L'Esprit du Loup

Lynn Rénier

Première version à l'occasion d'un concours d'écriture qui est devenu par la suite, après quelques reprises et modifications, le premier tome de la trilogie du Clan du Loup.

Dans ce monde où tout est monotone et tellement réel, il n'y a pas de place pour la magie et l'imaginaire. Ou si peu. Nous les retrouvons dans les films, dans les livres, parfois même dans les chansons. Mais nous ne pourrions accepter une seconde que d'autres mondes, semblables ou non au nôtre, puissent exister ailleurs. Et pourtant. Qui pourrait penser que nous côtoyons tous les jours des êtres incroyables sortis des légendes de nos cultures? Ils sont bien là, tout autour de nous, à quitter l'ombre pour se joindre à la foule d'hommes que nous sommes. N'avez-vous jamais songé un instant que ces mythes anciens puissent trouver une origine concrète dans l'histoire des peuples? Et si les êtres fantastiques des contes de notre enfance existaient réellement, comment le vivrions-nous? Saurons-nous l'accepter?

***

Rien n'aurait laissé supposer qu'une telle histoire puisse naître un jour. Elle n'avait que vingt ans. Une vie toute tracée devant elle. Nulle ombre au tableau. Une jeune femme comme tant d'autres que rien au monde n'aurait pu prédestiner à une telle aventure. Elle venait d'entrer en faculté, avec l'espoir d'enseigner plus tard. D'un esprit rêveur, elle n'aurait jamais imaginé que cela puisse lui arriver, qu'elle soit choisie parmi tant d'autres. Mais le destin, ou tout autre chose, en avait décidé autrement. Tala, de son prénom, était une jeune femme aux cheveux sombres et aux yeux verts. Elle n'avait rien de bien particulier pour la différencier de toutes ces autres étudiantes qu'elle côtoyait jour après jour. Mais ce n'était pas ce qui avait joué pour l'entraîner dans pareil aventure. Il s'agissait de quelque chose d'ancestrale et d'immuable. Un lien bien plus fort que tout autre… 

***

Il avait revêtu cette apparence que lui conférait la lune pour se frayer un chemin en ce monde. Il avait perçu sa présence, nul doute possible. Il avait alors laissé les siens derrière lui pour gagner cette terre étrangère. Voilà bien longtemps que les êtres tels que lui n'avaient pas foulé ce sol qui les avait reniés. Mais un parfum l'avait attiré jusqu'ici. Il avait été surpris de toutes ces lumières, ces bruits dont il n'avait l'habitude. Lui qui avait presque toujours vécu dans ses bois avec son peuple. Pourtant, ce mystérieux appel le guidait, comme si la lune elle-même lui montrait la voie. Il savait qu'elle était toute proche, il pouvait presque glisser ses doigts dans ses cheveux de nuit. Mais il ne voulait l'approcher, de peur de l'effrayer. Après tout, il n'était pas de son monde. Il y était si étranger. Ce soir-là, il l'avait suivi un instant, simplement pour avoir le museau dans son sillage, sentir son parfum l'enivrer.

Quand les passants le croisaient, ils faisaient un écart. Il détonait ici, même sous sa forme humaine. Non pas qu'il faisait peur, mais il impressionnait sans doute. Il émanait de lui quelque chose de sauvage, d'indompté qui pouvait surprendre. Si seulement les humains savaient qu'il était bien plus qu'un homme. Il savait que ce ne pouvait être qu'elle. Il la voulait. Il y a si longtemps qu'il l'attendait. Même son prénom était comme un signe à ses yeux. Mais son peuple l'accepterait-il, elle, l'humaine? Il ne pouvait s'empêcher de la suivre, comme s'il veillait sur elle. Voilà plusieurs semaines déjà. Il avait voulu voir de ses yeux, l'observer et être sûr de ne pas se tromper. Elle ne l'avait remarqué et il ne l'avait voulu. Pourtant, ce soir-là, alors qu'il s'apprêtait à la quitter devant chez-elle, il n'eut d'autre choix que d'intervenir et manquer de dévoiler sa véritable forme. Il n'avait pu laisser cet homme poser la main sur elle plus longtemps!

***

Sa journée de cours venait à peine de se terminer, et elle devait déjà retrouver la cohue des étudiants dans le tramway. Elle se serait bien épargné cette peine, mais à une heure aussi tardive, elle ne pouvait se permettre de rentrer à pied. L'hiver s'était installé sur la ville, couvrant les toits d'une fine cape blanche. Il faisait déjà nuit et l'air s'était subitement rafraichi. Tala serra son écharpe autour de son cou quand un vent glacial vint lui voler un frisson. Emmitouflée dans son épais manteau sombre, elle laissa passer plusieurs rames bondées avant de se décider à monter dans un wagon. Le froid l'ayant décidé, sûrement. Quand le tramway s'arrêta à la station la plus proche de chez elle, elle faillit oublier de descendre, rêveuse. Elle se réveilla avant que les portes ne se ferment et elle prit le chemin du retour. Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, la musique un peu forte, elle marchait d'un rythme soutenu. Les voitures se faisaient rares le long de son trajet et elle avait hâte de regagner son petit appartement. Non pas qu'elle craignait de faire une mauvaise rencontre, mais elle ne voulait pas tenter le sort. Et sentant une présence dans son sillage, elle pressa le pas. Gagnant les premières résidences du quartier où elle habitait, elle se sentit soulagée que cette désagréable impression l'ait quittée. Elle s'engagea alors sur ce petit chemin qui menait chez elle, au milieu des immeubles. Passant entre les bâtiments, Tala apercevait à peine où elle mettait les pieds. Et pourtant, la lune était pleine ce soir-là. La fatigue sans doute.

Elle s'apprêtait à fouiller dans son sac pour y trouver ses clés quand une lame froide se glissa dans sa nuque. Elle s'arrêta aussitôt, retenant son souffle. Une main rugueuse se posa sur ses lèvres, arrachant ses écouteurs au passage. Une voix grave et raillée lui intima de ne pas faire le moindre bruit. Elle se mordit la lèvre, ayant la soudaine envie de lui montrer qu'elle n'était pas le genre de femme à se laisser faire. Le voleur, qui devait être à peine plus âgée qu'elle, voulait lui dérober ses maigres économies. Il devait être désespéré pour s'en prendre à une étudiante presque fauchée. Elle se prit à se maudire d'avoir emprunté ce petit chemin, pensant gagner du temps, au lieu de suivre la route. Mais elle n'aurait jamais songé qu'elle croiserait un petit truand ici. Ce quartier était d'ordinaire si tranquille. Il allait lui voler son sac, et avant qu'elle n'ait tenté quoi que ce soit, un grondement les surprit. Cela ressemblait à l'intimidation d'un gros chien qui montrerait les crocs, prêt à mordre. Le couteau se serra un peu plus sur sa gorge et elle se figea. Des yeux, elle cherchait d'où pouvait venir la menace. Un bruit lui vint de la haie autour d'eux. Dans son dos, le jeune malfrat tremblait: un grognement se fit de nouveau entendre, plus proche.

- Tu ne voudrais pas perdre la vie pour quelques euros volés, n'est-ce pas, gamin?

Cette voix grave et étrange, comme sortie d'un autre temps ou d'un autre monde, rassura presque la jeune femme. Elle avait sur elle un effet mystérieux, elle l'envoutait presque et Tala en prit peur après coup. Dans la nuit, elle croisa alors un regard de feu. La créature, ou quoi que ce fut, menaça le truand d'un autre grondement rauque:

- À ta place, je prendrais la poudre d'escampette pendant qu'il est encore temps, avant que je ne change d'avis.

La lame tomba à terre et le bruit de pas pressé indiqua à la jeune étudiante que son agresseur s'était enfui. Il avait dû avoir une belle frayeur, mais il n'était pas le seul. Sous les rayons de lune, elle avait vu une ombre immense. Et ce regard ambre… Elle aurait voulu remercier celui qui lui était venu en aide mais étrangement, elle se retrouva seule sur le petit chemin dallé. Reprenant sa route, d'un pas incertain, elle crut un instant qu'elle avait rêvé. Son corps tremblait, la trahissant comme souvent. Sa vie trop morne manquait à ce point de piquant qu'elle finissait par s'inventer des histoires aussi folles? Elle s'en serait persuadée si elle n'était pas certaine d'avoir vraiment croisé ce regard brûlant. Comme pour vérifier qu'elle n'avait pas rêvé éveillée, elle se retourna une seconde. Le couteau avait disparu sur le chemin et elle se sentit affreusement stupide. Elle se mit alors à douter. Saisissant ses clés au fond de son sac, elle entra dans la résidence. Elle se serait attendue à entendre la porte se refermer derrière elle quand elle gagna l'entrée mais un silence inquiétant la glaça. Elle serra une main sur son écharpe et se retourna.

La porte claqua sur un jeune homme étrange. Elle ne l'avait jamais vu auparavant. La dépassant d'une tête ou deux, il était fin et masculin. Elle s'aperçut que son regard fuyait le sien, caché derrière ses mèches brunes. Vêtu de ténèbres, il portait un jean sombre qui courrait sur ses jambes élancées et musclées, tenu à la taille par une double ceinture de cuir noir. Son t-shirt, couleur obscurité, lassait deviner un corps magnifique. Sur les épaules, il n'avait qu'un épais sweat foncé à capuche, dont la fourrure du bord venait se joindre à ses cheveux raides. Ces derniers tombaient dans sa nuque sans être trop longs. Les mèches à la base de son cou, plus longues, venaient courir sur son torse en fines tresses terminées de perles d'argent. Tala s'étonna qu'il soit si peu vêtu au vu du froid qu'il faisait au dehors. Mais il ne semblait souffrir du vent glacial. Elle ne pouvait s'empêcher de l'observer. Il dégager quelque chose d'envoutant, et ce n'était pas seulement dû à son regard sombre. Son allure digne sans être hautaine, cette lueur brillante de mystères dans ses yeux, même jusqu'à son odeur indescriptible. Elle se surprenait presque à imaginer ce corps sculpté que ses vêtements dissimulaient. Il semblait sorti tout droit d'un autre âge… D'un songe… Se rendant compte qu'elle le dévisageait, elle détourna le regard, gênée, et ouvrit sa boîte aux lettres. Tandis qu'elle ramassait l'enveloppe qui y traînait, il passa dans son dos comme un coup de vent.

- Bonsoir, dit-il simplement.

Sa voix grave et suave lui arracha un frisson. Elle lui répondit poliment. Tala avait du mal à détacher son regard de lui. Tandis qu'elle attendait l'ascenseur, il disparut dans la cage d'escalier, comme il était apparu un peu plus tôt.

***

Il l'avait retrouvé, sans grande difficulté. Il avait suivi son instinct et quand il l'avait su en danger, il n'avait pas hésité une seconde. Sous cette forme que la lune lui permettait de prendre, il avait grondé. Il avait croisé son regard et n'avait pu sortir de l'ombre. Il ne voulait en aucun cas lui faire peur. Il avait senti son poil se hérisser le long de son échine quand la lame s'était posé sur son cou. Il avait vu perler son sang. Il avait alors senti ses crocs s'allonger, prêts à mordre. Mais il n'avait pu se résoudre à intervenir d'avantage. Il avait menacé le voleur, de cette voix qui n'était plus vraiment la sienne. Dans la nuit, il y voyait comme en plein jour et avait perçu le soulagement de l'étudiante. Son souffle chaud se transformait en une volute de fumée dans l'air froid du soir. Il aurait voulu se dévoiler à elle, mais ne l'avait osé. Il l'avait entendu douter de ce qu'elle avait vu. À peine avait-elle repris son chemin, qu'il s'était fondu dans les ombres. Mais le parfum qui se dégageait de ses cheveux défaits l'attirait comme un aimant. Il avait du mal à tourner les talons, à la quitter du regard. Ce regard ambre, celui de son autre, qu'elle avait sans doute remarqué. Il voulait être sûr qu'elle ne risquerait plus rien…

Il l'avait alors suivi, sans s'en rendre compte, jusque dans le bâtiment. Là, il s'était figé, incapable de faire le moindre pas. Et son regard surpris s'était posé sur lui. Il s'était subitement senti gêné. Il n'était pas à sa place ici. Pourquoi, bon sang, l'avait-il suivi telle une ombre? Pourquoi était-il rentré à sa suite dans l'immeuble? Par chance, elle n'avait pas fait le lien. Elle n'avait pas remarqué la lame qu'il avait ramassée, coincée dans sa ceinture. Elle avait tourné le regard, ne serait-ce qu'une seconde, et il avait filé. Comme un voleur. Il n'avait pu se résoudre à l'approche plus encore. C'était une situation bien trop inconfortable. Il ne voulait l'entraîner dans tout ça. Il n'en avait pas le droit. Et pourtant, elle était autant concernée qu'il pouvait l'être. Il avait eu le sentiment de la fuir. Il avait eu peur de ne pas tenir son autre en sa présence. Il avait senti son regard changer, ses doigts le démanger et il avait préféré disparaître. Qui sait ce qui se serait passé s'il était resté plus longtemps à ses côtés? Il lui fallait faire un choix. Il ne pouvait la tenir dans l'ignorance plus longtemps. Il lui faudrait tôt ou tard se montrer à elle, sous ces mêmes rayons de lune. Il espérait simplement qu'il ne s'était pas trompé, que son flair ne l'avait trahi et que son instinct ne l'avait dupé. Il espérait seulement que c'était bien elle… Et qu'elle l'accepterait…

***

Elle retrouva son petit appartement. La porte à peine fermée, elle laissa échapper un soupir. Le calme et la chaleur du lieu lui firent du bien. Son chat Réglisse vint lui souhaiter le bonsoir, se frottant à ses jambes en ronronnant affectueusement, ne lui laissant le temps de quitter son manteau. Se préparant un thé bien chaud, elle s'installa dans son canapé. Un vent puissant s'était levé et son sifflement lui parvenait comme un murmure. L'animal câlin se coucha sur ses genoux, ronronnant d'avantage. La voyant plongée dans ses pensées, le caressant distraitement, le jeune chat noir leva ses yeux bleus vers elle. Pour se faire remarquer, il miaula doucement. Elle lui adressa un sourire forcé, comme pour le rassurer. Elle pensait encore à ce qui s'était passé quelques instants plus tôt. Elle n'avait jamais eu de problème de ce genre là jusqu'à maintenant. Le quartier était pourtant tranquille, il n'y avait eu d'incident. Et il avait fallu que ça tombe sur elle ce soir-là.

Et quel était cet être étrange qui lui avait sauvé la mise? Avait-elle rêvé à ce point? Et cette voix, si étrange qu'elle la trouvait presque mystique, sortie d'un autre monde. Était-ce le fruit de son imagination? Elle ne pouvait en être certaine. Cette lame sur sa peau, elle l'avait bien senti, si froide. Pour éviter d'y penser plus encore, elle fila dans sa cuisine pour se préparer quelque chose de chaud. Elle n'était pas bonne cuisinière mais elle se débrouillait. Réglisse vint se hisser sur le haut tabouret derrière elle pour l'observer. Les odeurs de cuisson lui firent se lécher les babines. Les moustaches frémissantes, il avait faim. Partageant son repas avec son petit compagnon, elle songeait au lendemain. Il lui fallait préparer son sac. Une grosse journée l'attendait, surtout qu'elle devait joindre études et travail. Le soir, elle devait garder deux jeunes enfants à la sortie de l'école en attendant le retour des parents. Il lui fallait gagner un peu d'argent pour financer son inscription à la faculté. Tout à la lecture du dernier roman qu'elle avait acheté, elle se laissa aller à rêvasser. Réglisse s'endormant sur ses genoux, elle ne tarda à le rejoindre. Le livre encore entre les mains, elle sombra dans le sommeil sans s'en apercevoir. Sa nuit fut alors peuplée d'animaux et de créatures étranges sorties des histoires les plus incroyables.

Au petit matin, elle mit ses rêves sur le compte de ses lectures fantastiques. Elle ne faisait même plus attention à tous ces titres qui constituaient sa bibliothèque personnelle. Il y en avait tellement. Et tous parlaient de mondes étranges, de peuples mystérieux et d'êtres merveilleux. C'était sa façon à elle de s'évader de son monde si triste. Et elle tenait à ces romans pour le voyage dans lequel ils la plongeaient au fil des pages. Son chat vint lécher le fond de sa tasse de café et elle eut un sourire en l'écartant. Après une douche rapide et avoir remplie la gamelle de Réglisse, elle quitta son appartement pour se rendre en cours. Le vent n'avait pas faibli depuis la veille. Il faisait, semblait-il, encore plus froid. S'il se mettait à neiger de nouveau, elle n'en serait étonnée. Rabattant la capuche de son manteau sur ses cheveux sombres, elle pressa le pas pour se réchauffer. De la buée sortait de sa bouche et ses doigts gelés la brûlaient bientôt. Son sac en bandoulière, elle ne se rendait compte que deux yeux ambrés la suivaient du regard. Elle grelottait presque en attendant à la station de tramway. Soufflant dans ses mains, elle maudissait cet hiver particulièrement rigoureux. En gagnant sa salle de cours, elle remarqua qu'elle était en avance. Tala alla s'asseoir et sortit un livre de son sac pour patienter. L'heure arrivant, les élèves se firent bientôt plus nombreux. Une jeune femme aux cheveux clairs avança doucement dans le dos de l'étudiante en pleine lecture. Les yeux noisette pleins de malice, elle la fit sursauter en la saluant gaiement.

- Kaliska! Tu m'as fichu une de ces peurs!

- Salut! Répondit cette dernière avec un franc sourire. Qu'est-ce que tu lis? Encore une histoire de loups?

Tala eu un petit rictus: comment avouer à son amie qu'elle avait raison? C'est alors que Kaliska remarqua un détail. Elle porta doucement ses doigts sur le cou de sa camarade.

- Tu t'es coupé?

- Non, pourquoi?

- Tu as une petite entaille à la base du cou. Que s'est-il passé?

- Bonne question, je…

Sa soirée de la veille lui revint alors en mémoire. À son regard surpris, la jeune femme aux cheveux clairs se montra insistante. Voyant que le cours n'avait pas encore commencé, Tala prit donc le temps de lui raconter. Elle était persuadée de ne pas avoir rêvé. Et cette petite coupure le lui confirmait. Kaliska lui fit remarquer que c'était quelque peu incroyable mais ne doutait en aucun cas des dires de son amie. Elle avait un peu de mal à imaginer ce qui s'était passé. Tala n'osa lui parler de ce inconnu qu'elle n'avait jamais vu avant. Qu'en aurait-elle dit? Elle l'aurait certainement chambrée et cette idée lui arracha un rictus au coin des lèvres. Le professeur n'arrivait toujours pas.

- Il semble que Monsieur Prech n'est pas là aujourd'hui, en conclut Kaliska. Nous voilà dispensé d'un cours barbant de biochimie!

- Tout à fait de ton avis. Un café ça te dit?

- Avec joie!

Les deux étudiantes quittèrent donc la salle tout en discutant. Les couloirs étaient déserts, les cours avaient commencé. De temps à autres, elles croisaient un élève en retard. Tandis qu'elles descendaient les escaliers pour gagner la petite cafétéria, un groupe arriva vers elles. Tala fut bousculée par un étudiant distrait et manqua une marche. Surprise, elle lâcha son livre et tenta de se rattraper comme elle put. Elle se voyait déjà dévaler les escaliers et se ramasser en bas des marches avec des bleus, si ce n'était un poignet cassé. Kaliska avait essayé de la rattraper mais Tala n'avait voulu l'entraîner avec elle dans sa chute.

C'est alors que des bras puissants la saisirent avant qu'elle ne touche le sol brutalement. Une odeur sauvage et musquée l'enveloppa l'espace d'une seconde. Étrangement, elle se sentit en sécurité. Elle eut un vertige et se sentit tomber. Pourtant, on la tenait fermement et avec une incroyable délicatesse. Un souffle chaud se glissa dans sa nuque et elle s'accrocha à celui qui lui avait évité une chute dangereuse. Sous ses doigts, elle sentit une douce fourrure et des perles froides. Levant les yeux, elle croisa le regard brûlant de ce jeune homme étrange qu'elle avait rencontré la veille au soir. Elle fut comme aspirée par ses yeux d'un bleu si sombre qu'ils en étaient presque noirs. Il ne semblait vouloir la lâcher, resserrant son étreinte autour d'elle. Elle l'observait, remarquant ces détails qu'elle n'avait vus ce soir-là. Il portait un fin ras-de-cou de bois sombre, à son oreille gauche pendait un croc d'ivoire et dans le cartilage, il avait trois petits anneaux d'argent. Son visage impassible ne trahissait aucune émotion, mais ses yeux semblaient parler pour lui. Tala avait une envie irrésistible de glisser ses doigts dans ses mèches brunes. De simplement sentir son odeur sur elle… Et ce regard couleur nuit qui l'envoutait…

Kaliska les retrouva en bas des marches, inquiète. En la voyant arriver à leur rencontre, le jeune homme libéra doucement l'étudiante brune. Il lui rendit son livre poliment et elle le remercia avec une extrême timidité. Elle sentait presque ses joues arborer une couleur rosée.

- Tout va bien? Demanda-t-il, presque un murmure.

Elle eut un mouvement de tête pour lui répondre, incapable de prononcer le moindre mot. Quelque chose chez lui la troublait, et ce bien plus qu'elle ne voulait l'avouer. Ses doigts glissèrent dans les mèches sombres de la jeune femme quand il s'éloigna.

- Merci, lui dit-elle tout de même dans un souffle.

Il eut un bref sourire, semblant être rassuré. Puis, il s'éclipsa. Tala ne put que le regarder disparaître dans le couloir. Elle aurait voulu le rattraper, lui demander son prénom. Mais son corps la trahissait, ne voulant faire le moindre mouvement. Son amie lui jeta un coup d'œil éloquent et elle baissa les yeux, honteuse.

- Tu le connais?

- Non. Je l'ai croisé hier soir en rentrant.

- Un nouveau voisin? Il est charmant dis-moi… Tu rougis, c'est adorable!

- D'ordinaire, c'est toi qui vire cramoisi, lui rétorqua Tala en se sentant horriblement gênée, mais avec une pointe d'humour que nota sa camarade.

- Alors, on va le prendre ce café?

Les deux amies passèrent enfin la porte de la petite cafétéria, ne cessant de parler de l'étrange inconnu. Kaliska voulait en savoir plus mais la jeune femme brune ne savait répondre à ses inlassables questions. Assises autour d'une tasse de café chaud, elles discutaient dans le brouhaha de la salle.

- À quoi est-ce que tu penses?

- Tu as vu comme il te regardait? Une lueur est passée dans ses yeux. Ça m'aurait presque donné des frissons. Ce n'est pas lui qui t'a agressé au moins?

- Non, j'en suis certaine.

- Je veux bien te croire. Mais j'ai cru un instant qu'il allait te dévorer.

Tala éclata de rire.

- Mange ton croissant et ne dit pas de bêtise.

Elle eut un sourire en coin. Rêvant devant son café, elle songeait. L'odeur du liquide sombre lui faisait toujours cet effet-là. Kaliska la sortit de ses pensées et elles discutèrent encore un moment jusqu'à ce que l'heure de leur prochain cours approche. C'est avec une maigre motivation qu'elles se rendirent dans le bâtiment voisin. Cette fois, le professeur était présent et la journée s'enchaîna comme à l'accoutumée.

***

Il était arrivé juste à temps pour arrêter sa chute. Il n'avait pu s'en empêcher. Il avait même réussi à saisir le livre au vol. Résister à son parfum n'avait pas été chose facile. Il aurait tant voulu glisser son nez dans ses cheveux, goûter sa peau claire. Mais il ne se serait permis autant de familiarité, malgré ce qui les liait. Et quand il avait croisé son regard, il n'avait pu s'en détacher. S'il s'était écouté, il l'aurait enlevé sur l'instant. Il l'aurait emmenée avec lui pour lui faire découvrir son monde, sa culture, son peuple. Mais elle n'était pas comme lui, il devait se faire une raison. Il lui faudrait lui apprendre tout ce qui faisait son univers. Si un jour, elle acceptait ce qu'il était. Si un jour, il trouvait le courage de lui avouer ce qui l'avait mené à elle. Et il lui fallait se décider.

Les siens attendaient son retour. Il en était certain. Et il ne pouvait revenir sans elle. Il n'avait pas fait tout ce chemin, quitter son territoire, pour ne pas faire le premier pas. Et il devait lui parler, lui dire qu'elle était bien plus que ce qu'elle imaginait. Surtout à ses yeux. Mais comment le lui prouver? Comment le lui avouer? Il craignait qu'en apprenant l'inévitable vérité, elle ne le rejette. Il ne le souhaitait en aucun cas. Il avait tant besoin d'elle. Les Dieux seuls savaient combien il avait attendu pour la trouver, elle et pas une autre. Il avait patienté comme jamais, refusant celles que son peuple lui envoyait. Son instinct lui avait intimé que c'était bien cette jeune femme qui était celle qu'il espérait. Ne lui restait qu'à se lancer…

Quand son amie aux cheveux clairs les avait rejoints en bas de cet escalier sans âme, il n'avait pu rester plus longtemps. Il ne se sentait pas à sa place. Il se demandait encore pourquoi il l'avait suivi en ce lieu bondé. Il n'avait rien à faire à la faculté. Il n'avait rien à faire dans ce monde, à proprement parlé. Mais son parfum l'avait attiré jusqu'ici et il n'avait pu y résister. Il lui avait alors rendu son livre, remarquant avec une certaine fierté qu'il traité d'un sujet qui n'avait de secret pour lui. Elle l'avait remercié, timide. Il avait trouvé cela craquant et avait esquissé un sourire, chose rare chez lui depuis bien longtemps. Il n'aurait jamais imaginé celle qu'il cherchait ainsi. Pas comme une fragile humaine.

Elle lui semblait si délicate, si douce. Il voulait la protéger, la prendre dans ses bras comme en cet instant, si court pourtant. Mais il avait lu en son regard vert qu'elle n'était pas si faible qu'elle le laissait paraître. Son moment de faiblesse avait été dû à la surprise et à la peur sans doute. Elle s'était accrochée à lui pour ne pas tomber et il avait eu un frisson quand ses mains s'étaient glissées sur ses épaules. Il aurait tant voulu sentir sa peau contre la sienne encore un peu, savoir ses doigts dans ses cheveux… La lune avait sur lui bien des effets, mais cette jeune étudiante bien plus encore. Les légendes de son peuple en avaient tant parlé. Plus jeune, il avait pensé que tout ceci n'était que mythes et histoires racontés aux enfants. Mais il y était aujourd'hui confronté. Et les Anciens n'étaient plus là pour le guider. Il devait se fier à son intuition, à son instinct, comme il l'avait fait tant de fois auparavant.

Il avait vu ses parents être désignés par ces légendes, comme il l'était désormais. Mais le lien était resté au sein de son peuple. Pourquoi le destin en avait-il décidé autrement à son égard? Qu'avait-il fait aux Dieux pour en être victime de cette façon? Cependant, était-ce une malédiction? Quand il voyait ce qu'il ressentait en la présence de cette jeune femme, il ne pouvait considérer cela comme une imprécation. Il devait lui dire avant la prochaine lune, mais comment s'y prendre? Il ne voulait pas la froisser, lui sembler impoli ou la harceler. Voilà plusieurs jours qu'il songeait mais ne parvenait à trouver une façon de l'aborder. Arriverait-il à tenir son autre en sa présence? Il craignait que son regard ne le trahisse, comme cela arrivait souvent.

Errant dans cette ville qui lui était en tout point étrangère, il n'arrivait à enlever l'image de la jeune femme de son esprit. D'un tic nerveux, il passait une main dans ses mèches sombres pour les rabattre en arrière. Mais, indomptables comme il devait l'être, elles revenaient toujours devant ses yeux. Son côté sauvage, il commençait à le remettre en cause. Devant cette étudiante aux cheveux sombres, il se transformait presque en agneau. Il la voulait, non pas comme tribu ou comme trophée. Non, il la voulait parce qu'il avait besoin d'elle comme jamais il n'avait eu besoin de quelqu'un avant. Ça l'effrayait presque. Il s'attachait à une humaine qu'il ne connaissait. Il n'arrivait à se faire à l'idée. Et pourtant, le lien était bien là. Puissant, fort, inébranlable. Les Anciens l'avaient averti qu'il s'agissait de quelque chose d'immuable. Et, à mesure qu'il séjournait en ce monde, il commençait à y croire.

***

Il lui fallut quitter son amie en hâte. Elle avait deux petits monstres à récupérer à la sortie de l'école à l'autre bout de la ville. Elle se dépêchait d'atteindre la station de la faculté, espérant y attraper la première rame. Heureusement, le tramway ne tarda pas et elle se mêla à la foule dans l'un des wagons. Quand elle arriva devant le portail de l'école, les élèves sortaient à peine. Lâchant un profond soupir, elle cherchait des yeux les jeunes écoliers dont on lui avait confié la garde pour la soirée. Ils la retrouvèrent, sourire aux lèvres. Âgés de dix et sept ans, Thomas et Hugo n'étaient pas des enfants turbulents, juste un peu espiègle. Mais comme tous les gamins de leur âge. Le plus grand aimait la lecture, le plus jeune les dessins animés. Ce soir-là, tandis qu'elle leur contait une histoire peuplée de loups et de dragons, les parents rentrèrent tôt. Leur souhaitant une bonne soirée, elle prit donc le chemin du retour.

La ville éclairée dans le soir était magnifique. Elle aimait parcourir les allées une fois la nuit tombée, le calme reposant planait sur les ruelles. L'agitation de la journée s'était envolée et elle appréciait presque les wagons vides du tramway. Elle jetait de temps à autre un regard vers le fond de la rame. C'est alors qu'elle le vit. Il était debout, appuyé contre les portes, ses mèches venant cacher ses yeux sombres. Il semblait plongé dans ses pensées, ailleurs. Il avait rabattu la capuche de son sweat, cachant son visage dans l'ombre. La fourrure blanche se mêlait à ses cheveux pour dissimuler son regard. Quand elle l'observait, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était comme étranger à ce monde.

Elle n'avait jamais vu quelqu'un comme lui avant. Il se dégageait de lui une force et un charisme particulier. Pourtant, il n'était pas large. Il avait une carrure que l'on aurait pu qualifier de normal. Il n'était pas épais, plutôt grand. Ses avant-bras visibles, ses manches remontées aux coudes, étaient fins. Les mains dans les poches de son jean, il ne prêtait attention à ce qui l'entourait, comme coupé de tout. Elle n'arrivait à lui donner un âge. Son visage impassible était fin comme celui d'un adolescent et dur comme celui d'un homme. Le tramway s'arrêta et elle descendit. Surprise, elle remarqua alors qu'il avait fait de même. Marchant devant elle d'un pas traînant, il ne semblait l'avoir remarquée. Elle le rattrapa alors et il eut un mouvement surpris quand elle arriva à sa hauteur.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur…

- Ce n'est rien. Je ne vous avais pas entendu approcher.

- Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Vous m'avez évité une chute ce matin. Je tenais à vous remercier.

- Je vous en prie, dit-il succinctement.

Remarquant qu'il était mal à l'aise et hésitant, elle prit les devant. Sa timidité mise de côté, elle fit l'effort d'engager plus avant la conversation.

- Je peux marcher un peu avec vous? (Devant son silence, elle en conclut qu'il n'était pas contre). Je m'appelle Tala. Et vous?

Il s'arrêta soudain et laissa le vent faire tomber la capuche de son sweat sur ses épaules. Il lui adressa un regard étrange mais l'étincelle qui passa dans ses yeux la mit à l'aise. Il lui tendit une main chaleureuse et elle y glissa la sienne sans vraiment savoir pourquoi.

- Akira. Akira Mingan, dit-il simplement pour se présenter. Enchanté.

Sa paume était si chaude alors qu'il faisait si froid au dehors. Elle avait eu envie de se lover contre lui, dans sa chaleur mais ne fit que resserrer son écharpe autour de son cou.

- On s'est rencontré l'autre jour en bas de chez-vous, il me semble.

Elle eut un moment de surprise.

- Oui, c'est vrai... Vous habitez là vous aussi?

- Pas exactement.

Cette réponse évasive ne lui convenait pas. Elle aurait voulu une véritable réponse. Pourtant, elle ne lui en tint rigueur.

- Vous aimer les loups? Demanda-t-il alors.

- Je les trouve magnifiques. Ce sont des animaux symboles de tant de mystère… Mais, comment?...

- Votre livre, ce matin.

Elle se sentit bien stupide, mais ne put s'empêcher d'admettre:

- Je vous avoue que je ne lis que des histoires de loups. Quand cela est possible. Kaliska me taquine toujours avec ça. Je n'y peux rien. C'est… Comme si j'en avais besoin…

Il la regardait du coin de l'œil. Il avait peur que son regard ne prenne cette couleur inquiétante qu'elle aurait pu reconnaître. Mais une flamme s'y alluma néanmoins aux dires de la jeune femme. Il en eu même un sourire à l'écouter parler ainsi. Il fut pris d'une envie de découverte: il voulait apprendre à la connaître, à partager avec elle. En aurait-il le temps avant la prochaine lune? Sans s'en rendre compte, il la suivit jusque chez elle. Mais arrivé devant le bâtiment, il s'arrêta. Il se sentait tellement gêné. Pourquoi ne pas lui dire la vérité? Il n'avait pas le droit de lui mentir. Mais il se sentait si apaisé en sa présence. Même son autre semblait serein malgré l'appel de l'astre de nuit. Prétextant venir rendre visite à un ami, il l'accompagna tout de même à l'intérieur. Ne pouvant monter dans cette cage de métal que les hommes appelaient ascenseur, il lui avait souhaité une bonne soirée et avait disparu dans les escaliers, comme la veille.

La jeune femme ne pût s'empêcher de le regarder s'éloigner. Elle espérait le revoir. Le fait d'avoir échangé ne serait-ce que quelques mots avec lui l'avait rempli d'un sentiment nouveau. Elle voulait en apprendre plus sur lui, découvrir ce personnage singulier. Il la fascinait, sans qu'elle ne puisse dire pourquoi. Mais dans son regard régnait quelque chose d'inquiétant, qui l'effrayait un peu aussi, comme s'il était habité par un animal sauvage. Kaliska n'avait pas eu tout à fait tort en disant qu'elle avait eu le sentiment qu'il voulait la dévorer ce matin-là. Elle n'y avait pas prêté attention et pourtant, quand il s'était arrêté un moment devant l'immeuble, semblant si hésitant, elle avait vu cette étrange lueur dans ses yeux sombres. Elle n'avait osé lui poser la question, mais elle avait bien vu que quelque chose n'allait pas. Il n'avait même pas pu monter dans l'ascenseur. Était-ce les endroits clos qui l'incommodaient ainsi?

Elle aurait voulu lui demander s'ils se reverraient, mais sa timidité l'avait retrouvée. Elle lui avait simplement rendu sa politesse pour le regarder s'en aller. Elle espérait secrètement le revoir et, en regagnant son appartement, elle songeait encore à lui. Réglisse vint se frotter à ses jambes pour l'accueillir. Elle le caressait lorsqu'on toqua à la porte, la faisant sursauter. Elle eut l'agréable surprise de le trouver sur le pas de sa porte. Réglisse feula, se cachant aussitôt à la vue de l'intrus. Ce dernier s'excusa de la déranger, quelque peu gêné que le jeune chat ait eu peur de lui, et elle le rassura d'un sourire.

- Je voulais vous demander: seriez-vous d'accord pour prendre un verre demain soir?

- Avec plaisir.

Il en parut fort étonné, et ne put cacher sa joie que difficilement. Il lui annonça donc qu'il passerait la chercher et elle en fut honorée. Elle le remercia une fois encore et il la salua en s'éloignant dans le couloir.

***

Quand il retrouva l'air frais au dehors, il ne put s'empêcher de laisser échapper un soupir. Une petite volute de vapeur se forma quand son souffle sortit d'entre ses lèvres. Il avait le sentiment qu'un poids énorme s'était retiré de ses épaules. Il avait tenu à l'inviter ainsi, ne souhaitant aller trop vite. Il voulait apprendre à la connaître et était soulagée qu'elle ait accepté son invitation avec un tel sourire. À la station de tram, il ne l'avait pas senti approcher dans son dos et en avait été surpris. Il avait été tellement plongé dans ses pensées, qu'il n'avait remarqué sa présence dans le wagon. Il n'avait su comment l'aborder et c'était elle qui était venu le remercier pour un geste qu'il jugeait normal. Il n'aurait pu la laisser tomber dans cet escalier sans réagir!

Dès lors, devant son sourire sincère et chaleureux, il s'était senti le courage de lui demander. Et lui qui n'était pas d'un naturel bavard, avait eu la surprise de discuter sans peine avec elle. Elle avait ce petit quelque chose qui le mettait à l'aise et lui faisait presque oublier sa véritable nature. Mais c'était elle qui avait fait l'effort de venir vers lui. Il se devait de faire le premier pas en retour. Et de la retrouver autour d'un verre l'enchantait presque. Il avait tellement hâte de la revoir que même son autre semblait approuver sa décision. La lune terminait sa phase et pourtant, il sentait le besoin de gagner les bois. Toute cette civilisation moderne et urbaine l'avait coupé de son monde, et ses courses folles sur son territoire lui manquaient.

Revêtant cette apparence que lui conférait l'astre de nuit, il s'élança à travers l'obscurité, s'y fondant comme une ombre. Il aurait voulu chanter, laisser sa voix se mêler au murmure du vent. Mais en ce monde, il ne pouvait se le permettre: les hommes avaient toujours cette peur éternelle de la bête. La faim le tenaillant, il devait partir en chasse. Jetant un regard vers le bâtiment dont il ne s'était guère éloigné, il distinguait la lumière filtrer par la fenêtre de l'appartement de Tala. Il pouvait presque deviner sa silhouette derrière le fin rideau. Il aurait pu la rejoindre sur son petit balcon d'un seul bond, il le savait. Mais il ne pouvait s'y résoudre. Du moins, pas encore. Son regard prit une couleur sauvage et une petite bourrasque s'engouffra dans son poil, lui arrachant un léger frisson. Les rayons de lune se reflétaient sur les perles de ses fines tresses noires, qui restaient visible malgré la métamorphose. Il se tourna alors vers les bois qui surplombaient le quartier et y disparut, se mêlant aux ténèbres de la nuit.

***

Ce jour-là, elle avait eu toute la journée pour se préparer: week-end oblige. Sous le regard curieux de son petit compagnon à quatre pattes, elle mit des heures à choisir une tenue. Ce n'était pas son premier rendez-vous galant, mais elle ne voulait pas que ce soit le dernier, surtout avec lui. Devant la glace de sa salle de bains, elle s'étonnait à y accorder autant d'importance. D'ordinaire, elle n'était pas très regardante. Un jean, un petit top, un pull, et ça faisait l'affaire. À quoi bon se faire belle pour passer sa journée en cours? Mais ce jour-là, étrangement, c'était différent. Elle voulait lui faire honneur. Il avait eu la gentillesse de l'inviter. Et même si c'était elle qui était venue à sa rencontre la veille, il avait voulu faire le premier pas en retour. Elle en était touchée, ne s'attendant peut-être pas à ce qu'il lui accorde de l'importance, à elle, petite étudiante parmi tant d'autres.

En plein dilemme, elle finit par appeler Kaliska. Son amie n'avait tardé à venir lui prêter main forte et elles finirent par trouver une tenue fort mignonne. Tala en avait presque oublié cette petite robe claire que sa sœur de cœur lui avait offerte avant de s'éloigner pour ses études. Sasha lui manquait tellement… Mais l'heure n'était à la nostalgie. Sur les conseils de son amie aux cheveux clairs, elle se prépara. Tandis que Kaliska s'amusait à lui tresser les cheveux pour la détendre, Tala stressait. Voilà un moment qu'elle n'était sortie en compagnie d'un garçon. Elle appréhendait. Est-ce que cette soirée se passerait bien? Son amie la rassurait, lui assurant qu'Akira ne lui aurait pas proposé s'il n'était pas intéressé. Et le fait qu'elle veuille faire des efforts lui prouvait qu'elle n'était pas indifférente non plus. Tala se sentait presque rougir devant la certitude de Kaliska. Cette dernière comprenait toutefois qu'elle se pose autant de question. Elle ne voulait pas se faire de fausse joie, ni souffrir une fois encore. Et son amie pouvait parfaitement le concevoir. N'avait-elle pas, elle aussi, connu des histoires difficiles qu'elle préférait sans doute oublier? Alors, elle encourageait Tala à se lancer. Elle savait que la jeune étudiante ferait de même à son égard. Entre amis, c'était normal.

À peine Kaliska avait-elle finit de jouer avec les cheveux ondulés de la petite brune qu'on toqua à la porte. Réglisse miaula et trotta jusqu'à l'entrée, impatient. Sa maîtresse ouvrit et invita le jeune homme à entrer un instant. Il fit alors connaissance avec la jeune femme aux cheveux clairs, même s'ils s'étaient rapidement croisés la veille. Il ne parvenait à quitter Tala des yeux. Il la dévorait du regard dans sa petite robe claire. Elle lui allait à merveille. Mais devant Kaliska, il ne pouvait l'admirer ainsi. Il avait peur que son regard ne change. Il ne fallait pas que la meilleure amie de la jeune femme s'inquiète. La confiance se jouait aussi avec les proches de l'étudiante. Laissant Réglisse seul, ils quittèrent tous trois l'appartement. Kaliska leur souhaita une bonne soirée et prit le chemin du retour. Hors de question qu'elle tienne la chandelle, et Tala ne le souhaitait pas non plus. Elle les regarda s'éloigner avant de regagner sa voiture un peu plus bas dans la rue. Elle s'apprêtait à entrer la clé dans la serrure du véhicule quand une voix l'interpella. Elle sursauta, en lâchant le petit trousseau au passage, et se retourna. Elle croisa alors un regard bleu, si bleu qu'il en était presque électrique.

Un jeune homme se tenait à quelques mètres d'elle et la scrutait de ces yeux incroyables. Ses cheveux couleur ébène glissaient sur ses épaules pour terminer leur course dans le bas de son dos. Tout vêtu de noir, il portait un long manteau sombre qui fouettait ses genoux avec le vent qui se levait. Sa chemise blanche, unique touche de clarté dans cette tenue d'obscurité, laissait imaginer un corps superbe. Une fine écharpe était glissée dans le col du manteau et allongeait un peu plus sa silhouette. Ses bottes lacées et son pantalon noir venaient courir le long de ses jambes fuselées. Il était grand, fin et quelque chose de magique s'échappait de son allure envoutante. Kaliska se sentit rougir: devant cet inconnu qui la troublait, elle restait subitement statique. Elle en était presque mal à l'aise mais ne pouvait s'empêcher de le regarder. Il attirait son regard. Interdite et confuse, se sentant bien bête, elle tenta de cacher ses joues roses derrière ses mèches clairs. Elle se baissa pour ramasser ses clés mais il l'avait devancée. Ses doigts frôlèrent les siens et elle eut un frisson.

- Je ne voulais pas vous effrayer, s'excusa-t-il.

Sa voix légèrement grave la ferait presque défaillir. Il lui tendit le petit trousseau et elle le remercia à mi-voix, trop impressionnée pour arriver à dire quoi que ce soit.

- Je cherche un ami. Est-ce que vous sauriez m'aider?

- Et bien… Tout dépend si je le connais, hésita-t-elle.

- Il se prénomme Akira. Je sais qu'il traîne dans le coin depuis quelque temps.

Kaliska fut surprise une seconde. Ce bel inconnu connaissait le jeune homme étrange qui avait emmené Tala boire un verre? Et que voulait-il dire exactement par le fait qu'Akira traînait dans le quartier? N'y habitait-il pas comme elle le pensait?

- Je le connais, mais… (Elle remarqua alors un détail: il portait lui aussi ce même croc d'ivoire, non pas à l'oreille mais en pendentif, comme un symbole). Seriez-vous frères?

- Non, nous ne sommes pas frères, ria-t-il avant de murmurer pour lui-même: enfin pas tout à fait, c'est plus compliqué que ça. Cela fait un moment que je n'ai plus de nouvelles de lui…

Il avait dit cela avec douceur mais une inquiétude certaine aussi. Il connaissait Akira mais elle ne sut dire à quel point. Elle ne savait si elle devait lui dire qu'il était sorti. Et puis, elle voulait savoir qui il était. Mais elle ne put s'empêcher de répondre à sa demande. Il la remercia d'un sourire, qui la fit s'empourprer plus encore, avant de s'éloigner. Elle baissa les yeux, voulant disparaître, bien trop honteuse d'avoir autant rougi. Elle entendait presque la voix de son amie lui dire en riant qu'elle virait cramoisi. Et alors qu'elle s'apprêtait à monter dans le véhicule, elle le vit revenir.

- … Pourrais-je connaître votre prénom? Demanda-t-il timidement.

Elle lui jeta un regard équivoque, ses joues commençant à reprendre une couleur rosée tandis qu'il eut un air fautif dans les yeux.

- Je suis vraiment confus, je ne me suis même pas présenté. C'est fort impoli de ma part vu que vous avez su me renseigner.

- Je n'ai pas osé vous le faire remarquer, lâcha-t-elle un peu sèchement sans le vouloir. Oh! Pardonnez-moi, ça m'a échappé. Je ne voulais pas…

- Il n'y a pas de mal, la rassura-t-il. Je m'appelle Duncan Nodin.

- Kaliska Nahima.

- Ravi. J'espère vous revoir bientôt.

Elle resta interloquée, ne sachant que lui répondre. Elle s'aperçut un peu tard qu'après cela, il avait disparu dans la nuit telle une ombre, ou un mirage. Tout comme il était apparu… Il fallait qu'elle en tienne mot à Tala. Cette rencontre la rendait curieuse. Pourquoi cet étranger voulait-il trouver Akira? Qu'est que le jeune homme aux yeux sombres cachait? Que signifiait ce croc qu'ils portaient tous deux? Et puis, elle voulait en savoir d'avantage sur ce Duncan. Il l'intriguait au plus haut point. En prenant le volant, pour rentrer chez elle, elle eut un sourire. Ah, si Tala avait été là pour la voir rougir ainsi!...

***

Il la mena à travers la ville, parcourant les ruelles peu fréquentées, et elle se laissa guider, curieusement confiante. Serrant son épais manteau pour lui tenir chaud, elle l'enviait de ne pas craindre le froid de ces longs mois d'hiver. Il n'avait qu'une chemise sombre sous son sweat et une écharpe laissée au vent. Elle commençait à grelotter et il le remarqua aussitôt, glissant son écharpe autour de son cou. Cette petite attention la fit rougir légèrement. Une ruelle plus loin, ils arrivèrent en vue de l'enseigne du bar. Elle fut surprise de voir qu'il n'y avait pas de groupe d'étudiants fêtards en ce soir de week-end. Il y avait beaucoup d'hommes, des couples aussi. Ils semblaient tous appartenir à un même groupe. Non. Ils semblaient appartenir à un peuple. À croire qu'ils n'étaient pas du même monde…

On ne leur prêta la moindre attention quand ils entrèrent. Seul le patron les salua et ils lui rendirent sa politesse. Ils s'installèrent au fond du bar, qui semblait si calme pour la jeune femme qui avait encore en tête la dernière sortie bruyante qu'elle avait faite. Une petite serveuse vint à leur rencontre et ils passèrent commande. Tala se sentait à l'aise, contrairement à ce qu'elle aurait pu penser. Ce lieu était des plus étranges, et n'avait rien à voir avec les autres bars dans lesquels elle était allée jusqu'à présent. Il régnait ici un parfum subtil de bois et de liberté, une senteur agréable d'épices. L'ambiance de l'endroit était portée sur la nature sauvage et les anciennes croyances oubliées par les hommes. On y parlait même des langues étranges. C'en était impressionnant et chaleureux à la fois.

La petite serveuse revint avec un verre d'alcool ambré et un de planteur parfumé. Elle échangea un mot avec Akira, semblant le connaître et offrit un joli sourire à Tala avant de se retirer. Le jeune home joua avec les glaçons de son verre de whisky l'espace d'une seconde avant de lever les yeux vers la jeune femme. Il lui apprit qu'il avait tenu à l'inviter, non pas parce qu'il s'y était senti obligé mais parce qu'il en avait eu envie. Elle en fut touchée bien plus qu'elle ne l'aurait pensé. Il voulait faire le premier pas à son égard et lier connaissance. Il jugeait qu'ils ne s'étaient pas rencontrés de façon très adéquate la première fois. Elle eut un sourire à cette idée. Elle se souvenait très bien quand il était apparu dans le hall de l'immeuble et avait aussitôt disparu dans les escaliers. Il lui avoua n'en être pas très fier.

- J'aurai au moins pu me montrer plus civilisé, plaisanta-t-il.

- Je ne suis pas vraiment sociable non plus, le rassura-t-elle, si l'on peut dire les choses ainsi. Je sais faire des efforts quand il faut, mais je n'aime pas aller vers les gens.

Devant le regard surpris qu'il prit, elle s'expliqua:

- Il fallait bien que je te remercie. Tu m'as évité un poignet cassé, si ce n'est pire. Ça m'apprendra à faire plus attention.

- Ce n'était pas vraiment ta faute. Si cet imbécile avait été plus attentif…

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Pour faire simple, j'ai donné quelques cours de civisme à un étudiant en manque de savoir vivre.

Il avait dit ça avec une telle nonchalance qu'elle ne put retenir un rire. Il fut charmé par ce sourire qui illuminait alors le doux visage de la jeune femme. À ses yeux, elle resplendissait. Cette robe claire, qui tombait délicatement sous ses genoux, mettait sa petite taille en valeur. Le lacet qui courrait derrière pour serrer le bustier lui faisait envie. Les fines bretelles croisées dans le dos accentuaient la douce courbe de ses épaules et lui faisait un charmant décolleté. Son cou nu l'appelait presque à venir gouter sa peau. Mais il savait tenir ses envies et voulait respecter la jeune femme. Elle qui lui semblait si inaccessible, si différente, si secrète, il se rendit vite compte qu'elle lui ressemblait un peu au fond. Peu à peu, et non pas à cause des effets de l'alcool, elle se dévoilait à lui. Ils discutaient de leur vie, de leur famille, de leurs goûts. Et ce sans complexe, sans appréhension. Ce qui était étranger au jeune homme.

Il n'avait pas l'habitude de parler de lui ainsi, de s'ouvrir aux autres. Et pourtant, elle arrivait à le mettre l'aise, à lui arracher des sourires sincères et non plus forcés. Il lui avait même parlé de son frère, des siens, sans pour autant en dire trop. Et il avait eu la surprise d'apprendre que pour elle il y avait deux familles: ses proches et ses amis. À avoir ne serait-ce que croiser Kaliska ce soir-là, il avait vite compris qu'elle accordait beaucoup d'importance à celles et ceux qui l'entouraient. Et il fut saisi d'un étrange sentiment. Il n'avait peut-être pas à douter autant. Il lui fallait faire plus confiance à ce en quoi il croyait. Les Anciens ne l'avaient-ils pas prévenu? Ils avaient passé de longues heures à discuter, reprenant de temps à autre un verre, sans s'en rendre compte. De souvenirs, Akira n'avait jamais parlé ni ri autant. Et quand le patron vint à leur rencontre, il serra la main au jeune homme.

- Tu fais encore la fermeture ce soir, mon garçon? Demanda-t-il avec un sourire.

- Il semblerait, Cian. Mais permets-moi de te présenter mon amie.

- Tala Mikuen. Enchantée.

- Tout le plaisir est pour moi demoiselle. Voilà un moment que je vois ce jeune homme traîner au bar en solitaire. Un vrai loup… Alors je suis ravi de le voir accompagnée d'une si charmante créature.

- Cian… siffla Akira.

- Je vous ai assez importunés. Je vous laisse, j'ai l'arrière salle à ranger avant de fermer. Bonne fin de soirée les jeunes.

Ils le remercièrent et remirent leur manteau sur leurs épaules, s'apprêtant à sortir. Gagnant le froid à l'extérieur. Akira lui proposa de la raccompagner, la soirée déjà bien entamée. Elle n'aurait su refuser. Sur le chemin, elle ne put s'empêcher de le questionner. Il avait piqué sa curiosité, et le fait que le patron du bar le connaisse alors qu'il semblait si secret et distant du reste du monde attisait plus encore son avidité.

- C'est un ami à mon père, lui expliqua-t-il. Il me connait depuis que je suis petit. Et depuis que je suis arrivé dans cette ville, je traîne beaucoup dans son bar. C'est un moyen pour moi de ne pas me sentir perdu.

- Pourquoi perdu?

- Mes parents nous ont élevés mon frère et moi loin de toute cette civilisation. Si je puis m'exprimer ainsi. Alors je me sens un peu étranger ici.

Elle eut un sourire et il lui demanda ce qui l'amusait.

- Tu n'as pas vraiment le style de quelqu'un qui sort de sa campagne et en même temps, tu ne ressembles en rien aux gens que je croise tous les jours. Je ne sais pas, c'est étrange. Tu es différent. C'est peut-être ça qui m'a poussé à…

Elle hésita un instant et il l'encouragea:

- C'est peut-être ce qui m'a poussé à faire ta connaissance.

- Je n'aurai pas songé un instant dénoté avec les autres. M'en voilà honoré. D'une certaine façon, l'important n'est-il pas de se rendre unique?

- Si, tu as raison. Mais se fondre dans la masse ne fait pas de mal parfois.

- Qu'est-ce qui te fais dire ça?

Il vit alors son regard vert se voiler et s'inquiéta. Aurait-il posé la question de trop?

- Petite, j'ai souffert du jugement des autres. Simplement parce que je ne rentrais pas dans les normes, que je sortais des conventions qu'imposaient les autres… Je… Je préfère laisser ça derrière moi et aller de l'avant.

Il n'aurait pensé que le monde des hommes puisse être si dur. Il ne l'aimait pas, ce n'était pas son univers. Mais jamais il ne s'était dit que l'esprit humain pouvait se montrer si méchant. Soudain, elle lui semblait si fragile, mais si forte aussi… Il changea alors de sujet et elle retrouva le sourire, pour son plus grand soulagement. Elle lui parla des deux enfants qu'elle gardait parfois le soir, d'Ethan son cadet, de Sasha aussi un peu. Il remarquait qu'il y avait de l'affection dans ses paroles et il ne put s'empêcher de sourire en l'écoutant.

Ils arrivaient en vue du quartier de la jeune femme quand une étrange impression le saisit. Il tint à raccompagner Tala jusque chez elle, sans rien laisser paraître. Réglisse ne manqua pas de l'accueillir en ronronnant et il eut du mal à partir. Mais ne souhaitant s'imposer, il prit congé, lui souhaitant une bonne nuit. Elle le rattrapa timidement avant qu'il ne disparaisse dans le couloir. Elle le remercia pour cette superbe soirée en sa compagnie et il manqua de la prendre dans ses bras pour l'embrasser. Il lui assura alors qu'il en était de même pour lui et il la vit repartir avec le sourire.

Il aurait voulu la rejoindre, la prendre tout contre lui, simplement pour rester avec elle encore un peu. Mais il avait une chose à vérifier. À peine sorti de l'immeuble, il sut où se rendre. Cette sensation d'être pister ne lui plaisait pas. Et malheureusement pour celui qui le suivait, il l'avait senti. Il le surprit au détour d'une ruelle. Ses yeux avaient pris cette couleur sauvage et ce n'est qu'en reconnaissant le pisteur qu'il retrouva un semblant de calme.

- Duncan?! Mais qu'est-ce que tu fais là?

- Voilà plusieurs mois que tu ne donnes plus de nouvelles. Il fallait bien que quelqu'un vienne vérifier que tout allait bien pour toi.

- Je suis assez grand pour me débrouiller, tu le sais mieux que personne.

- Serait-ce pour cette jeune humaine que tu as disparu?

- Ça ne te regarde pas! Dois-je te rappeler que tu es tout aussi humain qu'elle?

- Akira…

- Excuses-moi, mon ami. C'est l'Esprit du Loup qui…

Il n'acheva pas sa phrase, la laissant en suspend mais son compagnon comprit.

- Alors Amarock disait vrai. Les Anciens avaient raison. Tu l'as trouvé et c'est bien elle. Mais pourquoi une simple humaine?

- C'est à moi que tu demandes?

Duncan lui lança un regard surpris mais s'aperçut que son ami ne pourrait le renseigner d'avantage. Le regard perdu, Akira lui proposa d'aller discuter ailleurs. Il ne put refuser. Il n'était pas aussi insensible au vent glacial que son ami. Il avait hâte de trouver un endroit chaud où ils pourraient parler tous deux. C'était chose importante dont ils devaient s'entretenir et Duncan n'avait pas l'intention de le laisser s'en tirer à si bon compte sans de plus amples explications. Il voulait avoir ce qui l'avait vraiment poussé à quitter les siens. Ce qui l'avait conduit à se joindre aux hommes. Il savait que cette jeune femme n'était pas indifférente à ce choix soudain. Jamais Akira n'aurait abandonné les siens en d'autres circonstances. Mais il souhaitait l'entendre de la bouche de son ami, en être sûr et ne plus seulement s'en douter. Ils s'éloignèrent alors dans la nuit, quelques heures avant que le jour ne pointe ses premiers rayons.

***

Les deux jeunes gens ne se seraient jamais doutés, ni l'un ni l'autre, que ce premier rendez-vous ne serait pas le dernier. Ils l'avaient espéré. Ils se voyaient presque tous les soirs, quand l'emploi du temps de Tala le leur permettait. Une fois ou deux, Akira s'était même joint à elle pour garder Thomas et Hugo. Le plus jeune s'était épris sur ses tresses, pour son plus grand désespoir, tandis que l'aîné était fasciné par ses yeux couleur de nuit. Au fil des jours, il avait découvert une jeune femme timide et secrète. Elle avait déjà souffert de confier son cœur à quelqu'un et elle n'avait eu besoin de lui dire pour qu'il s'en aperçoive. Elle avait eu beaucoup de mal à se rapprocher, méfiante. Il n'avait en aucun cas voulu la forcer. Il laissait les choses se faire. Mais pour sa part, plus il apprenait qui elle était vraiment, plus ses sentiments se réveillaient. Parfois même, son autre avait voulu se montrer mais il l'avait tenu. Il n'avait trouvé le courage de lui avouer ce qu'il était vraiment. La lune allait arriver dans une nouvelle phase. Et il lui faudrait s'éloigner, pour ne pas la blesser. Mais il voulait se confier. Il sentait déjà l'astre de nuit jouer de son influence sur lui. Le temps lui était compté. Il lui fallait se lancer.

Elle le mettait incroyablement en confiance, sans qu'il ne puisse dire pourquoi. En avait-il été ainsi pour ses parents aussi? Seulement, Tala était humaine. Ses parents étaient tous deux comme lui. Elle n'avait rien de l'instinct qu'il avait. Elle ne pouvait sentir ces choses-là, elle les ignorait sûrement. Alors comment lui en tenir mot sans passer pour fou? Elle lui avait souvent confié qu'elle se sentait bien à ses côtés. Il avait lu en son regard qu'elle se serait bien serrée dans ses bras, mais ne l'avait osé. Elle avait une certaine retenue qu'il pouvait comprendre. Quand il se laissait aller à songer, il sentait ses doigts dans ses cheveux. Il appréciait tant ces timides caresses. Nombres de fois, elle l'avait invité à entrer chez elle et il s'y était senti un peu comme chez lui. Il avait manqué de lui en parler, mais il s'était tu, incapable de lui dire la vérité. Comment allait-elle réagir face à son autre? Il avait bien vu qu'elle avait un esprit ouvert et quelque peu rêveur. Mais que se passerait-il si les songes et les histoires prenaient vie?

***

Ce soir-là, il n'avait pu résister plus longtemps à lui cacher sa vraie nature. La lune se faisait si proche… Voilà plusieurs semaines qu'ils se voyaient. Il ne pouvait plus attendre. Il avait besoin de se confier. Elle avait eu confiance en lui, au point de lui parler librement de tout. Et lui, il n'avait pu lui raconter grand-chose, par peur. Il l'avait plus écouté qu'il n'avait parlé. Certes, ce n'était pas un grand bavard, mais tout de même… Il avait fait les cents pas au dehors, la pluie battante ne semblant le gêner. Quand il gagna enfin le couloir, il était décidé à enfin à se lancer. Il avait toqué doucement, espérant qu'elle ne soit pas là. Mais la porte s'était ouverte sur elle et il s'était mis à douter. Il hésita et elle eut une lueur inquiète en le voyant.

- Akira? Que se passe-t-il? Tu as l'air préoccupé. Je ne t'attendais pas si tôt. Est-ce que tout va bien? (Elle remarqua l'eau goutter au bout de ses tresses perlées et ses vêtements humides). Mais tu es trempé! Ajouta-t-elle alors.

- Tala, est-ce que je peux te parler?...

- Bien-sûr. Entre, je t'en prie.

Elle s'écarta pour le laisser entrer et il hésita encore, l'espace d'une seconde, avant de passer le pas de la porte. Elle l'invita à s'asseoir, lui prêtant une serviette de bain pour se sécher tandis qu'il retirait son éternel sweat, humide. Réglisse sauta sur ses genoux et il l'accueillit avec un rictus forcé mais ne fut avare en caresses pour autant. Son amie lui prépara un café avant de le rejoindre et envoya le jeune chat dans son panier. Lui tendant la tasse, elle s'assit à ses côtés. Elle attendait patiemment qu'il se lance, et il l'en remercierait presque.

- Ce que je vais te dire va sans doute te sembler complètement invraisemblable, mais je ne peux pas te tenir dans l'ignorance plus longtemps…

Elle le regardait sans le couper, attendant qu'il poursuive, et eut un geste qui le surprit mais qui le rassura aussi: elle glissa sa main dans la sienne. Il lui adressa un bref sourire et soupira, serrant alors ses doigts dans les siens, confiant.

- Tout ce que les livres racontent est parfois vrai… Les légendes ont toutes un fond de vérité mais les hommes l'ont simplement oublié. Ils ne parviennent plus à voir les êtres mythiques qui vivent parmi eux, pourtant ils sont bien là… Tu te souviens quand tu m'as dit que tu aimais les loups?

Elle lui confirma d'un léger mouvement de tête et l'invita à poursuivre, ne voyant pas vraiment où il voulait en venir.

- Et bien… Pour tout dire, je…

Il hésita de nouveau, cherchant comment le lui annoncer. Il finit par pester dans une langue qu'elle ne comprit pas. La jeune femme vit ses épaules se tendre de nervosité.

- Rah! Je ne sais pas comment te dire ça! Je ne trouve pas les mots!

Il se leva, venant se planter devant la baie vitrée, le regard dans le vide. Entourant la tasse chaude de ses doigts fins, il observait la pluie tomber. Le courage ne lui manquait pas, mais il craignait sa réaction. Il ne voulait surtout pas qu'elle puisse le voir comme un monstre. Elle ne disait rien, son silence parlant peut-être plus que des mots. Sans bruit, elle vint dans son dos et glissa ses mains autour de sa taille, posant doucement sa tête sur son épaule. Laissant son café de côté, il se tourna vers elle et la prit dans ses bras. Il avait tant de mal à lui confier son secret. Il se sentait prêt mais n'avait les mots pour le dire. Tout ceci aurait-été tellement plus simple si elle avait été comme lui… Il plongea alors ses yeux dans les siens. Son regard vert le mettait à l'aise et il se laissa aller aux aveux, confiant.

- Tala… Je… Est-ce que tu me crois si je te dis que je ne suis pas tout à fait humain?

Interdite, elle semblait chercher un signe sur son visage pourtant, il était sérieux et cela l'effraya un peu. Elle fit involontairement un pas en arrière et il en prit peur. Mais une lueur dans les yeux de la jeune femme le poussa en continuer.

- Toi qui lis tant d'histoires sur ces créatures incroyables, aurais-tu imaginé un jour qu'elles puissent exister?

- Qu'est-ce que tu veux dire exactement? Akira, tu m'inquiète…

- Je ne voudrais surtout pas que ton regard sur moi change, je me sentirai coupable et… Je ne peux garder le silence à mon sujet plus longtemps. Voilà un mois que nous nous côtoyons. Et je ne pense pas dire de bêtise en affirmant qu'il y a plus que de l'amitié entre nous, n'est-ce pas?

Les pommettes de la jeune femme prirent une adorable couleur rosée, lui confirmant ainsi ce qu'il pensait. Son regard fuit le sien une seconde et il devina un sourire se dessiner sur son visage, derrière ses longs cheveux sombres. Il en était quelque peu rassuré.

- Ce n'est pas évident pour moi, mais… Je n'ai pas le droit de te laisser dans l'ignorance plus encore. Je me dois d'être franc avec toi, ne plus te cacher quoi que ce soit, quoi qu'il en coûte…

Il prit ses mains dans les siennes, y cherchant soutient peut-être.

- Tala, je… Je fais partie de ces hommes-loups dont tu aimes tant les histoires… Je suis ce que les hommes appellent communément loup-garou… Un lycan en somme... Et j'ai reconnu en toi celle... (Une boule se forma dans sa gorge, l'empêchant d'achever sa phrase, mais il se reprit aussitôt). Celle avec qui je suis lié à jamais…

Il avait tant hésité, ne sachant comment amener la chose. Elle le regardait sans mot dire et il craignait qu'elle ne le mette à la porte en le traitant d'aliéné. Mais elle l'observait et n'eut aucun geste lui signifiant qu'elle ne croyait pas ses paroles. Et il savait qu'elle pouvait en douter. Ne portait-il pas de l'argent, alors que les légendes disaient qu'il pouvait tuer les garous? Ne se tenait-il pas devant elle alors que la lune commençait son ascension cette nuit même? N'aurait-il pas déjà pris forme de loup à peine l'astre lunaire dévoilé? Pourtant, elle ne le quittait des yeux, scrutant son regard sombre. Y cherchait-elle un indice, un signe quelconque?

- Écoute, je…

Mais il n'eut le temps de s'expliquer. Déjà, elle avait posé ses lèvres sur les siennes. Elle avait été si douce, qu'il crut un instant qu'il rêvait. Mais quand ses mains se glissèrent dans sa nuque, il sut que ça n'avait rien d'un songe éveillé. Il la prit dans ses bras, resserrant son étreinte autour de sa taille fine. Il n'aurait jamais espéré qu'elle lui témoigne ainsi ses sentiments, et ce malgré ce qu'il venait de lui révéler. Il goûtait alors ces lèvres sucrées qu'il avait tant désirées, il pouvait enfouir ses doigts dans ces boucles sombres qu'il avait rêvé de caresser. Il s'écarta de cette bouche subtile pour plonger ses yeux dans les siens. Il ne croyait pas ce qui été en train de se passer. Elle lui rendait son regard, sans une once de peur. Mais lui, il sentait encore cette boule de crainte dans son estomac.

- Tala… Je ne veux pas que tu penses que j'ai dit ça pour me rendre intéressant ou que je puisse être fou à lier. Tout ceci…

- Est vrai, le coupa-t-elle.

Pourtant, il la sentait frémir contre lui. Elle avait peur, même si son regard disait le contraire. C'était une réaction tout à fait humaine et il ne pouvait que le comprendre.

- Tu trembles… Est-ce que?...

- J'ai peur, oui mais… J'ai confiance en toi. Je… Je sais que tu ne peux mentir. Akira, je… Je me fiche de savoir si tu es humain ou loup. Simplement parce que les sentiments que j'ai pour toi sont plus forts que tout ça. Je n'ai pas osé me lancer avant ce soir. J'avais peur de souffrir de nouveau, peur de… Et puis, tu ne te livrais jamais vraiment. Tu gardais tes secrets. Mais maintenant, je sais pourquoi tu ne pouvais me parler plus de toi, et je ne t'en veux pas. Tu avais tes raisons.

- Tala… murmura-t-il, une pointe de soulagement dans la voix.

Elle vint caresser son visage du bout des doigts et il ferma les yeux, se laissant aller à ce geste empli de tendresse.

- À force de lire des histoires de loups-garous, j'ai fini par me dire qu'ils existaient, plaisanta-t-elle.

Il eut un sourire, mais ne savait vraiment qu'en penser. L'avait-elle pris au sérieux?

- Et puis, j'ai le sentiment d'avoir toujours su que tu étais différent. Je ne sais pas pourquoi… Et ce dès que j'ai posé les yeux sur toi, la première fois.

- J'ai tant de choses à te dire, à te montrer. Je ne sais pas par où commencer…

Soudain, un frisson brûlant le prit et il serra les dents: la lune l'appelait déjà. Il jeta un regard au dehors: la pluie avait cessé. Il lui fallait quitter la jeune femme avant que le changement n'opère. Il ne voulait pas la blesser par inadvertance. Il n'allait pas tarder à se changer, ne pouvant résister plus longtemps à l'appel de l'astre d'argent. Il s'apprêtait à la laisser, à contre cœur, lorsque que l'air lui manqua. Il s'écroula, le souffle court. Il ne parvenait plus à respirer. Cela ne dura qu'une fraction de seconde, comme à chaque fois. Cependant, bien que lui en ait l'habitude, Tala s'inquiéta aussitôt de le voir poser un genou à terre et chercher son souffle. Elle glissa ses mains sur ses épaules et il la repoussa doucement. Il la rassura mais ne pouvait rester à ses côtés plus longtemps. Il craignait que le Loup ne lui fasse de mal. Pourtant, il n'eut le temps de s'échapper. Déjà il sentait son corps se transformer. Ses os craquaient de toute part, ses muscles s'étiraient, ses crocs poussaient, un pelage noir couvrait sa peau. À chaque métamorphose, il avait le sentiment que ses membres étaient en feu. Ses yeux sombres prirent une couleur ambrée et ses mains se firent pattes griffues. Il enfonça ces poignards d'argent dans les cousins du canapé, pour se raccrocher à quelque chose, pour ne pas perdre la raison, pour ne pas laisser l'esprit sauvage du Loup s'emparer du sien.

En cet instant, il se sentait infiniment vulnérable, condamné à attendre que ces minutes de souffrances cessent alors qu'il devenait force et puissance incarnées. Mais la présence de la jeune femme n'avait rien d'une menace. Même pour le lycan qu'il devenait. Il la savait toute proche, observant son changement avec anxiété. Il sentait qu'elle n'avait pas peur qu'il l'attaque, mais que la métamorphose puisse mal se passer. Ses vêtements avaient disparu sous un poil long et sombre, comme s'ils n'avaient jamais été là. Mais aucun habit ne lui sciait mieux que cette pelisse couleur ténèbres. Ne restaient visible sous le pelage de nuit que son ras-de-cou en perles de bois et ses piercings d'argent. Ayant revêtu peau de bête, il se redressa, immense. Dressé sur ses pattes postérieures, il avait l'allure d'un homme et la forme d'un loup. Il huma l'air une seconde, se repérant sans doute. Dans son dos, la jeune femme n'osait bouger, Réglisse tremblant entre ses jambes. Elle craignait que le moindre de ses mouvements n'attise l'instinct de chasseur de la créature. Remarquant sa présence, il se tourna alors vers elle. Elle sentit son cœur s'arrêter de battre, le souffle court.

Il gronda à son égard, la menaçant en montrant les crocs. Il se ramassa sur lui-même, tel un félin prêt à bondir. Tala recula par reflexe, le chat dans ses pieds faisant de même. Réglisse était trop tétanisé pour oser feuler. Le garou se jeta alors sur elle, toutes griffes dehors. Elle eut à peine le temps de prononcer son prénom qu'il était déjà sur elle. Elle s'était attendue à ce qu'il la dévore mais il n'en fut rien. Bien-sûr, il gronda, mais très vite il ne montrait plus les dents. Étrangement, il l'observait de ces yeux couleur de flamme. Un curieux sentiment la saisit alors: elle n'avait pas vraiment peur. Non, c'était tout autre chose. Son corps était incapable de bouger et elle sentit un vertige la gagner…

Elle perdit doucement connaissance et s'effondra entre les pattes griffues de la bête. Le lycan approcha et son regard changea. Il perdit cette lueur fauve, sauvage. Il se fit sombre, bleu nuit. Il la prit contre lui avec une incroyable délicatesse et l'étendit sur le canapé. Un couinement lui échappa quand il s'aperçut qu'elle était inerte. Était-ce la peur, la fatigue, la surprise? Il l'ignorait. Après tout, il l'avait attaquée, bien qu'il ne lui ait pas fait de mal. Mais, même si elle avait eu un mouvement de recul et s'était évanouie à sa vue, il espérait qu'elle ne le rejetterait pas. L'Esprit du Loup l'avait épargné. D'ordinaire, une fois le changement achevé, il se faisait bête et partait en chasse. Les pauvres créatures qui croisaient son chemin n'avaient dès lors la chance de lui échapper. Mais pas cette fois pourtant. Les Anciens avaient-ils vu juste?

Le jeune chat feula alors, pensant sa maîtresse en danger. Mais en remarquant que le loup s'inquiétait de l'inconscience de la jeune femme, Réglisse finit par se détendre et observa presque avec calme cet étrange animal. Il se posta sur le haut de l'étagère, ne le lâchant toutefois du regard, le balancement de sa queue témoin de sa nervosité. Plusieurs minutes, interminables, passèrent ainsi et le loup-garou patientait sous le regard du petit félin. Il voulait rejoindre les bois, l'appel se faisant intenable. Mais cette frêle créature à ses côtés l'empêchait de s'en aller. Il ne saurait la laisser seule et inconsciente. Il ne pouvait s'y résoudre…

Quand elle revint à elle, Tala l'entendit gronder doucement. Elle s'étonnait qu'il n'ait pas attaqué, qu'il n'ait pas cherché à fuir en se voyant pris dans une pièce. Il était resté là, à ses côtés, comme pour la veiller. En ouvrant les yeux, elle le vit comme si c'était la première fois. Pourtant elle avait assistée au changement. Cette créature que le jeune homme était devenu lui donnait des frissons mais elle n'avait pas peur. C'était un tout autre sentiment, proche de la fascination. Enfin presque… Elle n'aurait pu mettre un mot dessus. C'était une impression indéfinissable. Il était tellement grand que ses oreilles touchaient presque le plafond. Il se tenait sur ses fines pattes postérieures, taillées pour la course. Son corps était tout de muscles nerveux et de nerfs à fleur de peau. Elle distinguait les tresses perlées mêlées à ce pelage aussi noir que la nuit, en faisant presque pâlir les ténèbres de jalousie.

Il posa ses yeux sombres sur elle, des yeux ourlés d'un fin trait noir. Tala fut quelque peu rassurée de voir que son regard avait perdu cette lueur brûlante et sauvage. Il approcha doucement et semblait si humain sous cette apparence féroce. C'était une créature faite pour tuer avec ces longs crocs et ces griffes acérées. Mais en son regard perçant de fauve et non de bête pour autant, où luisaient une terrible voracité et une férocité toute animale, on pouvait se rendre compte qu'il avait conscience de sa puissance bestiale. Cependant, un reflet d'humanité coupable rendait ce regard plus terrible encore.

Il était si proche qu'elle sentait son souffle sur sa peau. Il mucha son museau dans sa nuque et elle manqua de trembler. Pourtant, il n'était en rien menaçant. Elle se laissa aller à caresser son pelage et il émit un doux grondement, comme le ronronnement d'un chat. Les doigts perdus dans son poil, elle sentait les tresses perlées sur son pelage épais. Elle ne comprenait pas pourquoi il était resté. Elle ne se souvenait pas d'avoir perdu connaissance, ni pendant combien de temps. La nuit régnait encore. Rêvait-elle? Était-ce le résultat de son imagination? La douceur des poils sous ses doigts étaient bien réel. La chaleur du corps du loup et son souffle dans sa nuque aussi. Elle sentait son odeur sauvage et musquée, emprunte des bois où il vivait. Jamais elle n'aurait imaginé qu'un jour celui lui arriverait.

Le lycan se retira, fautif, mais elle ne voulut le laisser s'éloigner. Elle souhaitait qu'il reste à ses côtés, encore un peu. Elle ne lui avouerait qu'elle avait une fois peut-être eu pareil désir. À lire des histoires fantastiques, elle avait bien un jour imaginé être à la place d'une de ces héroïnes intrépides amoureuses d'hommes-loups. Elle ne se pensait courageuse, son évanouissement devant le changement d'Akira en était certainement la preuve. Pourtant, maintenant qu'elle prenait conscience de l'évidence, toute peur disparue, elle ne voulait plus qu'il disparaisse. Elle aimait aussi bien sa forme humaine que sa forme de loup. On aurait pu penser qu'à ses yeux, il formait deux entités différentes et toutefois, elle ne savait dissocier l'homme du lycan. Ils n'étaient qu'un. Et l'attitude du garou le lui montrait comme une évidence. Il avait ce regard couleur de nuit qu'Akira avait à son égard, à n'en pas douter.

Il s'apprêtait à s'en aller, ouvrant la baie vitrée pour s'échapper au dehors. Mais il eut un moment d'hésitation et se tourna vers elle. Elle ne le lâchait pas des yeux. Il n'arrivait à se résoudre à partir, l'appel de la lune pourtant si fort. Sous cette forme que lui donnait l'astre de nuit, elle lui semblait plus fragile encore. Ce n'était que trois jours à passer loin d'elle. Mais il la voulait près de lui. Alors, quand il sentit ses bras l'entourer pour l'empêcher de passer le chambranle de la baie, il ne put aller plus loin. Il s'en sentait tout simplement incapable. Quel que fut l'influence de la lune, celle de la jeune femme était plus forte. Il l'entendit murmurer son prénom et c'était pour lui sortilège. Il se laissait charmer par cette petite humaine aux yeux verts, lui le galoup sauvage.

- Akira, je t'en prie, ne pars pas… Pas tout de suite…

Il serrait les dents: c'était si compliqué! Il n'était pas contre le fait de rester avec elle, mais tôt ou tard l'Esprit du Loup se ferait plus fort et il ne pourrait résister à l'appel des bois. Mais que représentait une nuit au final? N'en avait-il pas le droit? Il se reprit soudain. Il ne pouvait pas! Elle n'était pas comme lui, il pouvait très bien la blesser sans le vouloir. Et si son Loup ne la reconnaissait pas? Il en doutait mais ne voulait tenter le sort. Il tenait à elle. Bien trop, pour jouer avec sa vie de cette façon. Il se tourna pour la prendre contre lui un instant.

- Tala, je ne peux pas rester. S'il te plait, laisses-moi m'en aller… dit-il de cette voix étrange qui n'était plus tout à fait la sienne.

- Reviens moi vite alors, répondit-elle en plongeant ses yeux brillants dans les siens.

Elle comprenait qu'il puisse avoir besoin de répondre à l'appel mais craignait qu'il ne revienne pas. Elle avait peur de l'avoir blessé en ayant été effrayée une seconde. Mais il la rassura en caressant doucement ses cheveux sombres de ses pattes meurtrières.

- Je te promets de te retrouver très bientôt ma Louve.

Sur ce, il s'éloigna sur le petit balcon et, comme une ombre, disparut dans la nuit. Elle resta un moment, à observer la ville endormie, sans oser bouger. Le chant du loup résonna et Réglisse miaula à ses côtés. Tirée de ses pensées, elle se pencha pour prendre le petit félin contre elle. Il ronronna en léchant le bout de ses doigts. Lui adressant un sourire, elle lui accorda un moment de tendresse. Retrouvant son canapé, elle remarqua que le sweat d'Akira y était resté. Elle ne put s'empêcher de le glisser sur ses épaules. Son odeur près d'elle la rassurait. Elle n'arrivait toujours pas à croire ce qui venait de se passer. Elle avait tant de questions à lui poser, tant de choses à savoir. Pourquoi avait-il eu confiance au point de lui révéler son secret? Lui seul pouvait répondre à ses interrogations et il lui faudrait être patiente. Tandis qu'elle s'endormait, songeuse, Réglisse ronronnant à ses côtés, une certitude la tenait: il reviendrait une fois les trois phases de la pleine lune passées. Il ne saurait faillir à sa parole. Il lui avait promis. Tout loup qu'il soit.

Dès lors, Tala avait compté les jours en l'absence du jeune homme. Inconsciemment, elle n'avait quitté son sweat. Il était trop grand pour elle, mais il portait l'odeur du lycan et elle n'arrivait à s'en séparer. Elle avait pu réfléchir plus sérieusement à ce qu'il lui avait dit. Et curieusement, elle avait le sentiment que tout ceci était normal. De le voir sous l'apparence d'un loup, elle avait réalisé que les hommes avaient oublié combien le monde était emplit de magie. Ils avaient renié leurs croyances. À quel prix? Malgré la peur qu'elle avait sentie au creux de son ventre, elle l'avait trouvé magnifique. Il incarnait à lui seul sauvagerie et puissance. Mais quelque chose le rendait presque princier.

On lisait en son regard de feu la fierté de ce qu'il était. Ce pelage de nuit qu'il arborait était pelisse qu'il aimait porter. Il était bien plus qu'un homme et bien plus qu'un loup. Cependant, il ne jouait de cette force avec brutalité, au contraire. Il était conscient de sa puissance et savait la maîtriser. Il s'était montré si doux avec elle ce soir-là. Et ce alors qu'il était sous cette forme meurtrière. Elle savait qu'il avait veillé sur elle quand elle avait perdu connaissance. Il aurait pu disparaître dans la nuit mais il était resté à ses côtés. Quelque chose de bien plus fort que l'appel sauvage l'avait poussé à attendre qu'elle revienne à elle. Elle ignorait seulement de ce dont il s'agissait. Lui expliquerait-il? Elle avait attendu que la lune perde sa rondeur mais la fatigue de sa longue journée l'avait rattrapé et elle n'avait su resté éveillée. Elle s'était endormie sous le regard bienveillant de son chat. Le vent froid s'engouffrait dans les rideaux et un chant s'éleva au loin tandis que la nuit s'achevait.

***

Il avait gagné le petit balcon, comme une ombre. La baie vitrée était restée ouverte, à son intention sans doute. Le jour ne pointait pas encore. Il entra et le chat se faufila entre ses pattes, ronronnant pour l'accueillir. D'un grondement à peine audible, il lui intima de ne pas faire de bruit. Il ne voulait pas la réveiller. Il savait qu'elle dormait, sa respiration sereine lui parvenant comme s'il était à ses côtés. Il attrapa le félin dans ses larges pattes sans lui faire mal et Réglisse se frotta affectueusement contre lui.

Il ne put résister au besoin d'aller la retrouver. Elle s'était endormie sur le lit, muchée dans son sweat sombre. Le félin sauta dans les draps et s'y coucha en l'observant. Le loup glissa son museau dans ses cheveux, respirant son parfum jusqu'à s'en imprégner. Sentant qu'il ne tarderait pas à retrouver apparence d'homme, il se glissa sous la couette et la prit contre lui. La serrant doucement dans sa chaleur, il serra les crocs quand son corps commença à le trahir. Les tremblements le prirent, lui arrachant un frisson. Mais il se maîtrisa pour ne pas la tirer de son sommeil. Il enfouit alors son nez dans les mèches brunes de la jeune femme et se clama soudain.

Le loup avait laissé sa place à l'homme tandis que la lune blanche disparaissait devant les premiers rayons de soleil. Le changement, pourtant douloureux, s'était fait sans souffrance. Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas eu à subir la brûlure de la transformation. Si seulement Amarock avait été là pour lui confirmer ce qu'il pensait, ce qu'il sentait être une évidence.

***

Elle s'éveilla en le trouvant endormi à ses côtés. Un sourire se dessinant sur ses lèvres, elle glissa ses mèches brunes derrière son oreille pour dégager son visage. Il s'était glissé dans son lit sans abuser de son sommeil. Elle trouvait cela tellement respectueux de sa part… Il semblait épuisé de ses nuits et dormait comme un chat. Réglisse lui rappela alors d'un miaulement affamé que le chat, ici, c'était lui. Elle posa un baiser sur le front du jeune homme endormi et se leva doucement pour ne pas le réveiller. Il bougea en la sentant s'éloigner mais elle le rassura en caressant sa joue. Il se mucha alors sous la couette, tel un louveteau dans la tanière.

Préparant la gamelle de son compagnon à quatre pattes, elle s'aperçut qu'Akira avait pensé à fermer la baie vitrée. Elle alla pousser la porte de la chambre pour que le bruit ne le tire pas du sommeil, avant de mettre le lait à chauffer. La tasse de son café fumant entre les mains, elle regardait avec amusement le jeune félin dévorer son petit déjeuné. Son premier cours allait débuter, mais il était hors de question pour elle de laisser le jeune homme seul. Elle voulait être là à son réveil, pour qu'il ne s'inquiète pas. Et puis, un ou deux cours ratés dans l'année ne ferait de mal à personne, à condition que ça ne devienne pas une habitude.

S'enroulant dans son peignoir, elle attrapa son téléphone. Il fallait qu'elle parle avec Kaliska. Elle n'avait pu discuter avec elle de tout ça à la faculté. Ce n'était pas l'endroit pour ce genre de conversation: le lieu était bondé d'oreilles indiscrètes. Elle se ravisa soudain, se rendant compte qu'il était trop tôt pour un coup de fil. Jouant avec son portable, elle fut sortie de ses pensées par un Réglisse curieux et câlin. Grattant derrière ses oreilles, elle l'entendait ronronner de plaisir. Quand il quitta ses genoux pour sa sieste de la matinée, elle sortit ses classeurs de cours et s'affaira sur ses leçons. C'est la sonnerie de son téléphone qui la tira de ses cahiers en milieu d'après-midi.

Son amie voulait la voir, lui parler. Depuis la dernière fois, elles n'avaient pu se voir vraiment et avaient bien des choses à se dire. Kaliska ne pouvait attendre, impatiente de nature. Elle était déjà en route vers l'appartement de Tala quand elle l'avait appelée. Cette dernière lui demanda alors de ne pas sonner. Quand son amie entra, elle ne put s'empêcher de demander pourquoi.

- Akira dort dans la chambre.

- Tu veux dire qu'il est dans ton lit? Demanda-t-elle, pleine de sous-entendus.

- Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit. Il ne s'est rien passé.

- Mais alors, comment?…

Tala lui expliqua donc brièvement.

- J'espère pour lui qu'il n'a pas abusé de toi, sinon il va m'entendre!

- Ne t'inquiète pas. Il a juste dormi à mes côtés. Il est épuisé à cause de la pleine lune. Rien de plus.

- Tala, expliques-moi le rapport avec la lune. Je ne te suis pas.

La jeune étudiante prit alors le temps de lui raconter. Kaliska l'écoutait, attentive, n'osant la couper, caressant Réglisse qui n'avait pas manqué une occasion de se faire câliner.

- Tu as bu quelque chose avant que je n'arrive? Ou tu n'as pas encore décuvé de la veille peut-être…

- Kaliska… Je suis sérieuse.

- Tu es en train de me dire que le type qui dort dans ton lit est un loup-garou? Je ne peux pas le croire, c'est trop…

- Incroyable pour être vrai? Compléta alors une voix.

Surprises d'être coupées dans leur conversation, les deux amies se retournèrent. Akira était appuyé au chambranle de la porte, l'œil encore ensommeillé et les mèches en bataille. Il portait son jean sombre pour tout vêtement. Il passa une main de ses cheveux pour les remettre en ordre et vint à leur rencontre. Kaliska était énormément gênée. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il les entende parler de lui ainsi. Elle s'excusa, se sentant rougir. Mais elle voulait comprendre. Tala n'était pas du genre à lui raconter des histoires. Si elle affirmait qu'il était un lycan, c'est qu'elle ne devait pas se tromper.

Tala le dévorait du regard. Il avait un corps qu'elle avait envie de croquer. Musclé mais sans trop, comme sculpté, magnifique et légèrement bruni par le soleil. Sur son dos, ses épaules et ses bras couraient des lignes brunes et sombres, comme tatouées. Il avait une carrure qui donnait le sentiment d'être en sécurité, mais bien moins impressionnante que celle du loup qu'il devenait une fois la lune blanche dévoilée. Il avait une taille plutôt fine pour un homme mais la ceinture posée sur ses hanches accentuait sans doute cette impression. Le regard de Tala lui rappela qu'il devrait plus s'habiller et il fila enfiler chemise et sweat. Il revint se préparer un café tandis que Réglisse lui souhaitait le bonjour en ronronnant entre ses jambes. Il s'installa à leurs côtés et Kaliska le dévisagea.

- Est-ce que j'ai droit à quelques explications? Suggéra-t-elle alors.

- En effet. Et laisses-moi m'en charger, tu veux bien?

Il but une gorgée de café et son regard se perdit une seconde dans le fond de la tasse.

- Tala ne t'a pas menti. Je ne reviendrais pas sur ce qu'elle t'a dit, tout y est. Je sais que tu dois trouver ça complètement fou et je me ferais une joie de te prouver ce que je suis vraiment. Mais en l'absence de la lune blanche, en ce monde, je ne puis te le montrer.

- Alors, tu es vraiment un loup?

Il leva les yeux vers elle et fut surpris de voir qu'elle était plus enthousiaste qu'effrayée.

- C'est Kaliska tout craché, le rassura Tala.

- Je n'ai pas pour habitude d'être… Ainsi considéré…

- C'est tellement incroyable! Je savais que tout n'était pas seulement des légendes!

Il eut un mouvement de recul, méfiant. La joie dont faisait preuve la jeune étudiante le surprenait et l'effrayait presque.

- Mais pourquoi est-ce que vous ne vous êtes jamais montrés? Tu n'es pas le seul, je présume. Et il n'y a pas que des galoups autour de nous, n'est-ce pas?

- En effet. Mais les chasses aux sorcières que les hommes ont menées nous ont poussés à nous tenir à l'écart de leur monde. Par jalousie ou crainte, ils nous ont chassés et exterminés. Rares sont les peuples qui en ont réchappé jusqu'aujourd'hui…

Une lueur passa dans le regard de la jeune femme et elle se souvint alors d'un détail:

- Ah! Au fait, pendant que j'y pense, un ami te cherchait.

- Un ami? Tu veux sans doute parler de Duncan. Ne t'inquiète pas, il m'a trouvé.

- Vraiment? Et est-il un homme-loup comme toi?

- Non, il est tout aussi humain que vous. À quelques détails près.

- Comment ça?

- Il serait sage de le lui demander. Je suis certain qu'il ne saurait refuser…

Il eut un discret sourire tandis que Kaliska affichait une moue dubitative et vexée.

- Ce n'est pas à moi d'en parler. Il est le premier concerné, c'est à lui de vous expliquer quels sont ses… Talents.

- Pourrais-tu lui demander de venir?

- Kaliska! Mon appartement n'est pas un salon de thé.

- Pardon Tala, s'excusa la jeune femme aux cheveux clairs avec un regard fautif.

Mais sa camarade en vit plus en son regard qu'elle ne le voulait. Elle eut un sourire: les joues de l'étudiante commençaient même à rosir sans qu'elle ne s'en rende compte, ce qui confirmait les pensées de son amie.

- Juste un détail, reprit-elle alors. Si tu es un loup-garou, pourquoi est-ce que tu portes de l'argent? N'est-il pas dangereux pour vous?

- Non. L'argent n'est pas mortel pour un homme-loup, ce sont les contes populaires qui le laissent penser. De même que bien des choses. C'est pour le folklore, rien de plus. Les humains n'ont jamais su comprendre les créatures qui leur étaient différentes… Enfin, la plupart d'entre eux…

Son regard se posa sur Tala et il n'eut besoin d'approfondir pour que les deux jeunes femmes comprennent ce qu'il entendait par là. L'étudiante aux cheveux sombres ne put taire sa question plus longtemps:

- Pourquoi m'appelles-tu ta Louve? Qu'est-ce que ça signifie exactement?

Il eut l'air gêné, hésitant à en parler. Mais il lui avait promis de ne plus taire quoi que ce soit. Elle avait le droit de savoir.

- Chez les miens, ça signifie bien des choses… Un Loup est lié à sa compagne. C'est quelque chose qui ne s'explique pas vraiment. La plupart du temps, c'est un lien qui unit deux Loups. Et dans ce cas, chacun sait ce que cela représente. Comment dire?… Quand un lycan est en présence de sa Louve, il le sent. Il sait que c'est elle, et réciproquement. Mais je ne saurais mettre de mots dessus. C'est…

- C'est un peu comme des âmes-sœurs? Tenta Kaliska.

- Banalisation du vocabulaire des humains qui en ont oublié le véritable sens! Cracha-t-il avant de se reprendre. Pas exactement, c'est plus complexe que ça. Mais si je t'appelle ainsi Tala, c'est que j'ai reconnu en toi celle qui m'est liée.

- C'est bien mignon tout ça, mais que comptes-tu faire maintenant?

- Pour être franc Kaliska, je ne sais pas vraiment. J'hésite…

- Et pourquoi exactement?

- Ma meute. Je crains qu'elle n'accepte Tala en tant que compagne de l'Alpha.

- Attends une minute: tu veux dire que tu es le chef de ta meute?

Un simple regard de la part d'Akira suffit à la jeune femme pour comprendre qu'elle avait vu juste. Elle vit alors briller dans ses yeux cette lueur ambrée et s'en inquiéta un instant. Elle avait le sentiment qu'il allait se changer, mais il n'en fut rien. Il se leva sans un mot et alla se resservir une tasse de café. Elles l'entendirent se murmurer à lui-même dans une langue qu'elles ne comprenaient pas. Il semblait bien nerveux tout à coup. Il revint vers elles, silencieux. Il mirait le liquide noir, absent. Tala glissa une main dans la sienne, ce qui le sortit de ses pensées. Il eut un moment de surprise, comme s'il était parti ailleurs et avait un moment oublié où il se trouvait. Il leur apprit qu'il lui faudrait retrouver les siens très bientôt et il proposa à la jeune femme de l'accompagner. Elle sembla hésitante. Elle appréhendait autant que lui sans doute. Comment réagiraient les membres de la meute en apprenant qu'elle n'était qu'une humaine? Il la sentit trembler et chercha à la rassurer.

- Ils n'oseront faire démentir ce qui nous lie. Pour les lycans, c'est chose sacrée.

- J'espère pour toi, lâcha Kaliska. Si jamais il arrive malheur à cette petite, je te ferais la peau! Et ce n'est pas ton Loup qui m'en empêchera!

- Ça je n'en doute pas. Mais elle ne risque rien, je veille sur elle.

- Y a intérêt. Et que tu ne t'avise pas à lui faire du mal non plus.

- Aucun risque. Un homme-loup ne peut blesser sa Louve sans en souffrir lui-même.

Le sérieux avec lequel il avait dit cela la conforta alors. Elle pouvait lui faire confiance. Le soir venu, Tala avait insisté pour que Kaliska reste manger avec eux. Ils avaient alors longuement parlé du fait qu'Akira regagnerait sa meute. L'étudiante aux cheveux clairs s'inquiétait pour son amie. Elle ne voulait la laisser partir en territoire inconnu, même si elle savait que le jeune homme veillerait sur elle. Elle les quitta avant qu'il ne se fasse tard, promettant à Tala de la prévenir dès qu'elle serait rentrée. Avant qu'elle ne s'engage dans le couloir, le jeune lycan l'avait rattrapée. Elle avait toujours imaginé que les hommes-loups étaient de rustres barbares. Akira n'était en aucune façon brusque. À sa grande surprise, il était calme et délicat. Il avait conscience de sa force de garou et savait la maîtriser. Il lui avait alors demandé de repasser la veille de son départ. Elle ne sut pourquoi mais elle accepta. Il la raccompagna à sa voiture sans qu'elle ne s'en rende compte. Il lui souhaita une bonne fin de soirée quand elle monta dans le véhicule. Mais avant qu'elle n'ait pu lui rendre sa politesse, il avait déjà disparu.

***

Les deux amants se retrouvant seuls, ils ne purent que discuter d'avantage de cette entreprise dans laquelle ils s'engageaient. Il hésitait tellement. Il n'avait pas le droit de la contraindre à quitter son monde pour lui.

- Akira, pourquoi as-tu tant hésité à me dire tout ça? Osa-t-elle lui demander quelques jours plus tard.

Il demeura silencieux, ne sachant que lui répondre en vérité. Il observait la nuit tomber sur la ville depuis la baie-vitrée de l'appartement, songeur.

- À quoi est-ce que tu penses?

- Il faut que je prévienne Duncan que je vais retrouver la meute.

- Et comment comptes-tu le joindre?

- C'est un secret, sourit-il. Lui et moi n'avons nul besoin de téléphone. Depuis que je lui ai sauvé la vie, il se sent redevable. Et ça fait des années que je lui sauve la peau… Nous avons notre façon à nous de nous contacter.

- Si ce n'est pas un loup et s'il est un peu plus qu'humain, qu'est-il alors?

- Tu le sauras bien assez tôt.

Il n'en dit plus et elle respecta son silence. Il vint alors dans son dos et la prit contre lui. Sa tête glissée dans le creux de son cou, elle le sentait pensif.

- Qu'est-ce qui te tracasse, Akira? Demanda-t-elle en se tournant vers lui, inquiète de son soudain mutisme.

- Ce monde dans lequel tu vis… Il n'y a pas de place pour moi. Je suis… Bien trop différent… Acheva-t-il le cœur lourd.

Il allait poursuivre quand elle l'arrêta en posant un doigt sur ses lèvres. Elle ne lui permettait pas de penser cela. C'était elle qui n'avait pas sa place dans son monde à lui. Et pourtant, le destin, ou autre chose, avait fait qu'ils se trouvent. Elle approcha son visage du sien et l'embrassa. Il voulait se dénigrer une fois encore mais elle l'arrêta par ce baiser. Elle ne le voyait pas comme un monstre, ni différent comme il l'entendait. Pour elle, il était son Loup et elle avait des sentiments forts pour lui que les règles de leurs deux univers respectifs ne sauraient changer. Il se laissa alors aller à son affection. Il sentait qu'elle l'acceptait comme il était, pour tout ce qu'il était. Elle ne le jugeait pas, ne le craignait pas. Elle le voyait comme personne avant elle n'avait dû le voir. Il n'était plus un simple homme-loup, ou un humain étrange. Il était plus que ça et pouvait le lire dans ses yeux, dans la façon dont elle le regardait.

Il ne tenait plus, il voulait la faire sienne. Il voulait qu'elle lui appartienne et voulait lui appartenir. Il la prit alors dans ses bras, la serrant contre lui comme s'il avait peur qu'elle ne s'échappe. Elle entoura sa nuque de ses bras et glissa ses doigts dans ses petites tresses sombres. Elle avait confiance en lui et il ne voulait la trahir. La portant jusqu'au lit, il l'y déposa avec une incroyable douceur avant de se pencher au-dessus d'elle. Plongeant son regard dans le sien, il l'observa un moment, l'admirant. Il ne parvenait à croire qu'il avait pu rencontrer pareille créature. Tout en elle l'appelait inexorablement. Elle réveillait le Loup en lui et il ne saurait résister d'avantage à l'appel. Elle lisait en son regard que si elle ne se sentait pas prête, il n'irait plus loin sans son accord. Mais elle ne fit aucun geste pour le repousser. Au contraire, elle attrapa la fourrure de son sweat et l'attira à elle.

Elle pouvait tout arrêter, à tout instant, mais elle n'en avait envie. Elle le voulait comme elle sentait qu'il la voulait. Il plongea son visage dans son cou et embrassa sa peau, goûtant le sucre de sa chair. Elle glissa ses mains dans ses mèches sombres et sentait celles du jeune homme parcourir ses formes avec douceur. Akira se redressa un instant. Elle leva les yeux vers lui et il plongea son regard de nuit dans le sien. Comme envoutée, elle le vit se pencher pour joindre ses lèvres aux siennes. Elle glissa alors ses doigts dans la fourrure de son sweat tout en fermant les yeux, tandis que leur langue jouait une danse connue d'elles seules. Son corps tout contre le sien, elle sentait son envie si longtemps retenue. Il avait su tenir jusque-là. Il la respectait bien plus qu'elle ne le croyait. Une boule se forma au creux de son estomac et elle posa alors ses mains sur son torse pour le retenir. Il s'arrêta aussitôt.

- Akira… Attends, je… Tu es le premier avec qui…

- Dans ce cas, susurra-t-il, je m'en montrerai digne...

Elle sentait ses doigts brûlants s'attarder sur ses reins pour la coller un peu plus encore à lui. Ses lèvres vinrent se perdre dans le creux de son cou et elle se cambra sous lui. Elle faisait aller ses doigts sur ses épaules, s'agrippant à son sweat avant de le faire glisser sur son dos. Elle s'attaqua aux boutons de sa chemise, pendant qu'il délassait des dents le nœud son gilet. Il le lui retira, de même que son petit top, et découvrit alors un dessous fort tentant. Une lueur s'alluma dans ses yeux et il eut un sourire en coin, ardent.

Elle se redressa pour venir chercher ses lèvres une fois encore. Il la serra contre lui, ses mains venant trouver le lacet de son bustier. Il en caressait avec délice la douceur de la soie tandis qu'elle faisait tomber sa chemise, dévoilant son torse musclé et ambré par le soleil. Elle voulait croquer cette peau brunie, en avoir le goût sur la langue. Elle sentait le lacet de satin glisser dans mon dos et il lui retira le corset avec douceur, malgré l'impétuosité qu'elle percevait dans son regard. Il embrassa ses épaules nues tout en jouant de ses doigts dans le creux de ses reins. Ses yeux avaient pris une teinte dorée envoutante. Elle fut alors prise d'une envie irrésistible. Jamais elle n'avait eu pareil sensation. Elle voulait être à lui, lui appartenir. Et ce qu'elle voyait dans son regard, dans ses gestes lui indiquait qu'il souhaitait la même chose. La chaleur de sa peau sur la sienne lui procurait une envie incontrôlable et elle sentait qu'il n'était pas indifférent à son contact. Bien au contraire.

Ses lèvres vinrent attiser le feu qui brûlait en elle lorsqu'elles rencontrèrent le mamelon durci de ses seins. Elle se cambra plus encore, ses mains venant courir le long de son dos pour la rapprocher un peu plus de son corps. Elle sentait les muscles de ses épaules rouler sous ses doigts tandis qu'ils parcouraient son dos avec frénésie. Il la poussa doucement sur le lit, dévorant sa peau de sa bouche brûlante. Elle trouva la boucle de sa ceinture et ne put résister à l'idée de l'ouvrit. Faisant glisser son jean noir sur ses hanches étroites, elle perçut son désir accru. Il se redressa le temps de faire glisser sa jupe le long de ses jambes. Se retrouvant bientôt tous deux dans le plus simple appareil, au milieu des draps, elle le voulait tellement qu'elle ne parvenait à réfréner ses envies. Mais elle n'était pas la seule.

Ses lèvres jouèrent un instant dans sa nuque puis, il la prit dans ses bras pour l'embrasser. Son souffle chaud sur sa peau, ses caresses… Tout en lui l'attirait inexorablement et elle ne pouvait que répondre à l'appel que lui lançaient son corps et ses baisers passionnés. Mais une certaine appréhension la tenaillait. Pourtant, il fit tout pour la mettre à l'aise et la détendre. Sous lui, elle percevait son excitation comme il devait sentir la sienne. Une moiteur certaine s'installa dans la partie la plus intime de son corps et elle s'accrocha à lui, poussée par le désir. Ses dents trouvèrent les piercings de son oreille gauche et il émit un grognement de satisfaction.

Le froid de ses perles lui vola un léger frisson lorsqu'elles se collèrent à sa peau. Sa respiration habitée par l'envie répondait à la sienne. Tandis qu'ils s'enlaçaient, il entra en elle. Elle était si étroite. Elle n'avait pas menti: il était le premier. Elle serra les dents pour retenir un cri de douleur et il vint l'embrasser pour faire disparaître cette brève souffrance. Des larmes perlèrent sur ses joues, le mal qu'elle ressentait sur l'instant les lui arrachant. Il se redressa légèrement, s'en voulant de lui infliger ce court supplice. Se penchant pour venir lécher les perles salées sur son visage, il sentit les ongles de la jeune femme s'enfoncer dans la peau de ses épaules. Réfrénant son ardeur, il fit alors jouer ses hanches contre les siennes avec douceur. Bientôt, il lui arracha un gémissement de plaisir et en fut rassuré.

Une main courrait dans ses cheveux sombres, l'autre glissant le long de son bassin avec tendresse. Elle lâcha son prénom dans un murmure et il leva les yeux vers elle. Des flammes dansaient dans son regard. Elle tendit ses doigts, caressant l'arrête de son visage, s'aventurant dans les mèches tressées de sa nuque. Elle l'attira à elle. Elle voulait goûter le sucre de ses lèvres, sentir la chaleur de sa peau contre la sienne, son souffle se mêler au sien. Enivrés, seuls leur respiration haletante et leurs gémissants murmures brisaient le silence de la nuit. La langue du jeune homme courrait le long de son cou, glissant sur ses épaules. Il humait son odeur, avide.

C'est alors qu'un grondement lui échappa et il planta ses longs crocs dans la nuque de sa compagne. Elle retint un hurlement et il la serra plus encore contre lui. Puis, tel un fauve, il lécha la plaie avec douceur, ne laissant nulle trace de son acte sauvage que sa nature lui avait dicté. Ses hanches venaient contre les siennes, qu'elle faisait jouer en retour, lui faisant pousser des gémissements qu'elle tentait de taire. Il lâchait un grognement de temps à autre, l'accompagnant dans ses murmures.

Bientôt éreintés tous deux, Akira se retirait sans lui faire le moindre mal quand le sentiment d'être épiés les prit. Il jeta un regard autour d'eux et eut un soupir soulagé. Ce n'était que Réglisse qui s'était glissé dans la chambre en toute innocence. Il avait été tiré de son panier par les murmures des deux amants. Venant se glisser entre eux en miaulant, il se frotta à Tala et ronronna.

- Je crois qu'il est jaloux, dit-elle avec un sourire.

Akira lâcha un rire en croisant le regard bleuté et méfiant du chat. Il caressa le petit félin qui finit par en oublier sa jalousie et s'enroula dans les draps à leurs côtés. Tala se mucha dans les bras de son compagnon et ferma les yeux. Elle aurait tant voulu que le temps s'arrête, qu'il n'ait plus d'emprise sur eux. Elle avait le sentiment que tout ceci n'était qu'un rêve éveillé. Mais la chaleur dans laquelle elle était réfugiée avait tout de réelle. Ces bras qui l'enlaçaient aussi. Elle était confiante près de lui. Il dégageait une aura qui la rassurait et la douceur dont il faisait preuve à son égard la surprendrait toujours. Elle l'aurait suivi sans hésiter si ses proches n'avaient pas été là pour la retenir dans son monde. Elle ne pouvait abandonner les siens. C'était sa famille, ses amis. Elle tenait à eux et ne pouvais se faire à l'idée de les quitter. Elle se tourna alors vers lui.

- Est-ce que je devrais rester dans la meute une fois que?...

Elle n'arrivait à terminer sa phrase, ne sachant pas vraiment comme dire cela. Il la regarda, quelque peu surpris qu'elle pose pareille question.

- En aucun cas je ne veux te forcer à tout quitter pour moi. La décision t'appartient. Je tiens juste à te présenter à ma meute. Tu n'es pas obligé de rester avec les miens après ça. Je sais que ta famille est important pour toi. Et puis, que deviendrait Réglisse si tu partais?

- Il y aurait bien Kaliska pour s'en occuper, mais je t'avoue que cette petite boule de poils me manquerait. Si je décide de revenir dans mon monde, nous ne nous reverrons plus… Je n'ai pas le droit de te priver de ton univers, moi non plus.

- C'est moi qui quitterais les miens, Tala. Être l'Alpha est une lourde responsabilité. Et je l'ai acquise très jeune après la mort de mon père… Amarock dit toujours que je ne suis qu'un loup solitaire.

- Mais, je ne veux pas que tu fasses ce choix à cause de moi. C'est…

- Ce rôle de dominant est difficile à tenir. J'y ai longtemps réfléchi tu sais et je ne peux continuer… Mon père est mort pour le garder et je ne veux pas que son histoire soit la mienne. Demain, je te ferais rencontrer ma meute et quelle que soit leur décision, qu'ils t'acceptent ou non, mon choix est fait. Et tant que je serais Alpha, ils ne pourront discuter. Après, les Dieux seuls savent ce qu'il adviendra.

Elle l'écoutait sans le lâcher des yeux. Il était tellement sérieux qu'elle ne pouvait remettre sa parole en doute. Mais elle sentait une certaine tristesse feindre ses propos.

***

Elle s'était endormie dans ses bras sans s'en apercevoir. Il ne l'avait pas quitté, veillant sur son sommeil. Il n'avait pas cessé de songer à la journée à venir. Il appréhendait. Voilà plus d'un mois qu'il avait quitté sa meute sans explication. Est-ce que sa place avait été prise en son absence? Si c'était le cas, qui était à la tête de la meute désormais? Il avait pris sa décision il y a longtemps déjà. Amarock était le seul au courant sans doute. Il ne voulait plus de cette responsabilité qui lui incombait. Il avait vu son père se faire tuer sous ses yeux d'enfant, tout ça pour le titre. Et sa mère avait rendu la vie au même instant. Il avait alors attendu de grandir, de devenir plus fort, pour prendre la place de l'Alpha et venger leur mort.

Mais maintenant qu'il avait rencontré Tala, il ne voulait pas suivre le destin tragique de ses parents. S'il venait à disparaître, il emporterait la jeune femme avec lui et il ne le souhaitait pas. Il voulait simplement rester auprès de sa Louve. Il ne rejoindrait les siens que pour les trois phases de la lune blanche. Mais qui serait digne de mener le clan s'il venait à partir? Il faisait jouer ses doigts dans les cheveux sombres de sa compagne. Il aimait tant glisser ses mains dans ces douces boucles brunes. Ça avait pour effet de le détendre. Et il finit par sombrer lui aussi.

***

Kaliska n'avait pu tenir son impatience et avait gagné l'appartement de son amie aux aurores. Akira lui avait demandé de les rejoindre avant qu'ils ne partent et ça avait attisé sa curiosité. Il était encore tôt et elle toqua timidement à la porte. Elle entendit des bruits de pas pressés et le son de la clé tournant dans la serrure. Tala lui ouvrit, les cheveux parcourus de petites tresses et l'œil endormi. Elle fut surprise de la trouver de bon matin devant sa porte mais la fit entrer sans lui poser de question. Elle fut accueillie par le petit félin qui vint se frotter à ses jambes en signe de bienvenue. Akira préparait le petit déjeuner et l'invita à les rejoindre.

À l'odeur alléchante des brioches dans le four, elle n'aurait su refuser. Le jeune homme avait visiblement l'esprit ailleurs et venait jeter de temps à autre un regard au dehors, comme s'il attendait quelque chose, ou quelqu'un. Puis, à peine son café terminé, il se redressa et s'excusa. Il attrapa son sweat avant de filer. Les deux amies se jetèrent un regard sans comprendre et lorsque la porte s'ouvrit de nouveau, Kaliska s'empourpra aussitôt. À la suite d'Akira, un jeune homme aux longs cheveux noirs entra.

- Je vous présente Duncan, annonça le jeune lycan.

- Enchantée. Je suis Tala.

- C'est moi qui suis honorée de rencontre la compagne de ce grand loup solitaire.

Akira fit mine de ne pas relever la pique de son ami.

- Je crois que tu connais déjà Kaliska.

- En effet.

Il la salua poliment et la jeune femme ne perdit le rose de ses joues, cherchant à se cacher derrière ses mèches claires. Tala lui proposa un café et il ne refusa pas. Tous quatre se retrouvèrent autour de la table, les brioches chaudes appelant leur appétit matinal. Très vite, la discussion porta sur le nouvel arrivant.

- Akira nous a parlé de toi mais n'a pas voulu nous dire quels étaient vos liens. Vous n'êtes pas frères et tu n'es pas un homme-loup. Alors, qu'est-ce que tu es?

- Je suis tout à fait humain, certifia-t-il. J'ai seulement quelques talents en plus.

Les deux jeunes femmes lui jetèrent un regard explicite: sa réponse évasive ne leur convenait pas. Elles voulaient en savoir plus mais il hésita. Il lança un coup d'œil à son ami qui lui fit comprendre qu'il pouvait avoir confiance. Il se lança alors:

- Pour faire simple, je suis magicien… Enfin, c'est comme ça que les hommes le disent…

- Et depuis quand vous connaissez vous?

- Depuis qu'il m'a sauvé la peau. Ça fait si longtemps maintenant… Je lui dois la vie, et pas qu'une fois. Ma magie a beau être puissante, elle ne peut égaler le pouvoir d'un loup. Je lui suis redevable, à bien des égards…

- Tu ne me dois rien Duncan, le coupa Akira. Je ne pourrais pas me résoudre à te laisser finir en descente de lit. Tu es comme un frère.

Un regard emplit de remerciement du jeune homme aux yeux bleus suffit pour qu'ils se comprennent.

- Et ce croc que vous portez tous deux, que signifie-t-il?

- C'est un peu comme le symbole d'un pacte que nous avons passé…

Il n'avait visiblement pas envie d'en dire plus. Ça les concernait et ils avaient le droit de tenir le silence dessus. Rapidement, ils en vinrent à parler du retour du jeune lycan auprès des siens. Ce dernier semblait gêné d'aborder le sujet. Il appréhendait bien plus qu'il ne voulait le montrer. Mais il ne fallait plus qu'il tarde. Il avait déjà trop attendu, retardant ce moment. Duncan tenait à l'accompagner mais, avec un sourire espiègle, Akira lui confia une toute autre mission…

***

Ils avaient gagné l'orée des bois, loin de la ville bruyante. Ils s'enfonçaient peu à peu. Bientôt, la forêt se fit omniprésente et une atmosphère particulière s'installa. Il y avait  quelque chose de magique en ces lieux et Tala s'y sentit étrangement à l'aise. Doucement, le bois se fit plus dense et leur parvint des chants mystiques, comme un appel. Akira glissa sa main dans la sienne et l'entraîna à sa suite. Ils arrivèrent en vue d'un petit village aux maisons de bois, certaines juchées dans les arbres. Les regards se tournèrent alors vers eux. Tala se rapprocha de son compagnon. L'activité s'arrêta soudain dans le bourg et les villageois sortirent des modestes habitations. Ils avaient tous ce style si particulier, des perles et des plumes dans leurs cheveux longs, des lignes claires sur leur peau légèrement brunie par le soleil, des bijoux en perles de bois ou en os. Dans leur regard brillaient cette lueur sauvage et ambrée qui faisait la particularité de leur peuple.

Le jeune homme s'était arrêté à son tour, les observant tandis qu'ils approchaient. Les enfants vinrent aussitôt à sa rencontre, l'accueillant avec joie. Il leur rendit leur sourire, quelque peu forcé. Mais les adultes semblaient hésiter. Il ne prit la peine de répondre à leurs questions et le regard de ses compagnons se posa sur la timide jeune femme à ses côtés. Un sourire se dessina sur leur visage et ils clamèrent son retour. Tandis qu'on les menait au centre du village dans une cohue de voix enjouées, un jeune homme arriva à leur rencontre. Le cheveu foncé, il avait un visage fin et un air si doux dans le regard. À n'en pas douter, il était le cadet d'Akira: il avait ces mêmes yeux couleur nuit. Il accueillit ce dernier avec un franc sourire:

- Te voilà de retour. Enfin…

- Amarock, je voudrais te présenter quelqu'un.

Le frère d'Akira salua Tala et l'invita avec une infinie gentillesse à faire connaissance avec le village. Sous le regard bienveillant et confiant de son compagnon, elle se laissa entraîner par ce garçon aux yeux si pétillants. Dès lors, elle fut chaleureusement accueillie par la plupart des lycans. Et les enfants du clan y faisaient certainement pour beaucoup. Certains, sous l'apparence de jeunes louveteaux, venaient jouer dans ses jambes en jappant. Cette ambiance bonne enfant s'apaisa une fois la pleine lune venue. Plus de deux mois s'étaient déjà écoulés. Les chants se firent plus présents à mesure que la lune montrait ses premiers rayons. Elle était ronde, arborant cette lueur argentée. La chasse de la pleine lune allait être lancée, Akira en tête pour mener la meute à travers ses bois. Sous l'apparence d'un simple loup, quoique beaucoup plus grand, Tala ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il avait quelque chose de digne derrière le côté carnassier de la bête, bien qu'il n'ait pris forme de garou cette fois. Elle avait l'envie irrésistible de glisser ses doigts dans son pelage de nuit, de sentir les perles d'argent dans ses mains. Elle voulait se réfugier dans sa chaleur mais elle ne pouvait l'empêcher de partager cette chasse avec les siens. La meute, semblable à celles de loups communs, s'enfonça dans les bois. Seuls les plus jeunes et quelques louves restèrent pour garder le village.

***

Sous la forme première du loup, il avait quitté le village, lançant ainsi la chasse que son peuple ne pouvait mener sans lui la lune une fois levée. Cette apparence lui rappelait ses origines, celles de son clan. Quelle joie de courir à nouveau sur son territoire, de sentir le vent dans son poil, d'humer l'odeur du sous-bois sur son museau. Quand la chasse fut faite, la proie tombée pour l'appétit de la meute et honorer l'astre d'argent, il avait pris forme d'homme-loup. Il avait alors fait le tour de ses terres, se laissant gagner par l'ivresse de la liberté. Mais il lui manquait quelque chose pour être complet. Quelqu'un qu'il avait hâte de retrouver aux premiers rayons de soleil naissant.

Au petit matin, il ne manqua de la rejoindre dans cette petite maison où il vivait. L'observant endormie, il eut un sourire au coin des lèvres. Il se glissa à ses côtés et ne put s'empêcher d'enfouir son nez dans sa chevelure sombre. Il aimait respirer son odeur, s'en imprégner. Elle se tourna vers lui, ayant senti qu'il était revenu et se lova dans ses bras. La serrant contre lui, il posa un baiser sur son front et la rejoignit dans le sommeil. Il savait que le lendemain ne lui plairait pas. Les discutions allaient bon train dans le clan. Tala était le sujet de tous ces bavardages. Et bientôt Amarock vint lui confirmer ce qu'il appréhendait:

- Les Anciens veulent te voir, l'informa-t-il dans l'après-midi. Ils ont appris ton retour et ont à te parler.

- Je m'en doutais…

Il gagna donc ce lieu si particulier pour les siens. Les vieux sages du clan l'y attendaient. Tala découvrit un temple sans nul autre pareil. Les arbres en étaient les piliers, les branches les arches, le feuillage épais un toit naturel. Comme si la nature avait elle-même construit ce sanctuaire. Au fond, les Anciens siégeaient. Akira laissa sa Louve à l'entrée du lieu et vint au-devant des sages. La meute était venue, Amarock derrière lui. Un frisson parcourut son échine une seconde: il savait très bien ce qu'ils avaient à lui dire…

Les Anciens avaient du mal à accepter la présence d'une humaine dans l'enceinte de leur village. De leur avis, elle risquait de mettre le peuple en danger. Elle n'y avait pas sa place. Tala se sentait de plus en plus étrangère. Elle avait envie de disparaître. Mais Akira n'était pas décidé à céder. Et il recevait le soutient de biens des membres de la meute. Le lien entre un lycan et sa Louve était chose sacrée et même les vieux sages du clan ne sauraient le remettre en question. Aux yeux des villageois, et malgré le respect qu'ils vouaient aux Anciens, les Dieux en avaient décidé ainsi et il fallait tenir compte de leur jugement. Si la compagne de l'Alpha devait être une humaine, c'est qu'il en était ainsi.

Mais de rares fortes têtes ne voulaient en aucun cas se voir dominer par une simple humaine. S'en vint alors un débat enflammé dont Tala se savait la cause. Les choses menaçaient de mal tourner à tout instant. Elle sentait les Loups à fleur de peau, prêts à revêtir peau de bête. L'un des membres de la meute n'était visiblement pas enclin à la faire entrer dans le clan. Le regard concupiscant, le cheveu brun terne presque blond, le visage rond, un peu d'embonpoint. Il était à peine plus grand que Tala. Au regard que lui lançait Akira, ils ne devaient guère s'entendre tous deux. Le jeune lycan ruminait. Il ne comprenait pas pourquoi les Anciens ne tenaient plus compte du lien. N'étaient-ce pas eux qui lui avaient dit qu'il était ancestral et immuable?

- Ça suffit! Gronda-t-il de cette voix presque méconnaissable. Renieriez-vous nos traditions, notre culture et ce qui fait de notre peuple ce qu'il est?!

Le silence se fit alors sur le territoire des hommes-loups et tous tournèrent leur regard vers lui. Akira faisait valoir son pouvoir d'Alpha.

- Tu disparais sans donner d'explication et tu nous ramène une humaine en prétendant qu'elle serait ta Louve?! Lâcha l'autre avec un profond dédain. Si j'avais su j'aurai pris ta place.

- Boucle-là Wilfried! Ne me donne pas une bonne raison de te remettre à ta place une fois encore! Et crois-moi, ce n'est pas l'envie qui m'en manque!

- En aurais-tu le cran? Se moqua l'autre, à ses dépens. Je vaux bien mieux que toi en tant qu'Al

- Jamais tu ne pourras prétendre à la place d'Alpha jeune loup, coupa un vieil homme. Tu n'es pas assez puissant, ni assez sage pour cela. Si Akira est à cette place aujourd'hui encore, c'est que les Dieux l'ont voulu. Et si sa compagne est humaine, alors c'est un choix des divinités qu'il faut respecter.

- Len… Murmura Akira en tournant vers l'Ancien, surpris de recevoir son soutien.

Mais bientôt Wilfried menaçait de prendre forme de loup. Il serrait les poings et s'apprêtait à se jeter sur le jeune couple mais c'était sans compter sur la réaction d'Akira. Ce dernier avait revêtu peau sombre en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Pourtant, la lune n'était pas là pour lui permettre de se changer. Ce territoire avait quelque chose de plus. Tala comprenait pourquoi le clan vivait ici. Sur ces terres qui étaient les leurs, ils pouvaient arborer leur pelage à tout instant, se jouant du pouvoir de la lune.

Le loup sombre fit barrage: hors de question que cet enragé de Wilfried puisse approcher Tala. Le pelage de son échine de dressait tandis qu'un grondement menaçant s'échappait d'entre ses crocs. Le petit gros ne supportait pas le fait que la compagne de l'Alpha soit une vulgaire humaine, sans le moindre don ni le moindre talent magique. Tala était tétanisée, mais Akira n'était pas décidé à la laisser sans défense. Il montrait les dents, le poil hérissé. Heureusement que Duncan n'était pas là, il aurait voulu jouer de ses dons pour protéger son frère loup. Le savoir avec Kaliska, loin du duel à venir, rassurait le jeune lycan. Le jeune homme aux cheveux d'ébène se sentait le devoir d'être à ses côtés en toute circonstance mais Akira ne voulait le mêler à ses soucis de dominance.

Les autres lycans ne remettaient son autorité en cause, ils savaient tous qu'il n'avait pas acquise cette place sans raison. Mais Wilfried n'avait de cesse de le provoquer. Et ce depuis le début. C'était un élément perturbateur qu'il fallait mâter. La rage le gagnant, le lycan fondit sur la masse de poils ternes qu'était son adversaire. Les crocs en avant, il voulait rosser cet imbécile prétentieux!

Ce ne fut dès lors que sauvagerie libérée et grondements rauques. Tala ne pouvait intervenir: elle risquait de se faire tuer. Les deux loups se lacéraient le cuir à coups de crocs et de griffes. Le poil noir d'Akira dissimulait les blessures mais la pelisse de l'autre faisait peur à voir. La jeune femme avait beau crier que cela cesse, rien ne séparait les deux lycans. Une douleur lancinante la prit soudain. Tout son corps la faisait souffrir, comme si elle était tombée dans une crevasse. Elle manqua de se laisser choir mais Amarock la rattrapa. La regardant, anxieux, il la fit asseoir. Tala le saisit avant qu'il ne s'éloigne:

- Je t'en prie, il ne faut pas qu'il arrive malheur à Akira…

- Je ne le permettrais pas, ne t'inquiètes pas.

- Amarock, il n'a pas le droit de s'en aller. Il va être…

- Je sais Tala, dit-il avec un sourire.

Elle ne savait pourquoi elle avait dit cela, ni comment il avait pu savoir. Mais ils s'étaient compris. La laissant aux bons soins de la meute, il s'en alla surveiller le combat. Revêtant un pelage gris perle, il scrutait la moindre morsure, prêt à intervenir si cela s'avérait nécessaire. Il ne saurait laisser son frère devenir un véritable démon incontrôlable ou se faire massacrer par son adversaire, même si sur ce dernier point Amarock n'avait aucun souci à se faire. Akira n'aurait été Alpha si longtemps s'il était incapable de rosser ses ennemis. Et Wilfried faisait les frais de sa colère. Mais dans sa rage, le jeune lycan n'avait songé aux répercutions que cela aurait sur Tala. Liés tous deux, elle subissait avec lui les coups de l'autre. Et sa nature humaine ne pouvait supporter pareilles blessures. Un sifflement le tira alors de son combat, comme un souffle faiblissant. Il se détourna un instant de son adversaire pour jeter un regard inquiet à sa Louve. Un éclair passa aussitôt dans ses yeux. L'instinct sauvage l'avait poussé à sortir griffes et crocs pour la défendre. Mais il mettait ainsi sa vie en danger. Et ce qu'il vit lui confirma cette pensée.

Tala tentait de contenir cette douleur qui la brûlait. Elle croisa alors les yeux inquiets du lycan. Ce lien sacré dont il lui avait parlé était si fort qu'il unissait leur vie, leur esprit, leur existence l'une à l'autre. Mais désormais, il ne s'agissait plus uniquement d'eux deux. Et Amarock le lui avait confirmé. Akira n'avait pas le droit de partir. Le jeune lycan avait tourné son attention sur elle. Il ne pouvait jouer avec sa vie fragile comme il jouait avec la sienne. Il ne prêtait plus le moindre regard à son adversaire et celui-ci en profita alors, saisissant une opportunité d'abattre son Alpha, occasion qui ne se représenterait certainement pas. La jeune femme aperçut le gros loup mijoter son coup fatal dans ses yeux mauvais et lâcha un hurlement de frayeur:

- Akira! Attention!

Malgré son embonpoint, Wilfried fut vif et s'apprêtait à planter ses crocs dans la gorge du loup sombre. Ce dernier eut le temps de se retourner pour le voir fondre sur lui. Une terrible crainte s'empara de Tala et elle voulut empêcher le drame. La louve qui veillait sur elle tenta de la retenir, mais n'y parvint. Tala voulait transformer l'autre en descente de lit. Elle sentait déjà le poil sombre d'Akira sous ses doigts quand une ombre passa devant eux. Dès lors, tout se passa si vite. Un couinement plaintif retentit, suivit d'un grondement rauque et d'un hurlement effrayant. Puis un silence inquiétant s'installa sur le domaine des hommes-loups…

Dans un calme pesant, Tala retrouva ses esprits sous une masse sombre et inerte. Tremblante, elle glissa ses doigts dans le pelage noir en murmurant le prénom de son compagnon. Il avait cherché à la protéger. Son poil souillé de sang était marqué de longues griffures et de profondes morsures. Elle jeta un regard inquiet autour d'elle et aperçut le corps immobile de Wilfried redevenu humain. À ses côtés gisait le grand loup gris qu'était Amarock. Ce si joli poil couleur perle était tâché de vermeil. Aucun des trois lycans ne montrait signe de vie. Une odeur ferrique emplissait l'air ambiant, la prenant à la gorge. Ne le voyant revenir à lui, elle serra son compagnon et lâcha un cri déchirant qui se joignit au chant plaintif des loups autour d'elle. Les larmes glissaient sur ses joues, à lui brûler la peau. Pourquoi fallait-il que cela finisse ainsi? Elle aurait voulu entendre le son de sa voix une fois encore… Son appel emplit de peine fit bientôt taire les membres du clan qui, ayant tous revêtu pelage et crocs, baissèrent la tête avec respect. Une brise vint jouer dans les cheveux sombres de la jeune femme et la plainte du peuple des hommes-loups se joignit à la sienne, silencieuse. Elle plongea son visage dans le pelage sombre d'Akira, voulant y cacher ses larmes à la vue du clan. Un frisson glacé la parcourut alors et elle entendit une clameur se répandre dans la meute. Elle entendait murmurer, de ces voix étranges:

- L'Esprit du Loup, chuchotaient certains, avec un infini respect.

- Comment est-ce qu'une simple humaine peut… susurraient d'autres sans oser terminer.

Tala ignorait de quoi ils pouvaient bien parler. Elle ignorait tellement de choses encore. Si seulement Amarock ou Akira avaient pu lui expliquer… Elle caressa le visage du lycan inerte mais le tremblement de ses mains ne faisait que s'accroitre, et cette boule au fond de sa gorge qui ne demandait qu'à sortir en sanglots étouffés. Elle s'agrippa à lui en murmurant son prénom, le suppliant d'ouvrir les yeux, la gorge nouée. Un couinement parcourut la meute. En proie à un profond désespoir, elle n'imaginait pas qu'au-dessus d'elle une étrange aura flottait. Ayant l'apparence d'un loup immense, l'ombre veillait sur elle. Un chant mystique s'éleva alors dans la nuit, l'Esprit du Loup le dédiant à la lune absente. Et tandis que la jeune femme brune retenait ses larmes, lovée dans le pelage de nuit d'Akira, un léger mouvement se fit prêt d'elle…

***

La jeune femme n'avait pu résister au besoin de venir se recueillir. La tombe était encore fraiche malgré les quelques mois qui s'étaient écoulés. La roche sculptée qui la surplombait n'était pas encore recouverte de mousse. Déposant un fin bouquet de fleurs blanches sur la pierre, elle planta un bâton d'encens dans la terre. L'allumant respectueusement, elle s'accroupit un moment, fermant les yeux. Les perles et les plume dans ses cheveux finement tressés lui rappelaient que la meute l'avait acceptée, mais à quel prix? Elle baissa la tête, ses mèches brunes venant cacher son visage. Des perles salées glissèrent sur ses joues pour consteller l'herbe de gouttelettes brillantes.

- Ta vie n'avait pas de prix… murmura-t-elle la gorge nouée. Pourquoi a-t-il fallu que tu nous quitte si tôt? Tu as cru en moi, en nous... (Elle caressa son ventre légèrement rond puis, eut un sourire). Une vie pour une vie, dit-on. Je t'entends presque me le dire… J'aurai tellement voulu que tu le vois grandir. Tu sais, nous nous sommes mis d'accord: si c'est un garçon, il portera ton prénom. Si tu n'avais pas donné ta vie pour nous, il… Tu me manque tellement… souffla-t-elle.

- Il me manque aussi…

Une douce main se posa sur son épaule, la réconfortant, et elle leva les yeux vers le jeune homme qui l'avait rejointe. Elle croisa son regard sombre et il la prit alors dans ses bras, glissant ses doigts dans ses cheveux.

- Il n'est pas vraiment parti, Tala. Il est toujours là, avec nous, quelque part. Il veille sur notre peuple, avec les Anciens et les Esprits.

- Pourquoi a-t-il fallu en arriver là? Au point de perdre l'un des vôtres de cette façon?

Il était de son avis, mais ne savait comment la réconforter. Si seulement cet imbécile de Wilfried avait su tenir son place et sa langue… Rien de tout cela ne serait arrivé. La jeune femme se blottit contre lui, cherchant sa chaleur pour y sécher ses larmes silencieuses. Il la serra avec douceur et ses doigts se perdirent dans les boucles brunes de sa compagne.

- Il faut vivre pour lui, dit-il. C'est ce que mon frère aurait voulu. (Devant son silence, il chercha à la rassurer d'avantage). Dans nos croyances, les disparus ne le sont jamais vraiment.

Il n'en dit plus. Une étincelle dans ses yeux suffit à Tala pour comprendre. Elle eut un petit sourire, illuminant son visage, pour son plus grand bonheur. Il la regarda, magnifique, dans sa robe blanche. Le corset, couvert de fines broderies et de petites plumes, mettait sa taille en valeur malgré son ventre à peine arrondi.

- Je crois qu'ils s'impatientent, souffla le jeune homme brun.

- Après tout, ne sont-ils pas là pour nous, Akira.

Il aurait pu se perdre encore longtemps dans son regard vert. Mais ils se décidèrent à rejoindre leurs amis, la jeune femme glissant sa main dans celle de son compagnon. Sasha les attendait à quelques mètres de là, en compagnie de Kaliska, cette dernière au bras de Duncan. Ils entendaient déjà le chant de la meute résonner au loin dans les bois. Cela n'avait rien à voir avec une union, selon les termes des hommes. Pour le peuple de Loups dont ils faisaient partie tous deux désormais, c'était bien plus que cela. C'était deux âmes, deux esprits, que l'on liait l'un à l'autre dans la vie et au-delà de la mort, à jamais inséparables...

Derrière eux, le bâton d'encens finissait de se consumer, emplissant l'air alentour d'un doux parfum. Dans le bois, non loin de la tombe, deux yeux ambre veillaient. Lié au couple, il était désormais leur gardien. Le pelage immaculé, trop pur pour être réel, l'être s'engouffra dans l'ombre des arbres pour y disparaître...

© Lynn RÉNIER
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