierre grise, avec une grille peinte en blanc et une grosse serrure. Je ne veux pas que ma tombe devienne le lieu de rendez-vous des gamins désœuvrés ou des clochards qui se droguent. Faudra que je demande à Lucien de s'occuper de mon petit mausolée quand je serai dedans. Sauf s'il meurt avant moi. Il en serait bien capable pour s'éviter la corvée. S'il me fait ce coup-là, c'est sûr que j'irai pas fleurir sa tombe bien souvent. Et ça me sera bien égal que les pigeons chient sur sa stèle. J'aime pas trop les pigeons. C'est le genre de bêtes qui poussent à devenir chasseur, juste pour avoir la paix le dimanche matin. Quoique les chasseurs ne profitent pas vraiment du dimanche matin. Faut être timbré pour se lever avant le jour et partir dans le froid pour attraper un canard ou un lapin. Quand on sait qu'on trouve tout ce qu'on veut au Leclerc, c'est vraiment de la connerie d'aller patauger dans la boue avec un fusil sur l'épaule. Mais c'est pas tout à fait vrai, y a pas tout ce qu'on cherche au Leclerc. L'autre jour, une femme avec un caddie plein a pris la dernière bouteille de lait écrémé. Elle a refusé de comprendre que c'est le seul lait que je digère, et que j'en mets tous les jours dans mon café. Et la caissière m'a dit de repasser le lendemain. Elle croit peut-être que j'ai que ça à faire ! J'y suis retourné le lendemain à l'ouverture, et j'ai pris dix bouteilles. On sait jamais.

J'ai vu les taupes cette nuit. Je n'arrivais pas à dormir à cause de la musique du fils du Lucien. Je me suis mis à la fenêtre. Impossible de les manquer avec la pleine lune. J'ai gueulé mais ça sert à rien, les taupes, elles sont aussi aveugles que sourdes. Je devrais peut-être prendre un chien. S'il fait bien son boulot, il aura pas faim, il pourra bouffer toutes les taupes qu'il attrape. Mais faudrait le dresser. Ah ça, je sais bien que j'aurais pas la patience ! J'ai tout épuisé avec ma femme. Je me demande encore pourquoi j'ai dit oui quand elle a proposé qu'on se marie. J'avais peut-être pas assez bien écouté la question. Mais sûr qu'elle m'aurait pas lâché avant que je lui réponde. C'était une belle connerie de dire oui. Et je l'ai bien payée. J'ai jamais pu lire mon journal tranquillement. Elle venait toujours me réclamer la grille des mots croisés. Elle a jamais su en finir une. Et il fallait que je lui lise la nécrologie, des fois qu'elle connaisse quelqu'un. C'était un de ses plaisirs ça, aller aux obsèques des gens du voisinage. Elle mettait toujours sa robe en feutrine violette. Elle disait que le gris, c'était morose, et que le noir, c'était trop sévère. Elle avait aussi un affreux petit chapeau avec une voilette. Elle disait que ça cachait ses yeux rougis. Moi, je crois plutôt que ça lui permettait de regarder tout le monde sans être vue. Ensuite, ça lui donnait de quoi jacasser des heures avec les autres vieilles du quartier. De toute façon, elle a jamais su rien faire d'autre que causer sans s'arrêter. C'est peut-être pour ça qu'elle a voulu qu'on se marie aussi vite ; elle savait qu'elle ferait jamais rien de bon de sa vie, et elle voulait pas que je m'en aperçoive trop tôt. Pour sûr que j'ai été bien attrapé. Y en a qui disent que c'est une bonne chose d'avoir une femme idiote, ça permet de se sentir plus intelligent. Je suis pas d'accord : c'est usant de penser pour deux. Et y a de quoi être fier d'avoir épousé une dinde, ça veut dire qu'on a pas beaucoup de considération pour soi-même non plus. Avoir épousé l'idiote du village, ça témoigne pas de beaucoup de jugeote. J'aurais mieux fait d'épouser Louise, comme voulait le père. Mais je suis sûr qu'elle m'aurait fait chier aussi.

J'en peux plus de ces sales bestioles qui bousillent mon jardin. Un soir, je vais m'asseoir au bout du potager, et je vais attendre qu'elles pointent leur nez. Je tirerai dessus autant qu'il faudra ; et tant pis si j'y passe la nuit et que je crève sur ma chaise. On pourra pas dire que je me suis laissé faire.

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