L'espace enchanté

caiheme

Et vos souvenirs ? Ben, je me rappelle quand ils ont pris la torche. La torche? Oui c'était un morceau de bois avec un foulard humide. Mmhm. Vous savez, quand on tord des branches sèches dans un torchon mouillé, hé ben ça fait un bruit de nuque cassée. Hanhan. Alors je me suis approché du bûcher. Le mort était là? Oui, couché dans un drap et puis... Et puis ça a fait un éclair avec des flammes. Avec des flammes ? Oui et toute la nuit est partie, et même que les lianes hé ben elles ont fondu et que les bras du mort ils se sont relevé. Le mort était vivant ? Non c'est le feu qui a mis du mouvement dans la viande. MmhmmEt ces picotements comme vous dites, ça ne vous a pas inquiété ? Bien sûr que si Docteur. Vous ne trouviez pas ça étrange ces plaques qui rougissent dans le noir ? Mais si Docteur mais je... je travaille la nuit... Et ? ... Et la plupart de mes lampes sont tombés en panne. La plupart ? Sauf celle du frigo. Han han. Et ça devenait pénible de le déplacer dans tout l'appartement pour avoir de la lumière. Moui. Donc forcément quand les plaques sur les murs se sont mis à rougeoyer j'étais bien content d'y voir quelque chose. Et les picotements sont arrivés à ce moment là ? Non Docteur, c'est arrivé plus tard. Plus tard ? Oui Docteur, juste après les taches sur l'immeuble. Tu crois que... ? Je ne sais pas, tu penses? Pas vraiment. Mais alors ? Alors quoi ? Il faut réfléchir. Réfléchir ? Oui mais vite. Comme un miroir ? Non, autrement. Autrement c'est compliqué. Juste fléchir alors. Oui, ça me paraît bien. Souple sur les appuis. Puis ensuite ? Ensuite ? Oui qu'est ce qu'on fait ? On voit ce qui se passe. Et s'il ne se passe rien ? Il se passe toujours quelque chose. T'es sûr ? Sur le coup, oui. Et après ? Après, faut voir. Tu crois que... Je ne sais pas, tu penses ? Pas vraiment. Tout en elle se couche le soir dans sa tête. Le bourdonnement, partout ! Cette vibration interne. Les enfants sont morts. Les gourdes d'eau encerclent son lit. Les flammes pincent ses os pendant la nuit. Les punaises font de son ventre une autoroute . Elle les sent creuser son nombril et s'enfoncer dans sa peau. Elle sait que demain. Que demain, il y aura des épines de ronces entre ses dents, que sa langue sera écorché. Le sang dans la bouche, c'est une impression, elle n'est jamais sûre. La certitude, c'est le matin, quand il y a la salive rouge sur la porcelaine de l'évier. Alors elle prépare un épais café. Ça cautérise les plaies.Je leur ai dit que c'était un cauchemar. Ils hochent la tête, ils remercient, ils écrivent des choses sur leur dossier. Ils observent. Ils attendent que je me mutile, que je mange le papier peint, ou que j'urine dans mes vêtements comme une vieille fille. Mais ce qui s'est passé, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils sont. Ils arrivent.Ils sont dans la rue. Ils observent la nuit. Ils guettent le jour. Et ils attendent. Je n'ai pas dormi depuis plusieurs nuits. Je ne sais pas si je vais tenir. Des visions assaillent des coins inconnus de ma pensée. Je suis la proie d'images grotesques. La nuit, j'erre dans les rues. J'aperçois d'étranges animaux qui n'existent pas. Parfois je marche sur un quai sombre. Il y a des formes pâles avec des yeux fatigués. Et puis les ombres dans les eaux noires. Il n'est pas revenu cette nuit-là. J'ai longé le quai le matin, comme il avait dû le faire, fuyant dans la lumière du jour les cauchemars qui le hantaient. Plus tard, je suis allée en ville. Il faisait déjà chaud. Je suis entrée dans une galerie, pensant qu'on y connaîtrait mon père. La propriétaire était aveugle. Je me souviens du soir où mon père est mort. Il était saoul. Il parlait tout le temps de viande crue. Et... il a commencé à baver du sang. Alors ils sont sortis... Quelqu'un est venu pendant ton absence. Hein ? Qui ? Je sais pas. J'ai entendu du bruit dans l'appartement, un battement d'ailes affolé. Je suis allé voir mais j'ai vu personne. Il s'ennuie. Je sais, sa température a encore chuté. Je n'ai rien senti. Pourquoi je n'ai rien senti, Tom ? Plus ça parle, et plus il y a de vrais silences. Mais quand il y a le frisson sonore du moustique dans le bruit blanc de la nuit... Alors c'est la terreur. On croivait au sommeil mais c'est l'erreur. On est de ceux qui croivent, et aussi de ceux qui croient sachoir. Dormir n'est pas un problème, c'est se réveiller qui l'est. Surtout avec un corps de guillotiné frétillant. Et de la fumée sombre qui sort du cou. Ça fait toujours un gonflement appuyé sur le torse cette fumée noire, ça tord les morceaux de viande sous la peau. Pis ça fait un arrêt fugace dans le cœur, deux fois par jour, comme les horloges en panne qui donne l'heure exacte, deux fois par jour.  Je ne sais pas. C'est comme si... Comme si quoi ? Comme si ça n'avait pas d'importance.La couleur rappelle les jours du pensionnat. Ça fait une place dans la mémoire. C'est une place vide. Le vide c'est bien, c'est du rien, pourtant ça encombre. C'est une odeur qui reste. Ça s'accroche dans les vêtements-viande. C'est en voiture qu'il faut y aller. C'est trop loin à pied. Il y a des choses avec de la douceur. Ça existe, mais... Ce soir. La rencontre avec ceux qui vont sous terre. Au début c'était bien. Puis ils ont commencé à brûler. Le local en feu. Et les corps nus carbonisés qui parlent. Les glapissements dans un incendie ça fait un truc étrange dans les oreilles. Tu as beaucoup de locataires, tu devrais savoir que ce n'est pas possible. Ce sont les petites tâches noires dans les yeux qui donnent le signal pour s'en aller. Il y a les chuchotements. D'abord très loin. C'est du murmure. Puis ça devient un écho, dans la rue vide. Et ça se rapproche. Ça résonne dans l'oreille de Judith. C'est un souffle chaud qui fait des frissons. Qui fait du froid dans son ventre. Les mots, des murmures, ils sont étranges. Ils chatouillent le cou. Ils racontent des choses étonnantes. Judith ? Mmh ? Tu te rappelles les langues sur la moquette ? Hein, heu, je ne sais pas, je dors là. Et puis il y a ta dent aussi. Ma dent, quelle dent ? Celle à côté du stylo-bille.


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