Les tripes à l’air
blanzat
J'ai fait la connaissance de Michel à la foire Saint-Luc, institution du pays de Gavray, aussi vieille que Richard Plantagenêt. Le hasard nous avait placés côte-à-côte sous le grand barnum. Il chipotait une côtelette, tandis que je croquais négligemment des allumettes de carottes.
Les joues rouges, l'œil rieur et attentif, il me parla sans préambule de la météo du matin même, qui avait été fort peu engageante. Bien que nous n'y fussions pour rien, nous pûmes nous féliciter d'avoir échappé à un grain, et rendre grâce aux cieux pour tous les participants de ce comice.
En vérité, le cœur n'y était pas, il m'était difficile de me réjouir d'une telle manifestation. J'étais venu soutenir une nièce qui lançait une micro-entreprise de lingettes réutilisables. J'appréciais du reste l'ambiance festive et le grand air, mais j'aurais aussi bien préféré explorer d'inconnus petits chemins, me trouver seul et ne penser à rien.
Michel dut sentir mon étrangeté, aussi entreprit-il de me raconter l'histoire que je livre aujourd'hui. Je lui en sus gré, car je n'eus qu'à écouter.
*
Il y a quelques années, il faisait partie de la Confrérie des Vikings du Bocage, qui siège en Avranches, et dont l'objet est de décerner des médailles gastronomiques aux charcutiers du pays Bas-Normand. Les membres se font appeler les Jurats, par proximité sémantique avec les jurés d'un tribunal.
Le grand maître de ces distingués messieurs, un certain André Promey, présidait donc à ces comparutions immédiates de terrines, boudins, saucisses et andouillettes.
L'assemblée était à majorité masculine, ventres proéminents sous blouses noires, écussons héraldiques de léopards passant l'un sur l'autre, foulards rouge de gueules et or, chapeaux melons sur trognes pourpres. On recevait en grande pompe monsieur le Maire et monsieur le Député, on faisait des discours vantant le savoir-faire local, l'amour des artisans pour les bons produits, litanies d'assonances labiales dans des gorges grailleuses.
J'arrêtai là Michel dans son récit, surpris du ton acide avec lequel il décrivait ces honnêtes gens. Il m'assigna au silence d'un hochement de tête, et je me tins coi.
Cette année-là, un record fut battu : soixante-douze terrines de porc furent déposées par les participants à la salle des fêtes. Ils venaient du Centre-Manche, de l'Orne, de la Mayenne, du Calvados. Convergence de soixante-douze blocs de chairs persillées pour douze goûteurs gourmets, salivation assurée des glandes gustatives.
Au milieu de cette assemblée, Michel à l'œil aiguisé vit la catastrophe venir dans les yeux d'André. Ce dernier n'était pas à son aise, on eut dit que cette profusion de salaisons l'écœurait. Cela n'échappa non plus à Noël, grand chambellan, qui lui faisait face.
« Eulah mon Dédé ! C'est-y que tu serais fillette ? Ou bin que t'aurais commencé avant nous ? »
Rires gras.
André, à l'imposante stature, courte moustache grise, connu pour son caractère taiseux, fit bonne figure et entama l'agape. Chacun devait goûter chacune des soixante-douze terrines et noter sur une grille d'appréciation ses impressions : assaisonnement, texture de la viande, cuisson, odeur, aspect général (note d'esthétique), note d'ensemble.
Pour faire passer les bouchées, des bouteilles de blanc sec furent déployées à travers la tablée, pourtant l'ambiance resta studieuse, appliquée ; il était question de manger.
André ne put pas terminer la cinquante-quatrième terrine qui vint à sa portée.
Il se leva, se racla la gorge, et demanda gravement l'attention de ses confrères.
« Mes chers amis, ne me tenez pas rigueur de ce que j'ai à vous dire. Je connais chacun de vous ici, c'est toute une vie que nous partageons depuis l'école élémentaire. Michel, j'étais à ton mariage, Noël, j'étais à celui de ta fille. Vous m'avez soutenu il y a quelques mois quand Sylvie est partie. Vous savez que je ne suis pas du genre à me cacher, je dis les choses franchement.
– Alors dis-les ! Lança Jacky du fond de la salle.
– Que faisons-nous ici, mes amis ? »
Il y eut un silence et des yeux ronds sans expression. Il était difficile de savoir sur certains visages s'ils cherchaient à comprendre de quoi il retournait ou s'ils patientaient pour retourner à leurs pâtés.
« Regardez-nous, de vieux messieurs bedonnants avec des problèmes cardiaques, de cholestérol ou de prostate, le diabète de certains…
– Et alors ? Coupa Jacky. Faut bien mourir de quelque chose !
– Doit-on pour cela en faire mourir d'autres ? »
Nouveau silence, l'assistance était perdue dans l'incompréhension.
« Mais de quoi tu parles André ?
– De ça, répondit André en désignant la table, de tout ça. Toute cette mort.
– Quelle mort ?
– La viande.
– Mais qu'est-ce que la viande a à voir avec la mort ? La viande c'est la vie !
– Comment peux-tu dire ça, Jacky ? La viande c'est une chair morte, sans vie, y as-tu pensé ?
– Deudla ! »
Jacky empoigna un couteau qu'il planta de rage dans la table. Dans le même mouvement il se dressa, sourcils froncés, poings serrés. Il pointa du doigt André :
« Je sais ce que t'es en train de faire, André, mais je te préviens de faire bien attention ! Tu parles à des éleveurs, des bouchers, des charcutiers, ton fils est là, de l'abattoir, fais bien attention ! Tu nous parles de mort alors que c'est ce qui nous fait vivre ! C'est de ça qu'on vit, la plupart d'entre nous, tes voisins, tes amis ! Es-tu fou ?
– Je dois l'être, sûrement, je sais qu'il est compliqué de vous dire ça, mais je ne pouvais plus faire semblant. Comprenez…
– Y a rien à comprendre ! Tu t'assois immédiatement et tu finis ta terrine ! Si t'ouvres ta gueule c'est pour bouffer ! Et puis je vais te dire André, tu fais le grand monsieur tout seul comme ça, mais t'es pas un homme, t'es un lâche. »
Avant de quitter la salle des fêtes, André Promey enleva son chapeau melon, le posa sur l'assiette de la cinquante-quatrième terrine et regarda Michel, qui baissa les yeux.
*
Mon voisin de table finissait son histoire et sa côtelette refroidissait.
Je lui demandai s'il était triste d'avoir perdu un ami. Il mit un certain temps à répondre, le nez dans son assiette.
« La vérité, jeune homme, c'est que la viande j'en ai marre, je la mange par habitude, par obligation. Il avait raison, c'est de la mort qu'on avale, mais peut-on le dire aux gens d'ici ? Ils ne comprendraient pas. Il faudrait remettre en cause leur vie même, c'est un effort bien trop grand qu'on leur demanderait. À plusieurs ce serait différent, mais seul je n'ai pas la force de dire non, et l'exemple d'André ne m'encourage pas. Il vit tout seul, sa femme est décédée depuis longtemps maintenant. Son fils ne lui adresse plus la parole, le dimanche il se tasse au fond de l'Église, il ne communie plus. »
Michel me disait tout ça avec un sourire d'aquoiboniste. Il prépara sa dernière phrase avec malice, les yeux à nouveau rieurs, les mots attendaient derrière les lèvres tremblantes :
« Non, vraiment, je n'ai pas les tripes, c'est peut-être pour ça que j'en mange. »