Les Vets
george-w-brousse
« À la porte ! »
C'est probablement ce qu'auraient dit les Ardèche Vets s'ils m'avaient reconnus. À une époque, on avait un compte à régler eux et moi. Mais c'est passé, tout ça. Un jour, j'ai décidé de prendre les choses en main. Je leur ai envoyé un mail pour annoncer ma présence à l'une de leurs soirées. J'ai laissé mon appareil photo dans la voiture, comme ils me l'avaient demandé, je me suis faufilé au milieu des autres caisses garées devant le local — c'était en février et il pleuvait des cordes — et j'en ai abordé trois réfugiés sous un abri en tôle. Des palettes flambaient dans un tonneau où on avait taillé les lettres VETS. Nul doute que les gars auraient aimé y graver le nom du club en entier, mais ils avaient dû se raviser pour une raison ou une autre : la flemme, l'envie d'un autre verre de whisky…
Deux des gars portaient le blouson. Je leur ai adressé quelques mots puis je me suis rapproché de la porte ouverte : une bonne femme bière à la main campait devant et on devinait déjà la musique, dont les derniers soubresauts étaient couverts par le bruit de l'eau, en contrebas.
On ne passait que du vieux rock aux riffs acérés, comme il fallait s'y attendre. C'était bas de plafond, et on avait le droit de fumer à l'intérieur. Je distinguais quand même une bonne trentaine de types en uniformes : jeans, cuir sans manche et tatouage apparent, la plupart amassés devant le bar ou à faire la queue pour se resservir en choucroute. J'avais acheté quelques tickets alors j'ai demandé un whisky à l'un des barmans. Il m'a demandé : « Coca ? » et j'ai dit oui. Je m'en suis voulu, jusqu'à ce que je le vois verser du Label 5 dans mon gobelet en plastique. Aucune envie de boire ça pur.
J'observais les affiches, me demandait vaguement comment entrer en interaction avec quelqu'un. Je ne connaissais rien à la moto, tous ces gars étaient potes, ou connaissances et moi, mon verre déjà vide toujours en main, je n'avais rien à foutre ici. Ma présence n'intéressait personne, même pas moi. Je m'accoudais au bar, écoutais des bouts d'anecdotes que j'arrivais à saisir — principalement des trucs banals concernant l'entretien de la maison ou des motos, les dernières nouvelles de machin. J'essayais surtout de reconnaître celui qui m'avait envoyé le mail, me demandant si j'aurais le courage d'aller lui serrer la patte.
Des années plus tôt, j'étais dans les Landes. J'avais négocié des demi-journées de congé pour aller à la rencontre de motards qui se rassemblaient pour un Bike Show complètement démesuré. Les organisateurs annonçaient plus de 7000 personnes sur un week-end, dans une station balnéaire qui coptait dix fois moins de résidents permanents. On croisait des Hell's Angels dans les files d'attente de la pharmacie, les plages débordaient de tatoués, d'énormes bécanes ronronnaient dans les rues dès le lever du jour et la nuit, elles pétaradaient en s‘éloignant alors que tous les bars jouaient du rock à papa : c'était l'extase. J'accostais les motards pendant que mon frère les photographiait et la plupart nous apprenaient des trucs. À court d'idée mais mourant d'un prétexte pour leur adresser la parole, j'avais piqué l'idée d'un pote : je leur demandais de poser de dos, de façon à ce qu'on ne voit que l'arrière de leur cuir — lui avait fait ça avec des métalleux. Certains me racontaient l'histoire de leur club, d'autres montraient leurs culs ou refusaient de nous adresser la parole, peut-être parce qu'on portrait des chemises hawaïenne, des shorts courts et des tote-bags roses. Plusieurs mois après la publication de mon article, mon frère avait reçu un long message d'insulte : mon papier était peut-être un peu vachard, mais il avait surtout été mal interprété. J'adressais donc une réponse au président du club, qui, elle, était restée sans réponse.
Il était au bout du comptoir, accaparé par deux autres types qui portaient aussi les couleurs. J'hésitais à m'approcher, retournai au bar commander un verre — « Coca ? » « …Non » le gars me fit cadeau du verre — je le vidai d'un trait et repris place contre un poteau, el Presidente toujours face à moi. Quand l'un des deux autres types s'éloigna, je me faufilais la main tendue :
« Christian ? Je t'ai envoyé un mail, pour te dire que je passerai
-Ouais. Bienvenu. Ça va comme tu veux ?
- Oui, merci.
- Super. »
Je n'avais rien prévu d'autre que cette première phrase : je comptais sur lui pour faire la conversation, peut-être même pour mettre à exécution quelques unes des menaces promises par écrit. Au lieu de quoi je n'avais eu droit qu'à un court échange respectueux sur fond de ZZ Top. Un autre membre du club, qui m'avait vu reluquer les affiches une bonne partie de la soirée, m'en tendit une qui annonçait la prochaine concentration organisée par les « Vets ». Je lui demandais de me donner aussi quelques flyers, que je pourrais déposer sur mon passage, et me tirai d'ici.
Il flottait toujours. Trois autres types avaient pris le relai sous l'abri en tôles et de nouveaux arrivants venaient s'abriter dans la salle enfumée. Je les saluais de la tête, les mains enfoncées dans les poches, déçu mais ravi de n'avoir plus rien à craindre des ardéchois à moteur.