Les yeux bleus

lesyeuxdupapillon

Une rencontre. Une soirée. Un possible : entrevu et vite refermé.

Je regarde ta main, posée sur la nappe à carreaux.

Elle est belle : fine, avec de jolis doigts et des ongles courts. Il y a quelques rares poils blonds sur les premières phalanges que j'ai envie d'effleurer. Elle est posée près de la mienne. Très près, comme prête à fondre sur sa proie. attendant le moment propice. J'emmêle les doigts de mes deux mains pour faire un reposoir à mon menton. Pas maintenant. 

Je regarde tes yeux. De grands yeux dont je ne saurais dire la couleur exacte : claire, lumineuse, changeante, oscillant du bleu au gris, avec des éclats dorés tout au bord de tes pupilles qui s'ouvrent un peu tandis que je te détaille. Des yeux de fille avec de longs cils blonds et emmêlés qui me regardent avec une douce curiosité et beaucoup d'espoir. Je choisis de me dire qu'ils sont bleus. Comme on le dit du ciel ou de l'océan, c'est à dire pas vraiment, pas seulement.

Tandis que je t'observe presque cliniquement, je me vois, comme de loin, déployer mes charmes autour de toi. Volubile, je raconte : les études brillantes, le premier job, la petite ville de province, le titre ronflant sur ma carte de visite que tu ne comprends pas vraiment. Tu as la délicatesse de trouver cela aussi intéressant que mon décolleté profond ou les mèches rebelles qui s'égarent dans mon cou et que j'enroule autour de mon index.

Toi, tu es vendeur de cuisine.Il y a 2 heures, je ne te connaissais pas.La lumière de ton regard me blesse un peu. Elle ne triche pas. Moi ? je préfère repousser cette question à plus tard.

Quand tu as sonné à ma porte, j'étais toutes griffes dehors. Il venait d'annuler notre soirée. Parce que tu comprends, ma femme a prévu quelque chose pour ce soir, je ne peux pas faire autrement. Tu comprends, n'est ce pas ? Pour comprendre, on pouvait toujours compter sur moi. Et pour sourire aussi. Comprendre que j'étais la seconde, celle qui passait après, celle qui attendait, celle qui comblait les vides mais seulement dans les trous bien cachés de son emploi du temps. Celle des miettes et de l'ombre. Alors, ce rendez vous, qui-ne-vous-engage-à-rien-mademoiselle, arraché par un téléconseiller trop persuasif, c'était l'ultime épreuve de mon vendredi soir, avant la solitude. Un livre, un cahier pour griffonner peut être, et les ronronnements du chat pour m'enrouler dedans. Tu as sonné et derrière la porte, il y avait tes yeux bleus, ta jeunesse et ton costume en polyester. Tu as su tout de suite que je n'achèterai pas de cuisine. Tu as souri et tu es resté quand même. Sans doute que toi aussi, tu n'avais rien de mieux à faire de ce vendredi soir ensoleillé. Et ça, j'ai bien aimé.

C'est moi qui ai dit "si on allait diner ?"


Après le troisième café, j'allume encore une cigarette. La nuit est tombée depuis longtemps, c'est l'heure de l'addition et du retour pensif jusqu'à la voiture. Tu dis "j'ai passé une très bonne soirée". C'est encore moi qui reprend  "ah bon, elle est terminée ?" 

C'est une provocation pour voir.
Pour jouer à un jeu triste. Je veux gratter un peu sous le gentil garçon. Je ne veux plus du livre, du cahier, du chat et du grand appartement sans meubles. J'ai trop peur, d'un coup, du silence et de la solitude. Je ne veux pas qu'il revienne dans mes pensées. Je veux croire un peu encore que je peux l'en écarter.
Un peu, juste un peu.
Souffler.
Exister autrement. Il avait dit aussi "je penserai à toi tout le temps, tu sais, tu sais bien... Même me quand je ne suis pas là, je suis toujours avec toi. Je te promets que c'est vrai".

Pas moi.
Plus moi.
Pas ce soir.

Ca te fait l'effet d'une autorisation, d'une formule magique UE. Tu prends ma main et tu la Serres. Je n'aime pas que la tienne soit moite et un peu trop chaude. Je n'aime pas que tu mélanges tes doigts aux miens. Maintenant, tu m'embrasses. Dans le froid de la nuit, tes lèvres sont douces et tièdes. Délicieusement charnues et tendres. Quand il m'embrasse, ça pique toujours un peu, ça sent toujours un peu l'urgence et l'impériosité. Tu mets tes mains autour de mon visage, très s doucement, en coupole. Alors, je ferme les yeux et je t'embrasse à mon tour. J'enroule longuement ma langue autour de la tienne, j'attrape ta lèvre inférieure avec mes dents, doucement. Et puis j'enfouis mon visage dans ton cou. C'est chaud, palpitant, ça sent l'après rasage au vétiver. J'aime bien l'odeur du vétiver. Je pourrais rester là longtemps, pendant que tu mets tes mains sur ma taille, sur mes hanches.Tu t'écartes et tu me souris. Tu dis "non, pas forcément. La soirée n'a pas besoin de s'arrêter là."

J'aime que ton sourire ne soit pas un sourire de vainqueur, de victoire. J'aime que tes mains soient toujours autour de ma taille et qu'elles soient légères. Alors, encore, c'est moi qui dit "on va chez moi ? J'ai rien à boire..."

Tu conduis avec ta main sur ma cuisse. Tu ne l'enlèves que pour passer les vitesses. Tu me regardes plus que tu ne regardes la route. Je te rends tes sourires. On peut toujours compter sur moi pour sourire. Heureusement, ca n'est pas loin. Assez pour que j'ai le temps de me taire. Assez pour que l'envie de pleurer revienne gratter ma gorge. De toutes façons, je sais vivre avec.

J'habite au 3e.
On prend les escaliers.
Je marche devant toi. J'imagine que tu regardes le balancement de mes fesses, accentué par la hauteur de mes talons qui claquent sur les marches carrelées.
La voisine du second va encore se plaindre.
Exprès, j'accélère le clac clac.
Pour elle.
Pour voir si tu suis. Aussi.


Ce soir à nouveau elle entendra grincer les ressorts de mon vieux matelas. Quand je me retourne tu es plus près que ce que je pensais et tu me plaques contre la porte d'entrée avant que je n'ai pu l'ouvrir.
Se comprendrait-on enfin? Tu parcours fiévreusement mon corps de tes mains avant d'attraper ma nuque et de t'arrêter soudainement, une main sur mon cou et l'autre agrippant ma hanche.
Dans tes yeux, ca n'est plus si calme. Ca tangue un peu et au fond de tes pupilles dilatées par le sombre et le désir, je crois apercevoir les flammes que j'attendais. J'ai un peu de mal à faire tourner la clé dans la serrure. Au creux de mes jambes, mon ventre appelle.
Il vaut mieux cependant, pour cette fois, passer la porte.

Ta veste en polyester gris est sous mes talons, je crois. Les boutons de ta chemise ont la politesse de ne pas résister sous mes doigts et la peau lisse de ton dos, de ton torse m'est offerte.
Je prends un moment pour caresser de la pulpe d'un pouce mon endroit préféré. Sous la clavicule, là où le bras s'attache au corps, là où les filles aiment poser leur tête. Et où, chez toi, la peau est douce et chaude comme le ventre d un oiseau. Toi, tu te bats avec le zip de ma robe.


Et tu parles.
D'une voix un peu voilée, bavarde, en un flot de mots que tu ne sembles pas capable de retenir.
Tu dis que je suis belle, si belle, que tu ne fais jamais çà, d habitude, comme ca, le premier soir, qu'il ne faut pas que je me trompe, que tu veux apprendre à me connaitre, que si je veux le week end prochain on ira voir la mer sur ta moto, que j ai la peau douce, que je sens bon, que je te plais beaucoup...vraiment vraiment beaucoup. Tu m attendris.
La boule dans ma gorge est revenue, et je sens trembler un peu mes herses.


Peut être que.

Nus tous les deux, je mets mes mains autour de ton visage, je caresse tes joues de mes pouces et je murmure "chuuuut".
Je pose sur tes lèvres quelque chose qui pourrait être un baiser d'amour. A cet instant précis, quelques digues sont franchies.  Pour la première fois de la soirée, je suis là et j ouvre un peu la porte. Oh, pas bien grand. Pas pour t y glisser tout entier. Mais pour y mettre un pied. Pour plus tard. Pour la mer à moto, peut être.

Mais tu continues à parler.
Tu fais quelques compliments qui sont des absurdités.
Il faut bien que je guide ta bouche vers mes mamelons dressés pour te faire taire. A l intérieur de moi c'est à nouveau vide et froid.
Tellement vide et froid que toutes les bites du monde ne pourraient rien pour moi. Je te mords le cou. Fort, jusqu'à ce que tu tressailles sous la douleur que tu te demandes s'il s'agit bien d un jeu.
Tu m'attrapes les mains pour les plaquer au matelas. Je teste un peu la puissance de ton étreinte tandis que tu couvres mon ventre de baisers légers qui me font frissonner.
Tu lâches une de mes mains pour insinuer doucement un doigt dans mon sexe.
Il est mouillé et tu en souris de contentement.
Je gémis sous tes caresses précises et je ferme les yeux.
Je cherche l abandon.
Mais déjà, tu t'éloignes.
Jambes ouvertes,  je garde les yeux clos.
Un bruit de papier qu'on déchire, une odeur de caoutchouc, 30 secondes de trop. Tu t'allonges sur moi et me pénètre lentement.
J'ouvre les yeux: tu me regardes.


Pour ne plus te voir, je t attire contre moi. Serré. Profond.
J'agrippe tes épaules dans une dernière tentative pour trouver la fusion.
Pour que tu m enserres, que tu tiennes ensemble les morceaux de moi qui s'éparpillent au vent.


Tu ne sais pas faire ça. Tu ne peux pas.
Il n y a que lui qui puisse me rendre mon unité perdue.
Une larme coule sur ma joue que tu ne vois pas. Le reste n'est plus que gymnastique.


Je t'accompagne dans la recherche de ton plaisir.
Pour en finir plus vite, je place quelques soupirs et gémissements, impulse du bassin quelques changements de rythme, enfonce mes ongles dans tes fesses.
Enfin, tu te gonfles en moi et t'effondre sur mon corps en une courte plainte sourde. Tu me regardes tendrement.
Tu enroules doucement une mèche de mes cheveux autour de tes doigts.
Tu caresses ma joue.
Tu embrasses le bout de mon nez.
En moi, plus rien ne vit mais tu ne vois pas.


Ne rien laisser paraître. Je dis "tu vas mettre combien de temps pour rentrer?".
Tu comprends.

Pas tout de suite mais tu comprends.


Tu luttes un peu. Avec tes yeux. Avec tes mots.
Plus rien ne peut plus me toucher alors tu finis par te lever après quelques promesses, quelques espoirs vains. Je referme la porte derrière toi.


J'attrape le chat et m'enroule dans ses ronronnements.Je suis un peu plus morte qu'hier.  

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