L’ÉTÉ DE MES REGRETS

Erika Pelletier

2 juillet — Si tu savais mon cher journal à quel point je suis heureuse ce soir ! Je suis en vacances ! Enfin, je vais pouvoir profiter de mon chez-moi. J'habite dans cette maison depuis mon enfance et son odeur rassurante m'enivre toujours autant. Quelle chance d'avoir la fenêtre de sa chambre qui donne sur le jardin où le saule-pleureur côtoie les allées fleuries et plus loin encore ces champs de blé qui éclairent l'horizon de nuances dorées. Un peu à gauche, on peut y voir la route, chargée de promesses, qui donne sur le village et le clocher de l'église qui trône fièrement sur la colline. Et voici qu'un corbeau craille de tout son souffle s'envolant vers un ailleurs incertain… Comme cela me donne des envies de liberté !

Ah ! Je pense encore à mes camarades cet après-midi qui m'étreignaient. On se promet de s'écrire, de ne pas s'oublier… Et le Directeur qui nous voyait si tristes et si excités à la fois s'esclaffait de ses semblants adieux. Je ne sais pourquoi, son rire me hante encore…


4 juillet — Aujourd'hui, tout est gris. D'où vient cet état languissant dont je ne comprends pas le sens ? Hier encore, je courais sur les chemins ensoleillés, l'air me ravissait, les fleurs sauvages m'attendrissaient et attiraient mes prunelles avides de parfums et de couleurs. Mais dîtes-moi, pourquoi je ne vois à présent dans toutes ces fantaisies, que la beauté qui se meurt et l'éphémère mouvance du cœur ?

Pourquoi se raccrocher à ses instants dont la fugacité finira dans l'oubli ? Faut-il s'acharner à les maintenir éveillés dans ma conscience ou se résigner à les abandonner, loin, très loin derrière moi ?

Et si je pouvais garder ces merveilleux moments, ceux dont l'intensité se fait rare, ceux qui m'ont divulgué les prémisses de la tendresse, ces soubresauts de vérité !

Si seulement mes souvenirs étaient empreints de douces fragrances !

 

5 juillet — Oh ! Je ne me sens pas très bien, à croire que ma faiblesse me plonge dans de profondes souffrances. Mon corps est parcouru de mille et un frissons, mon cœur s'emballe et me plonge dans une infinie tristesse.

 

6 juillet — Papa en a assez que je me plaigne. Il m'a emmené ce matin chez le médecin. D'après ce dernier, il n'y a pas de quoi s'alarmer. Je suis juste un peu anxieuse. Il m'a donné une cure de magnésium.

 

10 juillet — Comme cela est bizarre ! Mon état stagne inexorablement. La cure n'y peut rien, je traine ma mélancolie et cela se ressent jusque dans ma chair.

Maman a décidé de me faire partir chez sa sœur en ville. Elle m'a affirmé que les divertissements y sont nombreux. Elle pense que cela me détournera de ce mal insipide. C'est un déchirement pour moi de devoir quitter ma famille…

 

15 juillet — Depuis la nouvelle, mes nuits sont ponctuées de cauchemars. Toujours ce même rêve qui me hante. J'arpente une ville sombre et mystérieuse où les toits des habitations se rejoignent ne laissant filtrer aucune lumière, je marche difficilement sur les pavés glissants lorsque je tombe dans un trou béant. La peur me tenaille le ventre. Je guette les aiguilles de l'horloge chaque soir en espérant que l'heure du coucher n'arrivera pas.

Le doute m'assaille. Serais-je un jour guérie ?

 

18 juillet — Ce matin, j'ai fait mes adieux à Maman et à Georges, qui se pinçait les lèvres pour ne pas pleurer. Papa m'a emmenée chez cette tante dont je ne connais que le nom, Blanche. Je ne veux ni aller mieux, ni la voir. Qu'ai-je fait pour mériter autant de souffrances ?

Avec un certain détachement, j'ai laissé filer les paysages. Plus nous avancions plus les immeubles abondaient. Soudain, une trainée de pluie s'est abattue sur nous. Finalement, à l'entrée de la ville, je ne voyais plus que de lourds nuages grisonnants la surplombant.

Papa n'entra pas chez Blanche, le temps maussade l'avait, selon lui, mis en retard. J'étais arrivée !

 

19 juillet — Blanche exige que je l'appelle par le nom de son deuxième mari. J'ai eu des difficultés à imaginer que Madame de Ronceray avait été un jour mariée ! Avec son visage sec, elle semble peu enclin aux plaisirs de la vie. Je ne sais si je pourrais sortir à ma guise ? En attendant, j'essaie d'apprendre à la connaître en lui posant des questions. J'ai l'impression de la déranger. Elle ne me répond pas. Peut-être est-elle pudique ?

Souvent, elle s'assoit dans son fauteuil vert et elle regarde fixement le plafond du salon. Quant à moi, pour contrer l'ennui, je m'amuse à comparer cette femme aux photos posées sur la cheminée.


23 juillet — Enfin, je suis guérie ! Pourtant je ne sors pas à l'extérieur. Je n'ose pas lui demander d'aller dehors. Peut-être que cela viendra ? Alors, je me contente de son splendide jardin. Ce petit paradis m'embaume l'esprit.

Les hortensias bleutés se conjuguent aux roses cramoisies. Les couleurs s'entremêlent dans une harmonie certaine. Au fond, un petit ange surplombe la fontaine. Il me rappelle mon frère…

Je profite souvent de la brise matinale pour écrire un peu sous le soleil qui caresse ma peau. Mais voilà que depuis quelques temps, je n'ai plus ce plaisir.

Blanche, enfin Madame de Ronceray, demande que je l'aide pour les tâches ménagères. Elle m'accueille si gentiment qu'il est normal que je mette la main à la patte. Toutefois, je trouve qu'elle y va un peu fort.

J'ai donc décidé d'écrire à mes parents pour leur apprendre ma guérison mais également pour qu'ils parlent à Madame de Ronceray. Ce n'est plus possible, je n'ai plus une minute à moi ! Elle m'a demandé cette après-midi de peindre le cabanon, jusque là rien de très méchant, mais lorsque j'ai eu fini, elle a exigé que je réitère mon action. Peut-être l'avais-je mal peint ? Je n'en sais rien …

Mais que lui arrive-t-il ?

 

28 juillet — Ai-je bien remarqué ? Madame de Ronceray devient bien intrigante. Néanmoins, dans leur lettre, mes parents implorent son âge avancé qui contaminerait son caractère. Je ne vois pourtant en elle qu'une femme autoritaire, qui semble prendre un malin plaisir à me faire recommencer mes tâches. On me dit travailleuse…

Mes forces s'amenuisent, je suis fatiguée.

Voilà que ce soir, elle a fait tomber la pile de draps que je venais de repasser. Mais je l'ai vu de mes propres yeux, elle a agi délibérément. Mes journées sont infernales, elle me traite comme une moins que rien. Elle semble étouffer petit à petit le semblant de vie qui reste encore en moi. J'attends avec impatience, pour la première fois, la rentrée des classes !

 

1 août — Je deviens folle. Mais qui est donc cette femme ? Pourquoi me fait-elle subir ce calvaire ? Ne suis-je pas serviable ? Qui me sauvera ?

 

2 août — Je suis contente aujourd'hui, je me suis surpassée ! Décidemment, je suis folle, folle !

 

5 août — Aujourd'hui, je conclue ma situation par ces mots : je ne comprends pas parce que la cause m'échappe.

 

6 août — Je ne comprends pas. Mes parents sont sans nouvelle de moi et ils ne bougent pas. Y a-t-il quelqu'un sur cette terre qui pourra me sauver ?

Je ne suis plus sûre de rien. Mes parents m'ont-ils envoyée ici pour me punir d'une erreur passée ou bien sont-ils si éloignés de la vérité qu'ils me pensent heureuse et comprise ?

 

8 août — Hier soir, j'essayais de défaire les rideaux jaunâtres du salon lorsque Madame de Ronceray m'a surprise.

—    Qu'avez-vous fait de votre journal ?

—    Pourquoi me dis-tu cela ?

—    Vouvoyez-moi ! Il faut donc que je vous le répète ! Qu'avez-vous fait de votre journal ?

—    Je … je crois l'avoir posé dans ma chambre.

—    Vous en êtes sûre ?

—    Peut-être l'ai-je oublié dans le jardin ?

—    Tenez, le voilà. Ne vous amusez plus à laisser trainer vos affaires maintenant !

Elle a claqué la porte et terrifiée par sa colère, je me suis accrochée à l'escabeau toute penaude. Aurait-elle lu mon journal intime ?

 

10 août — J'ai fait une grande découverte ! Alors que j'époussetais la chambre de Madame de Ronceray pour la troisième fois de la journée, j'ai vu un papier sur son secrétaire. C'était une lettre de Papa et Maman qui s'inquiétaient de ne plus avoir de nouvelles. Ils me disaient qu'ils arriveraient à la fin du mois pour venir me chercher. Enfin, un espoir apparaissait. Mais pourquoi Madame de Ronceray ne me l'avait-elle pas donnée ?

 

11 août — Aujourd'hui, quoi qu'elle me demande, je vais bien !

 

15 août — Les jours passent et se ressemblent. Je m'approche pourtant peu à peu de cette délivrance ! Entre deux corvées, je jette un coup d'œil au jardin.

 

16 août — Je regrette vraiment d'avoir accusé mes parents de négligence ! Ce n'était pas eux les fautifs… L'infâme, je la connais !

 

17 août — Ce soir, Madame de Ronceray a l'air malade. J'exécute ses dires encore et encore…

Je m'enferme peu à peu dans un profond silence. Cela fait bien longtemps maintenant, que je ne lui pose plus de questions. Il vaut mieux se taire et attendre…

 

19 août — Elle s'est enfin décidée à faire venir le docteur. Pendant sa visite, je te mentirais, mon cher journal, si je ne te disais pas que j'ai pensé mille fois à prendre la clé de la porte d'entrée et de m'échapper. Ne serait-ce pas indécent de laisser cette femme dans cet état ?

 

20 août — Toute la journée, j'ai ressassé de vieux souvenirs… Et puis, Madame de Ronceray, dans son sommeil, appelait un certain Julien. Etrange ? J'ai voulu lui parler de cet homme à son réveil mais je n'ai pas osé…


21 août — L'état de Madame de Ronceray empire. Elle ne s'alimente plus, ne bouge que rarement. Je m'inquiète.


22 août — Je commence à ressentir de la sympathie pour cette pauvre femme. Elle doit se sentir si seule dans cette ville immense ! Je dois partir bientôt, j'en suis heureuse, mais qui s'occupera d'elle ?

 

23 août — Je crois que des crises de démence lui prennent. Je ne vais pas mieux non plus. Je m'amaigris de jours en jours et j'ai tellement besoin de sommeil ! Je me prête à rêver de mon chez moi, juste pour ne pas oublier…

 

24 août — Elle s'est finalement endormie ! Sans hésiter, je suis allée chercher la clé mais elle n'y était plus alors j'ai entrepris de fouiller discrètement sa chambre. J'ai fureté dans les tiroirs, dans les étagères… J'ai trouvé une clé ! Je suis descendue pour l'insérer dans la serrure tant convoitée. Mais rien n'y fait, elle ne rentre pas ! Je me suis mise à pleurer. Je me sens si seule !

 

25 août — Aujourd'hui, quelque chose d'étrange s'est passée. Elle ne m'a donné qu'un ordre, celui de ne pas la déranger. Dans ma folie, je lui ai proposé de trier ses cent quatre-vingts journaux. Elle déclina presque gentiment. Enfermée dans cette maison, j'avais au moins un peu de répit !

 

26 août — Hier soir, je me faisais un chignon devant le miroir du premier étage, lorsque j'ai ressenti l'escalier m'attirer étrangement. Je ne peux t'expliquer, mon cher journal, cette curiosité qui s'empara de moi. Je suis montée et j'ai ouvert l'unique porte du pallier. Coup de chance, elle était ouverte ! Sans faire de bruit, je me suis glissée fébrilement dans la pièce. Ce n'était qu'un grenier ordinaire avec ses vieux meubles et ses cartons poussiéreux.

 

29 août — Ce soir, j'ai décidé de retourner dans le grenier tant ce lieu m'obsédait. Comme Madame de Ronceray dormait, j'en ai profité. J'ai ouvert délicatement la porte. J'ai senti la tension monter en moi. J'ai fait quelques pas lorsque soudain j'ai glissé sur une flaque d'eau. Le toit était immanquablement percé de partout ! Là, je me suis rattrapée à une poignée de porte. Je n'ai pas compris tout de suite la découverte que je venais de faire…

En ouvrant, une fenêtre calfeutrée et quelques couvertures se dévoilaient à moi. Puis, j'aperçus un petit livret rouge à la couverture passée. Timidement, je me suis avancée et je l'ai lu.

—    Maman, enfin, Madame de Ronceray, m'a offert un joli carnet aujourd'hui où je peux copier mes lignes. Elle espère tant que j'arrête mes sottises, moi aussi… Elle me dit que je ne suis qu'une fille, que je ne sers à rien, que je pleurniche tout le temps et qu'elle ne m'aime pas.

Soudain, j'eus comme une illumination ! Ma grand-mère nous avait appris lors d'un repas dominical, que son ainée avait perdu une petite fille à la naissance, que cela expliquait sans doute son caractère renfrogné… Mes pensées s'entrechoquèrent, je ne pouvais admettre l'impensable !

—    Pourquoi me menez-vous la vie si dure, Madame de Ronceray ? Toujours astiquer, repeindre… Je crois que je finirais ma vie seule enfermée dans cette prison !

Non, je ne pouvais pas finir comme cette petite fille ! Je me suis rassurée en me répétant que Madame de Ronceray était très mal en point. Elle ne mangeait plus, comment aurait-elle monté l'escalier ?

Un peu plus apaisée, j'ai décidé de sortir immédiatement de cet endroit qui me terrorisait. La main de Madame de Ronceray m'a jeté mon crayon, mon carnet, et a fermé la porte à clé.

 

 

 

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