L'essentiel

vanessa-m

Des mots sur les maux.

Pour être honnête, Jocelyne n'était pas tout à fait certaine d'avoir fait l'essentiel.

D'accord, elle n'était pas du tout certaine d'avoir fait l'essentiel.

Il y avait bien eu cette fois où la petite (elle devait avoir six ou sept ans, alors) s'était plainte des agissements de son père, Thierry. Elle se disait réveillée, la nuit ; elle le disait assis au bord de son lit, lui faisant ces choses… Jocelyne s'était impatientée. L'avait sommée de ne pas dire n'importe quoi. De ne pas dire de telles bêtises. Non, il ne fallait pas… « C'est grave, Marie, ce que tu dis là ! Ton père va aller en prison ! C'est vraiment ce que tu veux ? » Elle avait seulement voulu l'impressionner, la petite avait parfois une telle imagination ! Lui faire comprendre que toute parole a des conséquences. Des conséquences immédiates.

Oui, mais voilà, la petite n'avait plus jamais rien dit. Plus un traître mot sur ces visites nocturnes. Jocelyne avait choisi de ne pas s'en ouvrir à son époux. Dans un premier temps. Pour exploser et l'ensevelir sous une avalanche d'accusations et autres remontrances avinées dans un second temps. S'en était alors suivi une période d'étroite surveillance.

Qui s'était rapidement assouplie, concédons-le.

Pour finir par disparaître.

Jocelyne n'avait jamais surpris le moindre geste déplacé du père sur sa fille mais le couple qu'elle formait avec Thierry n'y avait malgré tout pas survécu… Évidemment. Unis « pour le meilleur et pour le pire », mais tout de même. Thierry n'avait pas reconnu les faits, mais cette façon même de ne pas se défendre résonnait déjà comme un aveu. Certains silences sont parfois bien plus éloquents que des mots.

Si elle en avait voulu à sa fille ? Mais non, bien sûr que non, comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Et de quoi ? Du divorce, de la maison familiale vendue ? De cette nouvelle précarité financière que jamais elle n'avait jusqu'alors connue ? Quelle idée saugrenue… Marie n'était en rien responsable des actes d'un… d'un détraqué.

Thierry était un détraqué…

Cet homme qu'elle croyait connaître, son mari.

D'accord, elle en avait voulu à Marie. Durant un certain temps. Elle se disait alors qu'elle aurait préféré ne rien savoir. Oui, très égoïste et assez minable comme raisonnement, je vous l'accorde. Elle aurait voulu que Marie se taise et que jamais, au grand jamais, elle ne vienne, de ses accusations, remettre son couple en question.

Sa vie en question, son équilibre des plus intimes.

Puis le temps avait fait son œuvre purificatrice. Avait tari les larmes, adouci les rancœurs. Sonné le glas de son mariage, aussi. Le temps lui avait surtout permis d'accepter les accusations de Marie. Merci le temps…

Mais il s'avérait aujourd'hui que là même où le temps avait travaillé pour Jocelyne, il avait œuvré contre Marie.

 

Et c'est ainsi qu'à l'aube de ses trente ans, permis de folie temporaire en main, Marie fut internée, en guise de fiançailles, dans une maison de repos.

http://arlesienne-editions.com/2015/10/21/lessentiel/

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