L’essuie-tout
christinej
Un silence précaire flotte dans la maison.
Dans la cuisine on entend le cliquetis de la vaisselle que l'on range dans un tiroir. Le robinet que l'on ouvre puis ferme, le torchon et sa valse de va et vient. Des petits pas feutrés, fourrés dans des charentaises doublées de fourrure, sautent dans un empressement contenu.
Dans le salon, le journal se déplie, se froisse avec agacement, accompagné d'un raclement de gorge gras et sonore.
Seul l'horloge de l'entrée semble être constante dans son mouvement, ne retenant aucune seconde, délivrant ses heures avec l'exactitude d'un métronome.
- Gisèle! Ramène tes fesses, putain, ça fait une plombe que je t'attends. Bouge un peu ta graisse bordel de merde. Bon tu rappliques oui ou merde?
Dans la cuisine, les gestes se crispent et sont devenus désordonnés. Les petits pas se précipitent avec nervosité, arrachant leurs semelles au balatome fraichement lavé.
- Je suis désolée, je finissais de ranger la cuisine.....
- Je ne t'ai pas demandé de ma raconter ta vie pauvre folle. Je veux un verre de coca et fissa.
Trottinant le plus vite qu'elle peut, elle retourne à son point de départ. Elle prend un verre qu'elle n'oublie pas de passer sous l'eau, puis verse le soda, essuie la base du verre, le pose sur un plateau et lui apporte aussitôt son rafraîchissement.
- Tu devrais essayer d'aller encore moins vite... non mais, merde! tu le fais exprès ou quoi. Mes glaçons? Ils sont où mes putain de glaçons, espèce de mollusque.
Prenant soin de ne rien renverser elle refait encore une fois le chemin. Prend la pince à glacons, la rince, attrape délicatement 3 glaçons, pas plus pas moins, essuie les deux gouttes qui sont venues souiller le plateau et lui délivre la boisson.
- Tu es constipée ou quoi, tu pourrais au moins faire l'effort de sourire on dirait que tu fais la gueule. Ça te dérange de me servir, je t'emmerde c'est ça, il faut le dire sinon...
- Non c'est pas ça. ..
- Mais cause plus fort, après ça va se plaindre que je ne l'écoute pas! Sinon dis le que tu es une fainéante qui veut pas servir son mari. Moi je bosse tout les jours, toi tu es à la maison à glander comme une limace. T'as la vie belle toi et en plus tu me fais une gueule longue comme le bras dès que je te demande un truc. T'es pas une princesse, tu es ma putain de bonne femme et tu dois faire ce que je te commande. T'as pigé? C'est rentré dans ta cervelle de linotte?
- Oui, je suis désolée.
- Oui ben tu peux l'être. Très vraiment une plaie.
Gisèle ose s'asseoir, du bout des fesses, sur le canapé, pour un précaire repos.
- File moi une couverture. Non pas celle - la elle pue, tu ne les laves jamais ou quoi? Couvre moi bien les jambes. Donne moi la télécommande, allume la télé.
Après un manège d'ordres, elle reprend sa position de plume sur le bord du sofa.
On dirait une toute petite chose prête à se briser, redoutant la prochaine seconde comme si elle allait sonner le glas de ce fragile instant.
- Tu as rien à faire que de me regarder. Parfois je me demande si il ne te manque pas une case. Va donc nettoyer dehors comme ça je ne te verrai plus, toi et ta tronche de troll.... de troll ... Elle trop bonne celle là. T'es toujours là, mais c'est pas vrai, un vrai tas de nouilles voilà ce que tu es. Non mais regarde toi un peu tu fais même plus pitié la, tu devrais me payer pour te regarder. Allez dégage avant que je te colle un bourre pif.
Gisèle se lève avec une lenteur résignée, ses articulations grincent, son corps lui fait mal, mais pas autant que son coeur. Elle paraît si petite, elle la femme fantôme, l'essuie tout, le buvard à insultes, le ramasse bourrier des ordures qu'il lui lance à longueur de journée. Tous ces mots sont tellement lourds qu'ils lui cassent le dos et lui font baisser la tête. Cela fait bien longtemps qu'elle ne pleure plus, les larmes ne font que envenimer les choses. Elle ne parle plus beaucoup non plus. Car les mots cruels sont douloureux quand on les reçoit en pleine gueule, mais ils sont encore plus douloureux quand ils restent coincés dans le fond de gorge.
Elle s'apprête à sortir, quand on lui lance.
- Non mais c'est vrai regarde toi tu ressembles à une loque. T'as la douceur d'un paillasson et le sourire d'un gardien de prison.
- Non, s'il te plaît, pas toi aussi.
- Hein! Pourquoi pas moi? Tu vas m'en empêcher peut être.
- Non!!! S'il te plaît, arrête!
Gisèle s'affaisse encore plus sur elle même.
- Tu essaies de faire quoi la, de rentrer à l'intérieur de ta coquille. Pauvre fille va! Tu marches, pas tu sautilles, tes cannes sont raides et poilues comme des balais à chiotte. T'es grosse à faire peur, bientôt ton ventre va toucher tes genoux si tu fais pas gaffe. T'es flasque comme un mollusque et t'en as l'odeur en plus. Même tes cheveux ils se font la malle, et ceux qui restent ont été graissés à l'huile de vidange. T'es une fainéante, toujours à te plaindre. T'es une bonne à rien, une incapable, tu vaux même pas un postillon de dégoût.
- Assez.
Gisèle a presque crié, mais par habitude elle s'est retenue, les mains collées sur ses oreilles elle ne veut plus rien entendre.
- Ah oui! Assez! ASSEZ! Pourtant lui il t'en dit des pires, ton cher et tendre mari. Il te graisse la face de tartines d'insultes et toi tu mouftes pas avec lui.
Des pas lourds retentissent dans le couloir, juste derrière elle. Un frisson d'angoisse lui caresse généreusement l'échine.
- Tu fous quoi à parler toute seule comme une folle depuis tout à l'heure. Bouge ta graisse et va faire ce que je t'ai demandé, putain. Espèce de timbrée.
- Timbrée, timbrée, fêlée de la cafetière, t'as une araignée au plafond, T'es givrée du ciboulot.
- Stop ça suffit!
Gisèle sent les larmes lui piquer les yeux. Pourquoi faut il qu'elle aussi soit méchante avec elle? Elle se brise de l'intérieur.
- Comment ça stop! Mais je vais t'en coller une, moi, ça va te passer l'envie de me donner des ordres. Non, tu sais quoi je vais divorcer, ou te jeter dans un caniveau, c'est là qu'est ta place, ça le caniveau.
- Tu vois, tu vaux rien, tu ne sers à rien, t'es rien, moins que rien. Pourquoi tu continues à respirer, c'est vrai, tu ne mérites même pas l'air que t'avales.
Une terreur froide s'empare de Gisèle, elle se sent tellement vide, à bout de tout. Alors elle se met à hurler, à déverser tout les cris qu'elle a retenu, toutes ses douleurs, ses regrets, ses peurs qu'elle a accumulé. Cela dure, c'est terrifiant de bonheur. Après, après elle se sent légère, tellement légère.
Elle se tourne lentement vers son mari, le toise et lui balance,
- C'est moi qui part.
Elle enfile ses chaussures, prend son sac, ouvre la porte, mais juste avant de faire son premier pas dehors, elle se tourne vers le miroir de l'entrée. Alors fleurit sur sa bouche un sourire retrouvé. Les yeux dans ses yeux elle se dit.
- Merci!
Le horloge se met en mouvement, imperturbable elle sonne l'heure de la liberté.