L'étrange visite
Michael Ramalho
-M. Castin ! Vous êtes encore là ? Ce n'est pas raisonnable. Vous allez finir par vous rendre malade avec toutes ces heures que vous faîtes.
-Merci Josepha. Ne vous inquiétez pas. Une petite chose à terminer et je file.
-J'ai fini ma tournée. Tout est éteint. A demain M. Castin. Et n'oubliez pas : ménagez-vous !
-C'est promis. A demain.
La gardienne de l'école s'engouffra dans la loge située juste en face du bureau du directeur. Son père ou plutôt -le hibou- comme chacun le surnommait dans l'établissement, passa une tête et à son tour le salua d'une voix rauque.
En vérité, M. Castin n'avait rien accompli depuis plusieurs heures. Ressassant l'étrange récit de la vieille dame venue plus tôt dans la journée, il était incapable de se concentrer.
A l'heure du repas, fuyant pour une fois le vacarme du réfectoire, il déjeunait seul à son bureau. Pas d'enseignant dans les parages pour exprimer de ridicules doléances, pas de gardienne envahissante pour lui tenir la jambe, pas de responsabilité à assurer concernant la sécurité des enfants. Une heure de tranquillité avant un après-midi qui à coup sûr ne manquerait pas d'être chargé. Déjà la matinée avait été pénible. Entre autres menus tracas propre une structure accueillant plus de quatre cents élèves, M. Castin l'avait consacrée à la rédaction d'un fait d'établissement. La faute à un parent en retard avec sa fille qui, vexé par la remarque que le directeur lui avait faite, s'était emporté. Des paroles peu amènes avaient été proférées. Il en fallait davantage à M. Castin pour être impressionné. Avant d'atterrir dans cette banlieue cossue de la petite couronne, il avait été en poste dans des endroits où ce type d'évènements étaient légions et autrement plus intenses. Gardant son sang-froid, il avait demandé au père de s'en aller. Ensuite, il s'était accroupi devant l'enfant qui pleurait à chaudes larmes et avait fait de son mieux pour la consoler. Il l'avait accompagnée lui-même jusqu'à la classe de Mme Clauvel. Dans le rapport, il avait tenté de relater les faits en se dépouillant de tout esprit de vengeance. Au fait d'une situation familiale délicate, il avait souhaité laisser transparaître des circonstances atténuantes.
Le directeur se leva agacé, attrapa sa veste qui reposait sur le dossier de sa chaise et sortit de son bureau. Une force inconnue le poussait à refaire le chemin emprunté plus tôt dans la journée avec Mme Arenas. Au moment où il arpentait les couloirs déserts, une sensation bizarre l'étreignit. Après le départ des élèves, les écoles paraissent encore palpiter de leur présence. Les murs imprégnés de leurs cris, de leurs rires et de leurs angoisses déversent dans la gueule du silence un trop-plein d'énergie vitale. Dans la pénombre, les affaires oubliées désespèrent de retrouver leurs propriétaires ou lasses de les chercher, gisent tels des animaux morts sur le sol. Au fond du couloir, des bruits de pas précipités s'approchent, s'arrêtent puis s'éloignent lentement. A l'intérieur des classes, des éclats de rire résonnent derrière les rideaux. A travers le verre poli des fenêtres donnant sur la rue, le halo orangé des réverbères éclaire des ombres railleuses qui s'entremêlent. Dans la cour, une balle roule vers le grand portail et s'arrête dans un amas de feuilles mortes.
Au moment où M. Castin s'apprêtait à attaquer son assiette, l'interphone retentit dans son bureau. De fort mauvaise humeur, il se dirigea vers la porte, prêt à passer un savon à l'importun. Il tomba nez à nez avec une dame à l'apparence très âgée. Sa chevelure qu'elle avait encore très fournie et à peine blanchie était domptée en un élégant chignon. Son regard d'un bleu très clair, presque cotonneux, inondait un visage aux traits encore très beaux. Elle portait une veste sombre qui recouvrait une blouse à la blancheur éclatante. Visiblement émue, elle cherchait ses mots. En un éclair, le courroux du directeur disparu.
-Bonjour Monsieur. Je suis navré de vous déranger. Je m'appelle Simone Arenas. Je cherche le directeur de l'école ?
-C'est moi-même. Je suis Thierry Castin, directeur de l'établissement.
-Enchantée M. Castin. Je viens solliciter une faveur. Il y a bien longtemps, je fus moi-même élève ici dans le bâtiment des filles. Je vais bientôt m'en aller et je voudrais, si vous m'en donnez la permission, voir une dernière fois mon ancienne classe. Cela ne sera pas long. Je vous en prie M. le Directeur.
Emu par la démarche et par la dignité qui irradiait d'elle, M. Castin libéra aussitôt le passage et l'invita à entrer. Mme Arenas n'avait pas l'air malade mais elle paraissait souffrir d'une fatigue extrême. Elle pénétra dans le hall avec solennité
-Mon Dieu ! C'est le même carrelage...Le même que je foulai il y a presque quatre-vingts dix ans. Ces carreaux beiges et marrons. Ces murs enduits de graviers… Et l'odeur…Toutes les écoles du monde exhalent cette senteur si particulière. Elles sentent bon de la vie que l'on a devant soi, de tout ce que l'on arrivera à accomplir, de nos futurs échecs aussi…Monsieur Castin ! Il me semble avoir quitté cet endroit hier.
Ebahi, le directeur regardait tout autour de lui, comme s'il découvrait l'endroit pour la première fois.
-Vous étiez élève ici pendant la guerre ? dit-il en lui tendant le bras pour l'aider à avancer.
-C'est exact. J'avais neuf ans lorsque les allemands sont arrivés. Ils avaient installé leur Kommandatur dans le bâtiment qui aujourd'hui abrite le conservatoire. Je me souviens d'une atmosphère de ténèbres avec tous ces uniformes gris qui arpentaient les rues. Les gens effrayés marchant tête basse…C'est ici ! Ma classe de huitième. Qu'est-il arrivé au tableau ? Le seau rempli d'eau avec la vielle éponge se tenait à sa droite. C'est ici ! Le mobilier n'est plus le même bien sûr mais c'est bien là. Mon professeur s'appelait M. Carof, il portait une blouse bleue. Je me souviens qu'il dégageait une odeur atroce de tabac froid...
Ses yeux de plus en plus clairs s'embuèrent de larmes. M. Castin la sentit s'appuyer sur son bras. Il craignait qu'elle fut victime d'un malaise.
-Allons Mme Arenas ! Venez. Asseyez-vous un moment.
Il la conduisit jusqu'au bureau de l'enseignante et promit de revenir très vite avec un verre d'eau. A son retour, Mme Arenas s'était assise à l'une des tables des élèves. Légèrement plus grande qu'une enfant de dix ans, ses jambes n'avaient aucun mal à s'y épanouir. Bien qu'elle parût aller mieux, ses joues arboraient une teinte cadavérique.
-M. Castin. En 1942, c'est à cette place que s'asseyait ma meilleure amie Sarah Berckovicz. Sarah était ma voisine de palier. Je la connaissais depuis toujours. Tous les matins, nous faisions le trajet ensemble. Tenez ! Ma place se trouvait là, à sa droite, exactement là où vous vous tenez. Une nuit, des bruits provenant de la cage d'escalier de notre immeuble me réveillèrent. On frappait violemment à la porte des Berckovicz. J'étais effrayée. J'entendais des cris, des bruits de pas étouffés, des objets qui se fracassaient sur le plancher. Dans notre appartement minuscule, j'entendais la respiration saccadée de mes parents. Les hurlements se rapprochèrent, devinrent plus forts puis diminuèrent peu à peu. Le lendemain, j'allai à la porte de Sarah mais personne ne m'ouvrit. Personne ne m'ouvrit plus jamais. Ils les avaient emmenés. Le reste de l'année se poursuivit avec une chaise vide à mes côtés. Sarah n'avait pas été la seule. Au total, huit enfants de l'école furent raflés.
-M. Castin. Savez vous ce qui à l'époque me fit le plus souffrir ?
M. Castin resta silencieux.
-Perdre mon amie fut horrible. Tout comme le fait d'être dans l'incertitude de leur destin après leur arrestation. Pour nous rassurer, nous nous disions que les déportés s'en allaient pour « travailler ». Assurément, la vie serait difficile mais au bout du compte, ils finiraient par revenir. A l'époque, les camps d'exterminations n'étaient que des rumeurs. Nous ne pouvions croire qu'une telle horreur fut possible. Pourtant, dans le tréfond de nos âmes, nous savions. Nous l'avions décelé, débusqué même, ce mal indicible qui s'apprêtait à les dévorer.
-Le pire pour moi fut la condamnation d'oubli qui tomba tel un couperet sur Sarah et sa famille. Je me souviens que le lendemain, M. Carof ne mentionna même pas son nom pendant l'appel. J'entends encore sa voix impassible claquant dans le froid glacial du néant. « Bastine Germaine. Présente ! Boustot Firmine. Présente ! » C'était comme si elle n'avait jamais été là avec nous autres à rire, à apprendre, à jouer, à grandir en même temps que nous.
Elle acheva cette phrase des sanglots dans la voix. De grosses larmes coulaient sur ses joues de plus en plus translucides.
-A la fin de la guerre, j'attendis son retour en vain. Puis, je fus emporté par le tourbillon d'une simili existence morne et fade. Il fallait bien continuer. Je sus plus tard que Sarah et sa famille périrent dans les camps. Elle et sa mère le jour même de leur arrivée, le père au moment des longues marches. Cet événement survenu à l'aube de ma vie provoqua chez moi une défiance insurmontable à l'encontre du genre humain. Mon temps ici, je le passai à le fuir. Complices ou assassins, voilà ce que nous sommes tous. J'errai seule jusqu'à aujourd'hui, la veille de mon départ, sans n'avoir rien voulu construire sur cette terre gorgée de sang.
Elle se leva, frôla M. Castin, incapable de prononcer la moindre parole devant tant de désespoir. Il perçut une odeur qui lui rappela ses années d'enfants de cœur. Une Huile parfumée, le saint crème peut-être qu'on utilisait pour consacrer ou sanctifier une personne, un objet ou un lieu. Sur le pas de la porte, Mme Arenas se retourna vers la classe et jeta un ultime coup d'œil à l'intérieur.
Sur les marches de l'école, elle remercia chaudement le directeur. Les familles des enfants qui revenaient s'agglutinaient déjà. Mme Arenas sembla s'évaporer derrière l'une d'elles.
Le matin suivant, par un coup de téléphone. Le directeur des services techniques de la ville l'informait que la plaque commémorative avait été nettoyée et serait refixée le jour-même. L'incident lui était sorti de la tête. Tout comme l'évènement auquel elle faisait référence. Elle trônait au-dessus d'une ancienne entrée que l'on utilisait plus. Le flot tumultueux de la vie nous entraîne implacable et accaparés que nous sommes par des tâches plus ou moins insignifiantes, nous fait baisser la tête. Il y a une semaine, en sortant les poubelles, Josepha l'avait découverte souillée d'un propos antisémite. « Bien fé pour leur guele à cé sales juif ! » écrits à la peinture jaune.
M. Castin, resta immobile jusqu'au retour de la plaque. Lorsque les employés du services techniques arrivèrent, il assista à son déballage. Les mots aux lettres dorées ressortaient sur un fond noir brillant. L'effet demeurait opaque à cause d'un film plastique protecteur. Tout tremblant, il suivit son ascension jusqu'à son ancien emplacement. D'un geste théâtral, un homme ôta le film et M. Castin, découvrit enfin ce qu'elle comportait. Il devint livide. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
« A la mémoire d'Issac LEVY 4 ans, Jacques ASTRAMOWICZ 2 ans, Mélène ASTRAMOWICZ 4 ans, Abraham FELLER 12 ans, Cécile KAZINSKI 8 ans, Bernard ROSENBERG 6 ans, Sarah BERKOWICZ 10 ans, Simone ARENAS 10 ans
Elèves du groupe scolaire du Nord
Déportés de France comme plus de 11500 enfants entre 1942 et 1944 parce que nés de familles juives.
Victimes innocentes de la barbarie nazie, avec la complicité du gouvernement de Vichy.
Ils furent exterminés dans les camps de la mort.
Ne les oublions jamais. »
"Complice ou assassin" Voilà une bonne définition de l'être humain. :o))
· Il y a plus de 3 ans ·Hervé Lénervé