Les yeux du sapin
Edgar Allan Popol
Je souffre d'hypermnésie. Ma mémoire est trop fidèle. Je ne m'en plains pas. Qui reprocherait à son chien de le suivre partout ?
Il paraît, pourtant, que c'est une maladie. Un handicap.
Ce soir-là, tandis que je feuilletais un album photo, je me suis revu à quatre ans, avec ce regard que j'ai eu du mal à conserver mais qui s'accroche encore au soleil qui l'habitait.
Les clichés n'étaient pas plus fidèles que ma mémoire, au contraire. Ils étaient flous, comme pris au cœur d'une brume matinale.
Et j'ai revécu cette fameuse nuit au cours de laquelle j'avais ouvert les yeux en croyant avoir entendu mon nom hurlé dans la chambre. Ma mère avait laissé les volets ouverts à cause de la lune. Elle n'ignorait pas qu'à quatre ans, j'avais déjà envie de m'y rendre à cheval sur un hippogriffe.
Et cette nuit-là, elle était pleine.
Je me suis levé pour aller l'admirer de plus près. Je me suis retenu d'ouvrir la fenêtre et j'ai collé mon nez contre la vitre comme lorsque je me promenais avec maman, sur le boulevard, et qu'un magasin de jouets rallumait les étoiles de mon regard.
J'étais tout endormi et j'ai cru voir un sapin volant qui prenait, telle une fusée, la direction de la lune. J'ai enfoncé encore plus profondément mon nez dans l'oreiller. Mais ce n'était point l'oreiller et il s'écrasa contre le verre. Je grimaçai et le sapin explosa en plein vol.
Je fus aveuglé.
Depuis cette nuit-là, je n'ai plus été le même enfant.
*
J'avais quatre ans, mon papa quarante. Noël approchait à grands pas de géant. Il neigeait et les empreintes restaient une signature une heure après le passage de chacun des piétons. Et ils étaient nombreux à promener leurs rejetons devant les magasins de jouets, plus en amont sur le boulevard. J'y descendais chaque matin, avec maman, pour me rincer l'œil. J'avais remarqué un sapin assez particulier, entre deux nounours vêtus comme des bûcherons.
Il était différent de ses frères d'essence pour une raison que je ne m'expliquais point. Alors j'ai dit à maman que c'était lui que je voulais. Nous avions laissé pas mal d'empreintes sur le trottoir pour aller l'acheter ensemble. Nul n'avait dérapé, nous nous soutenions mutuellement. Il y avait peut-être des peaux de bananes sous l'épaisse couche blanche.
Je ne croyais déjà plus au Père Noël, mais mes parents l'ignoraient. Je simulais bien et, cette année-là, je me suis proposé pour glisser le Petit Jésus dans la crèche.
« Tu as raison, Franck, c'est une mission de confiance, ça se décide à l'avance. »
« Dis, maman, il y avait un bœuf et un âne là où je suis né ? »
« Oui. Il y avait ton père : il jouait les deux rôles. »
Je n'avais rien compris, mais papa avait fait semblant de pleurer à chaudes larmes. Ce devait être rigolo.
*
Quand je suis entré dans le magasin de jouets, talonné de près par maman, qui avait fait exprès de se retarder, j'ai eu l'impression de pénétrer dans un temple. La grand-messe des enfants sages. Je l'avais surtout été les deux derniers mois, comme à la parade. Pragmatique.
Je m'étais dit : « Comme ça, tu n'auras pas à leur rafraîchir la mémoire. A leur âge, elle commence à décliner. »
Mais je ne pouvais choisir mes cadeaux, pas encore. Tant que j'y croyais, au gros barbu pansu, ce plaisir m'était refusé. J'avais dicté ma lettre à maman, puis nous sommes allés la poster alors que j'avais encore le goût du timbre sur le bout de la langue. J'avais eu du mal à maîtriser une grimace avant qu'un fou rire n'aggrave mon cas.
« On dirait que tu as attrapé froid. »
J'avais fait semblant d'éternuer.
« Non, ça va, maman ! J'espère que j'aurai tout. »
« Si tu l'as mérité, pas de problème. »
« Et les enfants qui n'ont pas été sages, maman, on leur renvoie la lettre ? »
« Non, ils n'ont pas de jouets. Le Père Noël ne passe pas chez eux. »
« Mais alors, pour avoir moins de travail, il a intérêt à ce que les enfants ne soient pas sages. »
« Non, le Père Noël est un honnête homme, tu sais ? »
Je n'ai pas pu résister.
« Il est marié ? »
« Non, il se suffit à lui-même. »
Je m'étais retenu de lui lancer : « C'est une bonne réponse, tu reviendras la semaine prochaine. »
J'ai montré du doigt le sapin, et il m'a bien semblé que les deux nounours se sont tournés dans ma direction et m'ont souri.
« Je prends celui-ci ! » a dit maman.
La vendeuse avait une dégaine de collégienne et n'arrêtait pas de me fixer. C'était gênant. Ses cheveux frisés dégringolaient sur ses épaules, ensuite, au lieu de faire du toboggan dans son dos, dévalaient sa poitrine jusqu'au nombril. Elle était toute tachée de rousseur et paraissait un peu jeune pour avoir le droit de travailler. J'ai pensé que c'était la fille du patron. Elle avait eu le plus grand mal à empoigner le sapin pour l'extirper de la vitrine.
« C'est un vrai, maman ? »
« Non, mon chéri. Il n'a pas d'odeur et ne perdra pas ses aiguilles. »
« Comme une couturière alors ? »
« Oui, Franck. »
La vendeuse continuait de me regarder comme si j'étais son petit frère.
« Tu veux ma photo, toi ? »
« Oui. »
J'ai fait un bond de kangourou. Sur place. Sa voix avait résonné dans ma tête. J'ai demandé à maman de quitter le magasin. A cause d'une envie pressante. Nous avions nos codes. Moi, je mimais le gamin qui souffle une bougie.
« Attends ! Il faut payer. »
« Il y a des toilettes dans le fond. »
Mais comment savait-elle que j'avais envie de pisser, la vendeuse ado ? Je n'avais esquissé aucun geste déplacé, ni dansé sur place tel un ourson.
J'ai entraîné maman sur le boulevard après qu'elle avait pris le sapin dans ses bras, comme un bébé. Il n'était pas bien grand. Je me suis brusquement retourné, sur le trottoir, et j'ai vu la vendeuse qui murmurait à l'oreille du nounours de droite. Il m'avait bien semblé que celui de gauche avait profité de l'absence du sapin pour se rapprocher de son frère de race.
*
Maman avait disposé le sapin très près de la cheminée.
« Il va brûler si un brandon s'envole. »
« Ce sont des bûches factices, Franck. »
Je me suis dit : « Que t'es bête ! Si c'étaient des vraies, le Père Noël ne viendrait pas ! »
Dur de se retenir d'éclater de rire.
« Oui, c'est vrai, j'ai dit une bêtise. Et ce n'est pas un vrai sapin. Les santons de la crèche ne fondent pas, eux. »
Il y avait un vieux buffet Henri II dans la salle à manger. Entre les colonnades, se jouait la scène d'une renaissance traditionnelle. Maman détestait la modernité, tout ce qui remettait en cause ses souvenirs d'enfance. Mais je connaissais la véritable raison de la présence de ce meuble. Il m'arrivait de lire sur les lèvres. Et avec mes parents, je m'en donnais à cœur joie. Ce n'était point un don, non, plutôt un fantasme. C'est papy, brocanteur, qui n'avait pas eu la force de s'en séparer après l'avoir déniché dans le grenier d'un client. Maman avait fait une dépression nerveuse à la suite du décès de son père. Mon arrivée l'avait remise sur les bons rails. Je fus le bébé compensation.
Pour la crèche, c'est papa qui s'y collait. Il confectionnait une montagne avec deux ou trois feuilles de journal roulées en boule et la saupoudrait d'une étrange neige sans doute achetée dans un magasin de farces et attrapes. Du papier alu pour faire sinuer la rivière. Et la grotte n'était rien d'autre qu'un tunnel utilisé autrefois par mon père pour ses trains électriques. Il l'avait repeint en blanc - il le repeignait chaque année - avant de le glisser sous la montagne et de se jeter à corps perdu dans les finitions. Il utilisait ses mains à la manière d'un sculpteur modelant de la glaise.
Et il y avait l'instant solennel...
Je le revois encore soulever le couvercle de la boîte à chaussures où hibernaient les santons. Une lueur illuminait son regard. Sans doute des souvenirs d'enfance. Je l'ai surpris, l'année précédente, qui prenait la boîte pour un shaker, comme pour dire à maman : « Il ne reste plus que le bébé. Il est là, prêt à venir au monde pour le mettre dans sa poche. »
« Et les rois mages ? »
Papa boudait parce qu'il se faisait engueuler. Il avait tendance à les mettre trop tôt dans la crèche. Il disait qu'être en avance n'est pas un défaut, juste une faute de goût.
Mais j'avais du mal à a pleinement apprécier ces instants de bonheur en famille. J'avais encore la vision de cette jeune vendeuse qui semblait dire du mal de moi à l'un des nounours, dans la vitrine. Et l'autre qui s'était rapproché comme pour écouter aux portes. Peut-être voulait-il savoir mon nom, afin de retrouver mon adresse et venir me hanter, la nuit, en passant par le toit ?
Papa laissait la lucarne ouverte pour que le vent nettoie le grenier. Maman était frileuse, mais il poussait la chaudière à fond. Il était phobique de la poussière, et c'est lui qui maniait l'aspirateur dans la maison. En revanche, il épargnait les toiles d'araignées qui ornaient les poutres dans le grenier.
« Mais, papa, le vent va détruire leurs toiles ! »
« Elles n'ont qu'à les faire dans les autres pièces. »
Je savais, moi, que maman jouait du plumeau mieux que personne, mais comme je n'étais pas une balance...
J'ignore pourquoi je me suis cru obligé de parler au sapin. Je voulais juste me présenter, lui dire qu'il était le bienvenu. S'il avait été soutiré à une forêt, je lui aurais demandé pardon au nom de ces adultes qui détruisent plus facilement qu'ils ne créent. Mais c'était aussi pour nous, enfants, qu'ils demandaient indirectement à des bûcherons de nous priver d'un peu d'air respirable pour quelques jours d'une fête païenne.
« Tu as de la chance d'être en plastique. Tu ne souffres pas d'être un déraciné. Tu n'as pas été privé de ta famille. Tu n'es pas orphelin. »
Je n'attendais évidemment pas de réponse mais il m'a bien semblé que...
Une voix… dans ma tête. Comme dans le magasin de jouets, mais pas celle de la vendeuse.
« Si j'avais eu à voter pour un petit maître, c'est toi que j'aurais élu. Quand tu es entré dans le magasin, j'ai tout de suite remarqué que tu étais un cas à part, si différent des autres. L'étincelle, dans ton regard. Tu as une intelligence précoce, à l'opposé de celle des gamins de ton âge. On dirait que tu penses avec le cerveau d'un adulte incorruptible. »
J'ai tendu le bras pour le caresser, en imaginant qu'il provenait d'une forêt. L'odeur évoqua ces balades avec mes parents, lorsque j'avais deux ans et qu'ils me faisaient découvrir des senteurs nouvelles et le chant des oiseaux. La branche où j'avais délicatement posé ma main a frémi et j'ai eu la même réaction après m'être piqué à l'une de ses aiguilles.
« Aïe ! Mais tu n'es pas en plastique ! »
« Tu saignes ? » dit maman dont les pattes de velours participaient à son désir de me surprendre.
« Ce n'est rien, maman ! Il n'y a pas de piège à souris dans ce sapin. »
Elle me regarda bizarrement, comme si j'avais proféré une énormité - pas loin de la vérité.
« Allez, viens par ici, je vais te désinfecter le doigt ! »
*
Le regard de maman, depuis ce jour, est devenu suspicieux. Le mien également, car je n'avais point rêvé, elle m'avait bien fait croire que ce sapin était un faux.
Et cette voix...
Elle s'était imposée à mon cerveau. Un coup qui m'aurait fait grimacer sans la dédicace d'un bleu. J'aurais préféré utiliser mes oreilles, histoire de vérifier si elle appartenait à un homme ou à une femme.
Ce matin-là, j'ai été tenaillé par l'envie de retourner au magasin de jouets et de coller mon nez à la vitrine. Pas pour espionner la vendeuse, non, pour observer les deux nounours. Je sais bien qu'ils risquaient d'avoir été adoptés... pardon... achetés, mais bon, la chance ne souriant qu'aux audacieux...
Et mon audace consistait à sortir de la maison. A quatre ans, c'était plutôt improbable sans au moins l'un des parents.
Et la chance m'a souri.
« Franck, je n'ai plus de sparadrap, tu veux bien m'accompagner chez le pharmacien ? »
« J'arrive. »
En route, je lui avais fait part d'un besoin pressant. Pas celui auquel chacun pense, non. Celui de traverser la rue et de lorgner la vitrine du magasin de jouets.
« J'ai vu un truc qui m'a plu, mais le prix m'a... »
Je dus me reprendre.
« Je ne l'ai pas mentionné pour la lettre au Père Noël. »
« L'an prochain. »
« J'aurai oublié. »
Et tu le veux pour ton anniversaire, je parie. T'es un petit veinard, toi, d'être né un 20 janvier. »
« Oui, c'est la séance de rattrapage. »
Et là, le regard de ma mère est devenu carrément celui d'une femme qui vient d'entendre parler un animal.
Le soleil brillait dans un ciel froid. Papa, pendant le petit-déjeuner, a parlé d'un hiver doux. Je n'allais pas ôter mes moufles pour vérifier. J'ai demandé à maman si je pouvais rester devant le magasin de jouets pendant qu'elle se rendrait chez le pharmacien, cinquante mètre en amont.
« Pas question ! Pas envie que tu te fasses enlever à une semaine de Noël ! »
Elle avait souri mais je n'avais guère apprécié cet humour. Je ne l'aurais même pas accepté de la bouche de mon père. Décidément, les adultes me décevaient de plus en plus. A force de prendre du recul, ils tomberaient bientôt du haut de leur perchoir.
Nous nous sommes arrêtés au retour. Les reflets de la rue dansaient étrangement sur la vitre embuée par endroits. Pas mal de gosses m'avaient devancé.
A la place du sapin, il y avait un troisième nounours, et j'ai immédiatement reconnu les deux autres. Il m'a bien semblé que le nouveau venu m'a montré du doigt en tapant dans le dos de ses frères de race. J'ai reculé sur le trottoir, tamponnant le landau d'une maman qui promenait son bébé.
« Veuillez l'excuser, chère madame, il est distrait à l'approche de Noël ! »
« Comme je le comprends ! Il n'y a pas de mal. »
Maman a fait coucou à quelqu'un à l'intérieur du magasin de jouets.
« C'est qui ? »
« La vendeuse. »
Je me suis refusé à regarder. Aucune voix dans ma tête. J'étais paradoxalement déçu.
« Alors, tu l'as vu le jouet que tu as oublié de commander au Père Noël ? »
« Non. Il a sans doute été acheté. »
« Un gamin qui a été plus prompt que toi. »
J'ai pensé : « Tu vas voir qu'elle va te parler des hommes qui tardent trop à demander une femme en mariage et se font doubler sur la ligne d'arrivée. »
*
Noël, c'était dans trois jours. Je n'osais plus m'approcher du sapin. Je passais mon temps à couver du regard la crèche de papa. Il s'était abstenu de devancer l'appel pour les trois mages. Je les imaginais, dans la boîte à chaussures, côtoyant le Petit Jésus.
« Quand je pense que c'est ce petit bout de chou qui va régner sur une grande partie du monde. »
Balthazar était chafouin et Gaspard le rassura.
« Ce n'est qu'une légende pour occuper l'esprit des pauvres gens. »
« Comme tu y vas ! lança Melchior. « Je lui trouve une belle gueule, moi. Pour sûr, c'est une future star de la politique ! »"
Et le divin enfant transforma son zizi en fontaine afin d'accomplir son premier miracle.
L'âne avait perdu une oreille et le bœuf n'avait plus que la moitié d'une corne.
Je me retenais de toucher à la neige. J'avais peur que des coquelicots n'aient poussé dessous. Papa m'avait surpris, à plusieurs reprises, en train d'admirer son œuvre et n'en était pas peu fier.
« Franck, j'espère que tu as remarqué que, chaque année, je mets les santons à la même place. Et les canards... Si tu mesures la distance qui sépare chacun d'eux avec une règle... Elle est égale. J'en ai de la mémoire, hein ? »
« Oui, papa ! Et j'espère qu'un jour prochain, c'est moi qui la ferai, la crèche. »
« Pas tant que je vivrai, fils. »
« Ne me tente pas, papa ! Ne me tente pas ! »
« Qu'est-ce que tu dis ? »
« Que je n'arriverai jamais à ta cheville, mon petit papa. »
« Si tu es mon fils, tu y parviendras. »
Voilà qu'il émettait des doutes sur la fidélité de maman, maintenant !
Je me suis brusquement rendu compte que je n'étais guère motivé à recevoir des cadeaux de la main aux doigts boudinés d'un gros barbu pansu alors que mes parents s'échinaient à me faire plaisir en passant pour les cocus de service. La planète chrétienne était peuplée de bipèdes cornus.
Mes parents avaient pour habitude de ne point organiser de réveillon, le soir de Noël. Je me couchais tôt, comme les autres jours, vers 21 heures. Eux attendaient minuit en regardant la télé. Je me levais, le lendemain matin, et je trouvais mes cadeaux au pied du sapin et le Petit Jésus dans la crèche, entre le bœuf et l'âne.
Ce n'est pas qu'ils détestaient Noël, non, mais papy avait fait un AVC ce soir-là, à quelques minutes à peine de l'heure de la naissance du divin enfant, et c'était leur manière de lui rendre un vibrant hommage.
Impossible de m'endormir. Encore moins d'ouvrir les volets pour lorgner le ciel et ses étoiles exceptionnellement plus brillantes que les autres nuits. Marie avait perdu les eaux. Cette pensée d'adulte m'amusa. Le silence de la maison était assourdissant. Même pas la télé, en bas, pour ouvrir la cage des décibels. Mes parents s'étaient couchés, et si je prenais la décision de descendre, je les trahissais un peu. Les cadeaux étaient en place, et ce n'était pas minuit. J'étais censé dormir malgré l'excitation. Maman m'avait donné à boire un bol de tisane de mélisse. Très peu efficace, apparemment. La sensation, soudain, qu'une désobéissance serait pardonnée. Cette année, c'était à moi de glisser le Petit Jésus dans la crèche. Papa m'avait semblé heureux que je me propose. Une mission de confiance. Pas le moment de disposer entre les deux bestiaux un soldat de plomb armé jusqu'aux dents.
J'ai descendu l'escalier sur la pointe des pieds, telle une ballerine. A mon âge, les os de la cheville ne craquent pas, et les marches étaient fiables. Le menuisier avait été formel : « Elles sont muettes, il faudrait un bon quintal pour les faire parler ! »
Quand je suis entré dans la salle à manger, alors que je n'avais pas encore posé l'index sur l'interrupteur, je les ai vus qui clignotaient dans les ténèbres : une paire d'yeux perchés dans le sapin. Lorsque j'ai donné de la lumière, ils se sont éteints, et les aiguilles n'ont même pas frémi. Il n'y avait eu aucun mouvement dans les branches. J'avais rêvé tout éveillé. Mes cadeaux étaient bien là, alignés comme à la parade, cette fois devant la cheminée où ne se consumeraient jamais des bûches très mal imitées.
Toujours ce silence.
Alors je vis la boîte à chaussures, d'où papa avait extirpé les santons, qui trônait sur la table basse, devant l'âtre mort. Avait-il anticipé mon insomnie et mon désir d'en finir avant l'heure avec cette nuit de Noël ?
Le Petit Jésus était toujours aux abonnés absents dans la crèche. Le bœuf et l'âne semblaient sourire. Décidément, je collectionnais les mirages.
Je soulevai le couvercle en carton, qui pesait des tonnes, et poussai un petit cri de souris.
ELLE ETAIT VIDE !
J'ai pris mon courage à deux mains et je me suis approché à le toucher du sapin. J'enfonçai mon bras gauche dans le magma de branches et en ramenai des guirlandes qui s'y enroulèrent tels des serpents. Je craignis que l'une d'elles ne se prît pour un boa et m'étranglât. Une boule se décrocha et rebondit sur la moquette. Je me retins de shooter dans son ventre doré.
Des bruits de pas dans l'escalier. J'avais réveillé mes parents. Papa entra dans la salle à manger en pyjama, les yeux comme des balises. Maman le suivait de près, ses dix doigts crochant ses épaules, comme si elle s'apprêtait à dégainer des lames pour affronter un cambrioleur.
« Papa ! Papa ! Les rois mages ont kidnappé le Petit Jésus ! Tu crois qu'il va falloir payer une rançon pour le récupérer ? »
*
« Votre fils a été profondément perturbé par la mort de son grand-père, la nuit de Noël. »
La sentence était tombée. Le pédopsychiatre croyait que j'étais fada.
Maman est entrée dans une rage folle et j'ai dû passer divers tests.
Il s'avéra que j'avais un QI inhabituel pour un enfant de mon âge.
Je me suis retrouvé au lycée plus tôt que prévu.
Mais je n'oublierai jamais cette nuit de Noël au cours de laquelle cette paire d'yeux m'a fixé dans la nuit de la salle à manger.
Et ce silence... si lourd, si pesant.
Ces yeux, oui, je les avais déjà vus quelque part. Ils étaient verts. Comme ceux de la petite vendeuse du magasin de jouets.