L'escalier

Zoé Winter

Dans un endroit où les couleurs et la chaleur avaient disparu, la douleur était bienvenue. Lui rappelait qu’elle était encore vivante.

16/3/22

On lui disait : « Pourquoi es-tu encore tout en bas ? Tu es si flemmarde, à ne pas pouvoir monter comme tout le monde ? » À force, elle s'est mise à le penser, à croire qu'elle était simplement trop fainéante. Elle ne se rendait pas compte.

Elle ne se rendait pas compte que ses jambes brisées ne pouvaient plus la porter depuis longtemps.

C'est arrivé doucement. Aussi imperceptible qu'un papillon qui se pose sur une feuille. Comme une fine couche de brouillard qui emporte les couleurs. Des flocons qui refroidissent la température. Elle a loupé une première marche. Sa main a agrippé la rambarde ; elle a continué de monter comme si de rien n'était. Aucune raison de s'inquiéter. Aucune raison d'en parler.

Le froid ralentissait ses gestes ; elle se disait qu'elle était simplement fatiguée. Un épuisement qui l'empêchait de remarquer que le monde avait perdu tout goût. Ce n'était pas si grave ; elle avait rarement faim.

Il pleuvait. Elle dérapait sur les marches. Elle tomba une première fois, mais se releva. Autour d'elle, le paysage était blanc. Plus rien ne l'atteignait, sinon le vent. Glacial, il la transperçait. Elle lâcha la rambarde et cacha ses doigts rougis dans ses poches, tentant vainement de les protéger.

Et puis, la chute.

Elle ne sait pas vraiment comment ça s'est passé. Si elle est tombée en arrière, ou si les marches se sont dérobées sous elle. Mais le pire n'était pas tant la chute, que sa fin brutale.

À chaque fois, elle pensait que ça irait, une fois le sol atteint. Elle ne pouvait pas tomber plus bas. Elle était au fond. C'était fini. Une pensée aussi terrifiante que rassurante. À chaque fois, on lui prouvait le contraire. Que même lorsqu'elle pensait être arrivée au bout, on pouvait toujours aller plus profond. Le sol se craquelait, elle criait, essayait d'attraper une surface solide, mais tout partait en poussière sous ses doigts.

Se cogner la tête, perdre les sensations dans un bras, s'écorcher le ventre, s'arracher un ongle, tourner de l'œil. Dans un endroit où les couleurs et la chaleur avaient disparu, la douleur était bienvenue. Lui rappelait qu'elle était encore vivante.

Par terre, disloquée, mais respirant encore.

Elle s'était écrasée si bas qu'elle se trouvait à présent au début de l'escalier. Ça faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas vu, elle l'avait presque oublié. Elle l'observa, prenant de petites inspirations pour que ses côtes ne lui fassent pas plus mal que ce n'était déjà le cas. Elle pouvait aller jusqu'à l'escalier. Elle pouvait monter ses marches.

Elle rassembla ses morceaux éparpillés et, lentement, prenant appui sur son pied valide, elle avança, monta une première marche. L'effort l'avait déjà épuisée, mais si elle s'arrêtait maintenant, elle ne se relèverait pas. Elle monta une deuxième marche. Tomba.

De retour sur la terre humide. Elle mit plus de temps à se lever. Hésita plus longtemps face à la première marche. S'agrippa à la rambarde. N'alla pas plus loin que la quatrième marche.

Ses cheveux ensanglantés éparpillés sur le sol, elle pleura. L'escalier était si haut, et elle, si bas. Elle avait mal. Elle était fatiguée. Tellement fatiguée. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n'y arrivait pas. Comment tout le monde pouvait monter si facilement cet escalier, insurmontable pour elle. Elle se releva. Escalada les marches. Tomba. Recommença. Elle réussit à survivre à une bourrasque particulièrement violente, et même si ça l'avait laissée gelée, elle était contente d'avoir tenu. Fière. Elle avait réussi. Elle pouvait continuer. Elle pouvait y arriver.

L'escalier se fissura et s'ouvrit, l'entraînant dans sa chute. Le vertige était familier. Le cœur qui se soulève, le cri qui se bloque dans la gorge. La main tendue inutilement.

Le noir complet.

Sa vue était floue, mais pas assez pour lui cacher l'escalier. Elle respirait difficilement. Qu'est-ce qu'elle avait mal. Qu'est-ce qu'elle se sentait seule.

Ils étaient là-haut, tous. Ils l'attendaient, lui décrivaient une chaleur et des couleurs qu'elle avait depuis longtemps cessées de ressentir. Ils lui disaient : « Allez, viens vite ! »

Ça lui donnait envie de pleurer. Le simple fait de se lever lui consumait toutes ses forces, alors comment pourrait-elle les rejoindre ? Tout ça pour s'écraser ici. Plus elle montait, plus elle tombait de haut.

À. Chaque. Fois.

Elle ferma les yeux. Elle devait reprendre son souffle. Après, elle y retournerait, promis. Elle réessaierait. Elle ferait tous les efforts possibles. Mais juste quelques instants, attendre un peu. Un petit peu, dans le noir et le froid. Le temps que la douleur se répande, devienne une seconde nature, se fasse moins sentir, une arrière-pensée familière et constante.

Oublier la douleur, reprendre ses gestes ralentis par la température, son souffle qui disparaît dans l'air glacial. Forcer, encore et encore, un pas après l'autre. S'extasier devant la vue.

Retomber, toujours plus bas.

***

Illustration : https://www.deviantart.com/naarci/art/The-staircase-921712372

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