L'étrange voyage de Dimitri
patrick-eillum
Le projet d'électrification du réseau de tramways de la métropole date du 13 avril 1897. A une époque où l'on continuait de construire des courées insalubres, les conseillers municipaux lillois protestèrent, arguant que le fil aérien inesthétique allait gêner le passage des géants lors des cortèges folkloriques.
La réalité de ce refus est plus étrange et n'a jamais vraiment été communiqué au grand public. Elle m'a pourtant été rapporté par Jules Miztech, mon arrière-grand-père paternel quelques heures avant sa mort.
« Les essais de ces nouveaux mongys électriques ne pouvant se tenir dans la ville où ils auraient semés la panique en affolant les chevaux de tramways à l’approche de ces machines infernales, ce fut le quartier de Fives qui fut choisi pour ces premières expérimentations.
Idéalement situé à proximité de l'usine Fives Cail qui construisait ces engins, la gare de Fives sur la place Madeleine Caulier et sa ligne de chemin de fer au bout d'une longue ligne droite en venant de Tourcoing était l'endroit parfait pour procéder aux tests de vitesse et de résistance des véhicules.
Le jour du passage annoncé de la première motrice, une foule impressionnante s'était amassée de part et d'autre de la ligne et les estaminets de l'endroit avaient fait le plein de bière et de limonade pour un événement qui s’annonçait grandiose. Ces femmes et ces hommes fondaient leurs espoirs dans le développement de la technologie; pour eux, elle était capable de tout, même de l'impossible 50 ou 100 ans auparavant.
Jules se trouvait bien évidemment dans cette affluence. Arrivé avec ses parents sur le porte-bagage du vélo de sa sœur Antonietta, il était aux premières loges lorsque le grondement de la voiture expérimentale se fit entendre au loin. Le conducteur, un certain Patrick Allen qui avait fait la une des gazettes locales à cette occasion, était penché par la fenêtre regardant tel un guetteur de château-fort le moment où sa machine passerait à vitesse maximum le pont surplombant la place avant de devoir freiner ».
Mon arrière-grand-père m'avoua à ce moment avoir retrouvé bien plus tard ce regard emprunt de force, de certitude mais aussi de folie, dans les yeux de Jean Gabin pour son rôle de cheminot de la Lison de « La bête humaine » avant de poursuivre son récit.
« Le silence de la multitude retenant son souffle amplifiait le bruit qui s'approchait dans une atmosphère chargée par la ferveur de la communion au modernisme. On aurait dit que l'électricité statique dans l'air en était devenu palpable.
Cette tension fut d'abord rompu par la tintement d'une cloche de passage à niveau puis par un tonnerre incroyable. Soudainement, le ciel s'était obscurci comme si une éclipse ou une tornade survenait.
Puis dans une odeur d'eau de Javel, une sorte d'arc électrique bleuté zébra le ciel des alentours. Telle la foudre un soir d'orage du 15 Août, il s’abattit sur le vélo d'Antonietta en enflammant au passage les quelques arbres de la place Caulier. Pendant que la foule s'enfuyait par les rues aux alentours en hurlant et toussant, mes ancêtres ne purent que constater dans une joie sans nom que leur progéniture était saine et sauve comme si la bicyclette avait fait office de paratonnerre.
La mort du pilote du tramway expérimental dans l'explosion de sa machine stoppa net ce projet de modernisation électrique du réseau. Ce n'est qu'après la première guerre mondiale que la mise en service fut progressive après d'autres essais bien plus fructueux ».
Mon aïeul me confia ensuite dans une sorte de délire fiévreux que depuis cette journée le vélo avait des pouvoirs & qu'ils étaient du aux vestiges de l'ancien cimetière communal situé sur la place Caulier avant 1881.
Ce n'est que quelques semaines après les funérailles que cette confession sidérante me revint à l'esprit. Nous étions avec mes cousins et cousines en train de déménager l'habitation et plus spécifiquement le joyeux bazar accumulé depuis près d'un siècle. L'ambiance était plutôt joyeuse, la succession s'étant déroulée sans les inévitables non-dits ou querelles sur la répartition de tel ou tel vase hideux ou de quelconque bijoux de famille.
Arrivés à la cave, l'atmosphère moite de cette fin d'été nous laissait crasseux et dégoulinant de sueur comme si nous revenions d'une cyclo-ballade et nous n'avions qu'une envie; en finir au plus vite de cette interminable corvée au profit d'une boisson rafraichissante et d'une douche méritée.
En transportant les dernières caisses de vin que Jules nous avait laissé avant son ultime voyage, un bruit creux se fit entendre lorsque par mégarde une de mes cousines maladroite buta contre je ne sais quel objet trainant dans la pénombre et vint s'affaler contre le mur de l'escalier. Un « chtonk » bien sec et sonore.
Nous avions tellement joué au Club des 5 durant notre enfance que nous sommes enflammés immédiatement comme des gamins au pied du sapin de Noël face à cette énigme à résoudre. Effectivement, derrière cette fausse paroi, se trouvait une minuscule pièce. Même si les araignées y avaient laissés plus d'une toile et que la sécheresse de la pièce contrastait avec le taux d'hydrométrie de sa voisine, les lieux dégageaient une ambiance de sérénité.
Nos yeux habitués à l'obscurité qui régnait eurent vite fait de découvrir que le seul trésor caché était un antique vélo qui n'avait visiblement pas roulé depuis mathusalem. Sur les murs quelques graffitis apparaissaient et à la lueur de nos lampes, ces runes sans significations achevèrent « l'aventure du club des 5 dans la cave de chez papi».
Je n'avais pas mis ma famille au courant des étranges divagations de mon arrière-grand-père tellement celles-ci me semblaient empreintes de dérangement. Je me proposais donc de récupérer cette bicyclette et de la rafistoler avec les bénévoles de l'atelier d'aide à la réparation de l'Adav. Remonté à la lumière du jour, mon « précieux » ne me semblait pas en si mauvais état que dans sa grotte et quelques soirées de retapes et une peinture rouge transformèrent le vieux clou de marque Démètre Dale en une magnifique cendrillon urbaine.
Mes premiers déplacements avec mon nouveau destrier furent purement ludiques comme si nous cherchions à nous apprivoiser. Puis, malgré la vétusté, son poids et son manque de technique (une seule vitesse, frein-torpédo et un minuscule porte-bagage), j'abandonnais très vite mon fidèle gazelle hollandais pour faire de cette bécane démodée mon engin de déplacement de tous les jours.
J'avais toujours été un cycliste respectueux du code de la rue lors de mes déplacements mais les 17 kilos de Dimitri, car c'est ainsi que j'appelais maintenant l'héritage de grand-pépé, m'incitaient à l'incivilité tant et tant décriée par les automobilistes jaloux de se voir doubler dans les innombrables encombrements de la cité. Pour me rendre à mon travail, je décidais de couper au plus court et d'utiliser toujours pistes cyclables et contre-sens mais aussi et surtout trottoirs et sens interdits.
C'est à l'angle de la rue du long-pot et du boulevard de l'usine que l'inexplicable s'accomplit. C'est la vitesse que j'avais pris dans la descente depuis le Mont de terre qui surement permit ce prodige. Avant d'arriver sur les vétustes mais brillants rails de l'ancien tramway V subsistant au carrefour, l'air se mit à bourdonner. Puis quelques claquements secs se firent entendre. Comme si l'électricité statique de l'air était devenu palpable. Au loin, j'entendais le carillon d'une cloche de passage à niveau ainsi que le tonnerre gronder. Le ciel s'était assombri comme si une éclipse ou une tornade survenait. Une odeur d'ozone se fit sentir comme après l'orage malgré un ciel clair et dégagé.
Et c'est alors que mon vélo, mais fallait-il toujours l'appeler ainsi, mon vélo décolla. Tout d'abord quasi-invisible, l'envol se fit progressif à mon plus grand étonnement et à l'aussi grande stupeur des quelques gamins qui utilisaient la plaine de jeux. Mais pas de E.T pour piloter le zinc ! Le plancher des vaches s'approchait. Ne sachant ni vraiment quoi faire, ni comment atterrir sans me casser le bout du nez, j'en étais réduit à pédaler comme le couillon de la chanson.
J'étais au dessus des bâtiments de l'école Lakanal et des bains-douches et je sentais bien que dès que je faiblissais, le sol surgissait. Redoublant d'efforts tel le coureur solitaire d'une échappée d'étape de montagne, j'étais maintenant au niveau de la place De Geyter et de la mairie de quartier avec l'église en point de mire. J'avais beau avoir une vue grandiose, mes mollets mollissaient. A mes roues, une vue qu'aucun cycliste n'avait jamais eu; A droite, la rue de Lannoy, ses pistes cyclables et ses courées, à ma gauche au loin, la voie rapide urbaine, véritable saignée dans la chair de ces faubourgs. Perdu dans la contemplation de ce quartier dont l'histoire a de l'avenir, j'en oubliais presque le carburant de mon incroyable aéronef et accrochais une de mes roues au paratonnerre de ND de Fives. Aussitôt, un arc électrique pervenche se fit entre Dimitri & le clocher. Je perdais illico de la vitesse et la chute semblait inévitable. Après un looping de meeting aérien, je m'écrasais sur la place de la servante d'Avelin, Madeleine Caulier comme une crêpe un soir de chandeleur. A mes cotés, le mikado en ferraille des vestiges de mon cycle volant.
Excité par l'étrange voyage, j'étais mu par le désir de réitérer ce prodige. Il me fallait à tout pris remonter là-haut ! Mais bien vite, je comprenais que cela ne serait pas une partie de plaisir. Il me fallait à nouveau me transformer en mécanicien-vélo.
Les semaines ont passé et après avoir réparé les dégâts à force de soudures et d'huile de coude, j'ai essayé à maintes reprises de refaire planer Dimitri. Rien n'y a fait. Je pense que la boucle a été bouclé et que « les pouvoirs magiques et aériens» de la bicyclette se sont,...
envolés.
Patrick Eillum
Val de Durance-Lille
Août 2012
« L'étrange voyage de Dimitri » est une nouvelle dont le point de départ remonte à mon service militaire. Nous avions du nous rendre à Port Leucate dans les pyrénées orientales pour un regroupement. La ligne de chemin de fer emprunte durant un long un moment, une voie étroite entre la mer et l'étang donnant l'impression de voler sur l'eau. J'ai retrouvé cette étrange sensation lors de l'arrivée en train à Venise. Je m'en suis inspiré pour cette histoire de tramway et de vélo volant.
· Il y a plus de 11 ans ·patrick-eillum