Les Trois Messes Basses

peter-oroy

Il y a bien longtemps Alphonse Daudet écrivit "Les trois messes basses". Il était loin de se douter ce que 2020 allait nous apporter. Voici un nouveau conte de Noël bien à propos...


LES TROIS MESSES BASSES furent publiées à la suite de son séjour à Fontvieille en l'an de grâce 1866 par Alphonse Daudet. D'abord en feuilleton dans l'Evénement sous le titre de Chroniques Provençales.

 

En 2020 cela donne à peu près…ça

 

Des dizaines d'énormes Big-Mac, Grigou?...

– Oui M'sieur l'curé, d'énormes Big-Mac calibrés à exactement à deux fois 45,4 gr de viande hachée et des bassines de pommes-frites. J'en sais quelque chose puisque c'est moi qui ai aidé à les préparer, avec beaucoup d'oignons rouges. On aurait dit qu'ils allaient tomber par terre tant ils sont épais et plein de tranches de fromage industriel, de sauce et de Ketchup… 

– C'eut été grand malheur !

– Jésus-Maria ! moi qui aime tant les oignons rouges bien rissolés !... Et avec les Big-Mac, qu'est ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?...

– Oh ! toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n'avons fait que préparer la belle viande bio du grand marché, les légumes bio du paysan local, les fruits confits avec peu de sucre de Madame Oclaisse. Vous savez, celle qui dort avec une épée au-dessus de la tête ! Enfin, à ce qu'on dit. Depuis midi nous n'avons fait que de préparer des meringues craquantes comme la neige au petit matin et de la crème fraiche qui nous vient directement des Alpilles.

– Grosses comment, les meringues, Grigou ?

– Grosses comme ça, M'sieur l'curé… Énormes !...

– Oh ! Dieu ! Je les vois… As-tu mis assez de vin dans les burettes, et, mais dis-moi, tout ce beau monde se désinfecte-t-il les mains au gel hydroalcoolique, comme le Roi le recommande ? Et tout le monde porte-t-il bien le masque et garde-t-il les distanciations sociales? Car il ne faut pas rigoler avec ce que préconise la faculté !

– Oui, M'sieur l'curé, j'ai mis le vin dans les burettes… Mais, fan de chichourle, il ne vaut pas le cru de Côtes du Rhône que vous boirez tout à l'heure tout droit sorti du rayon boissons de chez L'éclair, en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger de la Maison de Quartier! Tous ces Macvins dodus et remplis jusqu'à ras bord. Et la vaisselle en carton doré qui étincelle, les couteaux en plastique, les fleurs en papiers du dernier mariage célébré en notre église, les bougies vol… achetées chez Emaüs du bout de la rue !... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil.  

– Monsieur l'Maire a invité tous les sans-abris du voisinage. Vous serez au mois cinquante à table, sans compter les migrants ni les anciens Gilets jaunes. Ah ! vous êtes bien heureux M'sieur l'Curé. Rien que d'avoir flairé cette belle viande hachée, les effluves me suivent partout… Meuh !...

– Allons, allons, mon enfant. Gardons nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la nativité…

Mets ton masque et va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard.

 

Cette conversation se tenait i a pas gaire( il n'y a pas longtemps, en Provençal), en cette belle nuit de fin de confinement de Noël de cette p…. n d'année 2020, entre le curé Doncramouillot de la petite paroisse de Laroche-Joubier en Provence et son petit clerc Grigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit clerc Grigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le pauvre curé en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise.

Donc, pendant que le soi-disant Grigou faisait battre les cloches de la chapelle à en faire trembler les murs, le curé achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie de l'humble édifice ; et, l'esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s'habillant :

– Des Big-Mac gros comme ça avec du fromage coulant et du Ketchup, des frites bien rissolées…

Dehors le Mistral battait la campagne en écrasant le son des cloches au sol, faisant virevolter la neige qui recouvrait le bitume.

On voyait des lumières qui apparaissaient au pied du Géant de Provence, le Mont Ventoux, en haut duquel s'élève la tour de l'observatoire météorologique. Des silhouettes se détachaient au travers du rideau de neige. Des gens gravissaient la colline vers la petite église en pestant contre le covid et le gouvernement qui les avait enfermés pendant des semaines chez eux. On apercevait de temps en temps la lueur fluorescente d'un Gilet jaune tenant sa planche de palette incandescente à bout de bras. Malgré le vent et le froid, tout ce peuple hétéroclite marchait allégrement. Certains, en mal des dernières informations avaient remplis une attestation de déplacement dérogatoire en bonne et due forme. La crainte d'une prune de 135 euros les remplissait d'incertitude. Mais beaucoup de monde cheminait en ces heures tardives avec entrain, soutenu par l'idée qu'au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans table mise pour eux en bas dans le réfectoire.

De temps en temps, sur la rude montée, le quatre-quatre d'un élu faisait miroiter ses glaces au clair de lune. Ou bien un SUV Diesel faisait rugir son moteur en dégageant d'innombrables particules fines.

A la lumière des phares à diodes les villageois reconnaissaient un avocat ou le fils du notaire et les saluaient au passage :

– Bonsoir M'sieur…heu. Me rappelle plus de son nom à ce c..n.

Sans répondre les pontes aiguillonnaient l'accélérateur. Les docteurs Toubène et fils marchaient accompagnés de leurs pimbèches respectives. 

Comme à leur habitude, à l'entrée de la cour de l'église, ils empruntaient le sens interdit pour gagner du temps. En effet, ainsi. Ils ne devaient pas contourner la vieille fontaine surmontée d'une vestale nue que l'on avait recouvert d'un linge pour ne pas choquer les esprits puritains.

– B'soir M'sieur l'docteur. 

– Bonsoir mon brave. Et cette grippe, ça va mieux ?

Mais déjà le brave homme de médecine avait tourné le dos.

On avait caché la crèche derrière un panneau de bois garni de branches d'olivier. Laïcité oblige !... Ben oui ! aussi dans l'église ! Egalité pour tout le monde !... C'est le credo de notre siècle.

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid, le Mistral piquait le nez malgré le masque chirurgical, les lunettes s'embuaient et une neige polluée glissait sur les manteaux made in China. Tout cela s'inscrivait bien dans la tradition des Noëls de l'époque. Tout en haut de la côte, l'humble chapelle dressait pourtant fièrement son clocher au toit percé, dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières provenant des écrans des smartphones semblaient danser une sarabande infernale dans l'obscurité en éclaboussant les visages hagards penchés au-dessus.

Passé la petite barrière, en maintenant la distance de sécurité anti-covid, on présentait son sac au vigile qui, d'un air suspicieux, du haut de sa stature imposante vous dévisageait de ses yeux noirs. On traversait alors le parking où rutilaient les gros 250 chevaux des notables, rangés côte à côte sans ticket de parcmètre. La maréchaussée qui rôdait déjà le carnet à la main ne s'en émouvra pas. « Ce sont nos élus, que diable ! »  

On entendait le ronronnement des robots de cuisine, le choc caractéristique des bouteilles de Cola en pet recyclable. Le bruit des friteuses mélangé à l'odeur d'huile se répandait jusqu'au porche de l'édifice religieux. Il y avait aussi des moules qui cuisaient dans leur gros fait-tout de fonte (Tiens ça existe encore ces machins là ?) et qui exhalaient leur parfum d'herbes lyophilisées, conditionnées en sachets de carton recyclables. 

Toutes ces bonnes odeurs faisaient dire à l'assemblée unanime :

– Quel bon réveillon nous allons faire après la messe, surtout que c'est gratuit.

Puis il fallait passer vers la fontaine à désinfecter les mains qui avait harmonieusement remplacé le bénitier. Surtout ne pas oublier le masque ! 

 

II

 

Bip-bip-bip… Bip-bip-bip !...

C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle, cathédrale miniature, aux murs retenus par des échafaudages depuis le dernier incendie perpétré par des petits c..s de la commune voisine, des  boiseries ornées de dégoulinants graffitis peints à la bombe resplendissent sous la lumière vacillante des lampions, eux aussi, made in China, on aperçoit à peine les paroissiens affamés et masqués. Il y a malgré tout du beau monde bien habillé. Voici d'abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, Monsieur le maire de la grande ville, Monsieur Vatfer et le premier adjoint Monsieur Fouttreu en costumes de chez Larvin, et près d'eux tous les notables invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours usé jusqu'à la corde ont pris place la vieille pharmacienne en mini jupe couleur de feuille de la sécu et la jeune préparatrice en pharmacie vêtue d'un blouson trop court et de jeans troués aux genoux et chaussée de basquettes blanches immaculées. Plus bas on voit, vêtus de noir quelques casseurs qui se réjouissent de casser du cul-béni, ou n'importe quoi, à la sortie. Au fond, sur les bancs c'est le bas office, les gagne-petit au SMIC avec leurs familles, quelques vrais gilets jaunes, meurtris, martyrisés, matraqués, l'œil bandé, trompés mais présents devant Dieu ; et enfin là-bas, tout contre la porte de saloon qu'ils entrouvrent et referment discrètement, les commis de cuisine qui viennent entre deux steaks hachés prendre un petit air de messe et apporter l'odeur des frites dans l'église tout en fête et tiède de tant de lampions allumés.

Est-ce l'odeur de viande cuite à la plancha à gaz qui donne des distractions à l'officiant ? Ne serait-ce pas plutôt le smartphone sur minuteur de Grigou, cet enragé bip-bip-bip qui vibre au pied de l'autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps :

– Allez ! arrache toi curé on n'a pas des plombes devant nous…Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.

Le fait est que, chaque fois qu'il vibre, ce smartphone 5G made in China avec plus de 258 Go de mémoire et pourvu d'un écran sans bord, le bon curé oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon. Il se figure les cuisiniers suant sous leur toque devant les pianos d'un grand cuisiniste du pays, la vapeur qui monte des friteuses, et dans la buée de grosses moules magnifiques, bien charnues qui s'ouvrent en béant bêtement, les bol mélangeurs plein de crème que les coûteux Thermofouette battent sans relâche.

Ou bien encore il voit passer des files de marmitons, la vapoteuse au bec, allant trier les monceaux d'épluchures dans les gros containers de couleur. Un pour le papier, un pour le verre, un pour les déchets ménagers, un pour…  A chaque fois que la porte s'ouvre à l'aide du badge d'ouverture, l'odeur de frites se mêle aux effluves de moules et de viande hachée recouverte d'oignons juteux. En pensées il est déjà attablé, dévorant avec délice trois ou quatre Big-Macs. Il voit la grande table toute chargée de victuailles plus alléchantes les unes que les autres. Après cette longue période de confinement à ne manger que des pizzas surgelées du supermarché, insipides et peu ragoutantes, des salades préemballées, lavées, conditionnées et puantes comme du désinfectant d'école des années cinquante, du fromage inspiré des mollusques de l'océan parce que, soi-disant, la date de péremption était dépassée, c'est un fantastique régal de humer ces odeurs enivrantes et ces merveilleux Big-Mac dont parlait Grigou (ah ! bien oui, Grigou !) accompagnés de Ketchup dégoulinant et de frites bien croustillantes. Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble au curé Doncramouillot que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe de l'autel, et, deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum ! il se surprend à dire le Benedicité ! A part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la première messe ; car vous savez que, le jour de Noël ; le même officiant doit célébrer trois messes consécutives. Ben oui, la religion n'a plus cours dans ce monde moderne de haute technologie et de déni de tradition, de peur de passer pour un ringard qui n'est pas Geek., ou pire ; c'est selon ! Et tout cela dans les dingbipou beloup, beloupdu portable que l'on a oublié d'éteindre ou de mettre sur silencieux. Au fait, l'a-t-on oublié ?

« Et d'une » se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis  sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu'il croit être son clerc, et…

Bip-bip-bip… Bip-bip-bip !...

C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de Doncramouillot.

– Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette le smartphone de Grigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. Précipitamment il officie sans mesure, esquissant signes de croix, génuflexions et les plus élémentaires et solennels gestes de la messe. L'évangile défile comme un TGV à pleine vitesse. Tel un bolide lancé à vive allure sur l'autoroute il dépasse tous les radars de la bienséance. Il passe devant le Confiteor en klaxonnant. Entre Grigou et lui, c'est à qui émettra le plus rapidement les versets et les répons comme s'ils devaient écrire un maximum de textos en un minimum de temps. On bredouille un langage crypté comme des jeunes faisant virevolter leurs pouces sur le clavier du smartphone

Oremus ps… ps… ps…

– Mea culpa… pa… pa…

Pareils à des banlieusards rejoignant le périphérique par la A84 un lundi de pluie, ils se dépassent sans prendre garde aux fondement du latin de la messe, en postillonnant dans leur masque chirurgical tout humide - d'ailleurs, selon la médecine, il serait temps d'en changer ! -, gesticulant comme des diables ils renversent les fontaines de gel désinfectant placées à droite et à gauche de l'autel. 

– Dom … scum !… dit Doncramouillot,

– … Stutuo !… répond Grigou en faisant retentir le bip-bip-bip frénétique de son smartphone, vérifiant de temps en temps sa messagerie. A ce tempo-là une messe est vite expédiée.

– Et de deux ! balbutia le chapelain à bout de souffle. Puis sans perdre de temps, haletant comme un malade, le visage rubicond, il enjambe les marches de l'autel et …

– Bip-bip-bip… Bip-bip-bip !...

C'est la troisième messe qui commence. Encore un effort et la salle à manger des Restos du Cœur s'ouvrira enfin. Mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche, l'infortuné Doncramouillot se sent pris d'une folie d'impatience et de gourmandise. Il en perd son latin. En lisant le missel il croit voir un écran de TF1 avec ses innombrables pub pour les Big-Macs hauts comme des mâts d'antennes 5G, des moules dodues et charnues comme la poissonnière du supermarché. Il se croit sur une de ces merveilleuses portions d'autoroute allemande où la vitesse n'est pas encore limitée. Il voit les verres pleins de ce capiteux nectar des vignes. En l'absence de Modération qui n'est pas encore arrivée il s'en dégustera quelques uns, et le bip-bip-bip lui crie :

– Vite, vite, on s'en fout du 80 !

Mais plus vite, comment faire ? Il marmonne à peine les mots en trichant honteusement devant Dieu. 

La messe ressemble à l'énumération des effets secondaires d'un médicament de pub télévisée. Soumis à la tentation, Il saute un verset, puis un autre. Grille l'épître comme on grille un feu de circulation qui passe à l'orange très foncé. L'évangile ressemble à une audience pour solliciter une augmentation de salaire. Le credoen est la réponse : néant ! Il court comme un banlieusard qui veut attraper un train un jour de grève surprise. Et par bonds et galipettes, omettant le plus important comme le ferait un politicien, il s'enfonce dans la damnation éternelle, toujours suivi de Grigou. Oh ! L'infâme Grigou (vade retro, satanas ! ), qui le précipite avec délectation dans l'abime.

Il faut voir la mine ahurie des paroissiens qui ne comprennent rien à cette messe marathon. Les raclements de chaises au sol accompagnent les alléluias mal à propos, le bruissement des blousons et des manteaux se croisent quand certains s'assoient et d'autres se lèvent ou s'agenouillent faisant tomber les psautiers dans un brouhaha indescriptible. Les caméras portables tenues au bout d'une perche tremblante et incertaine enregistrent des images plus floues les unes que les autres malgré le stabilisateur.

– L'abbé va trop vite… s'exclame l'épouse du banquier. On ne peut pas suivre les actions de la messe.

Maître Profit, le notaire du bourg voisin s'exclame en ajustant ses lunettes : Diantre où en sommes nous ? Y a-t-il un code ici ?

Mais au fond, chacun se réjouit comme à la fin des pubs à la télévision. Plus vite ce sera fini, plus vite on ira manger !  Et quand Doncramouillot, le visage ruisselant de sueur, se tourne vers l'assemblée et hurle en jetant son livre de messe : « Ite, missa est »une rumeur, comme lors d'un beau but de fouteuboll,lui répond dans un bruit de chaise « Deo gratias ».

 

III

 

A peine cinq minutes après, les paroissiens prenaient place dans la grande salle aménagée pour l'occasion par les Restos du Cœur, tandis que quelques casseurs mettaient le feu aux poubelles et à quelques voitures parquées dans la cour jonchée de masques en papier. « Si, si, c'est la tradition des fêtes de fin d'année maintenant ! » A la lumière des incendies on chantait, on riait, on s'amusait pendant que les casseurs caillassaient les pompiers venus éteindre le feu. Les CRS chargèrent et tirèrent quelques balles de caoutchouc dont certaines atteignirent les vitraux de la chapelle. Ils s'avéra plus tard que ce fut le fait de quelques manifestants, dira-t-on de manière tout à fait officielle.

A l'entrée de la salle, une petite fille aux cheveux tressés, à la mine globulaire et patibulaire, les sourcils froncés distribuait des tracts concernant une horrible conspiration des hommes ayant abandonné leur monde au profit de leur bien-être en polluant tous azimuts…

D'énormes enceintes Bluetooth diffusaient une musique assourdissante pendant qu'un beamer projetait un film en streaming sur un des murs de la salle. Les Big-Macs défilaient, servis à table 

-pandémie oblige- par d'avenantes jeunes filles qui demain pour certaines, indubitablement, iront déposer plainte pour harcèlement. De tout cela Doncramouillot ne se souciait guère. Il engouffrait les Big-Macs et les frites sans penser aux cinq fruits et légumes par jour. Il éclusait des verres et des verres de vin en faisant attention que Modération ne le surprenne point. Il avait allumé un gros cigare après avoir lu sur l'emballage : « Fumer pue », mais cela il le savait déjà. Le cigare ça pue ! 

Il but et manga tant et si bien qu'il en mourut la nuit même. Consternation ! Pourtant sa montre connectée avait vibré et lancé des alarmes dont il n'avait pris garde. Il ne put donc se repentir auprès du Seigneur. Comme tout un chacun il monta au ciel par un beau matin de reconfinement.

Pécaïre ! quelle réception ! Saint Pierre l'attendait les mains sur les hanches, la jambe droite tendue devant lui,  battant le sol de ses Adidas de Jésus. De lourdes clés USB forgées pendaient à sa ceinture. 

– Prosterne-toi, mauvais chrétien ! Baisse tes yeux rougis par l'alcool et l'abondance de nourriture ! lui dit en ces mots le Juge suprême. Ta faute est impardonnable et a détruit toute une vie de vertu… Tu m'as volé une messe de minuit… Eh bien ! tu m'en devras trois cents à la place ! La porte du paradis ne s'ouvrira que lorsque toi et tes paroissiens, qui par ta faute ont aussi péché, aurez participé en ta chapelle à ces offices. Les casseurs, on ne peut rien y faire. Comme d'habitude ces révolutionnaires ont filé dans leur squat ou se cachent au fond du jardin dans la résidence de Papa et Maman !

 

…Et voilà, braves gens, la vraie légende de Doncramouillot comme on ne la raconte plus le soir à la veillée. Ben non ! Le soir on regarde Khô-Lanta à la télé ! Aujourd'hui la grande salle louée par les Restos du Cœur n'existe plus. Incendie accidentel a vite conclu l'enquête de la gendarmerie. Mais les ruines de la chapelle sont encore visibles au milieu d'un bouquet d'oliviers, au pied du Mont Ventoux. Le Mistral fait battre la porte dégondée, taguée et brulée par des saisons de soleil implacable et d'incendies volontaires. La croisée d'ogives s'est écroulée depuis fort longtemps. Des corneilles habitent les cimaises de l'édifice. Des arbres ont poussé sur les murs dénudés, infiltrés par les pluies de novembre. L'herbe pousse au milieu des détritus dans le transept. Les vitraux du chœur laissent passer les bourrasques de vent rageur par les vides laissés par le temps ou cassés par des cailloux ou des balles de LBD (Lanceurs de balles de …défense ?!) 

Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière folâtre parmi les ruines et qu'en allant au réveillon chez des amis, les paysans aperçoivent des cierges invisibles qui vacillent dans l'air glacial. De temps à autre une silhouette diaphane semble troubler l'atmosphère recueillie de la chapelle.

…Ne riez pas braves gens. Car on dit qu'un vigneron de l'endroit, un certain Grigolo, probablement descendant de l'infâme Grigou, affirma à la table du fast-food un soir de Noël, s'étant perdu dans la garrigue vit cette scène hallucinante… Vers les 23 heures, alors qu'il gravissait un chemin mal aisé, un silence glacial l'enveloppa. Le Mistral se mit à souffler. Et soudain, au loin une cloche fêlée tinta dans la nuit sans lune. Derrière lui il vit des torches s'allumer une à une pour ne plus former qu'un cortège muet. Il distingua des ombres imprécises et mouvantes. Il entendit des voix qui murmuraient quelque salut d'un autre temps.

Quand le chemin fut désert et que les fantômes eurent pris place dans les ruines, Grigolo s'approcha et le spectacle qui s'offrit à sa vue le glaça sur place. Tous ces gens avaient pris place autour du chœur. Il y avait la du beau monde comme on disait autrefois. Des costumes de chez Larvin, des robes Chancel, des écharpes de soie Harmès, mais aussi des jeans troués au genoux des minijupes aux couleurs indéfinissables. « Mais, Dieu que ces gens ont l'air vieux et leurs habits fatigués, troués par endroits, élimés, tout juste bons pour la friperie d'en bas. Et encore, ils n'en voudraient même pas ! » Des chouettes affolées et quelques frelons et chauves-souris venues de Chine porter le prochain virus et quelques doses de vaccin contre la maladie, venaient de temps en temps troubler la cérémonie. Mais ce qui amusa notre brave vigneron au plus haut point, c'était ce petit personnage bedonnant, le cheveu rare et les lunettes cassées, agitant son smartphone silencieux, pendant qu'un prêtre rondouillard, habillé de poussière, en des gestes lents, se mouvait doucement devant l'autel en récitant des oraisons muettes…

Bien sûr, c'était Doncramouillot, en train de célébrer sa troisième messe de minuit.

 

- Non !... ce n'est pas fini -

 

N'est-ce pas qu'il est beau notre monde actuel, rigoureusement calibré, conceptualisé, bordé de barrières et ceinturé d'interdits? Nous avons tout et plus. C'est avec une certaine condescendance que nous jetons un regard amusé au passé. De l'avant, toujours de l'avant ! Il ne faut point regarder en arrière rétorquait souvent le CEO de l'entreprise où j'oeuvrais ; à mon plus grand amusement, lorsqu'il se cassait le nez sur les mauvaises expérience du passé qui ne manquaient jamais de le rattraper. Etre le premier, devancer les autres, atteindre l'impossible perfection. La recherche à outrance de la performance, s'arrête le jour du jugement dernier. C'est le jour du repentir que l'on voudrait repousser au plus loin, le jour où l'on voudrait laisser sa place… « Mais après-vous chère Madame ! ; je vous en prie, Monsieur, passez le premier ! » Las !, on redevient humain. L'humanisme n'est plus une valeur mais un handicap. La bonté, la miséricorde, la morale et le respect ont laissé place au profit et à l'orgueil. On n'a plus le temps d'être bon. La course effrénée du monde à sa morne globalisation ou mondialisation annihile la pensée humaine individuelle. La volonté de créer une civilisation soumise, monochrome et sans âme est à la portée de nos dirigeants par de nébuleuses mesures nécessairement appliquées. Ils laissent honteusement la porte d'entrée grande ouverte à ces mêmes multinationales qu'ils font semblant de combattre pour, sournoisement, récupérer par la voie d'impôts et de taxes en tout genre une aumône que celles-ci feront aussi semblant de leur accorder. Hypocrisie ! 

A tant bien vouloir faire, par la science du clonage, bientôt l'homme se substituera à Dieu et accomplira le blasphème suprême sur l'autel de la gloire, de la morgue et de l'orgueil. Dès lors l'humanité cessera d'être. Méditez et allez en paix !

 

Voilà le sermon prononcé une nuit de paix  par un bon vieux curé de Provence!

 

Alors mes amis, relisez l'œuvre d'Alphonse Daudet. Laissez-vous émerveiller par la lueur du soleil couchant sur la feuille d'automne nimbée de lumière. Méditez devant le mouvement perpétuel et pourtant toujours dissemblable de la vague qui vient mourir sur la plage. Embrassez du regard la splendeur muette de la montagne quand vibre l'aurore dorée. La liberté a-t-elle un prix ? Seul l'amour des êtres et des choses n'a de valeur. Oubliez tout et laissez-vous transporter quelques siècles en arrière où tout était encore en devenir. Mais ça, n'y pensez surtout pas trop !

 

Voila, …c'est fini !... Adessias. 

 

 

© by Peter Oroy November 2020 

Signaler ce texte