L'étranger

darklulu

Ou comment rencontrer son destin dans un bar.

Dès l’instant où j’ouvris la porte du bistrot, je le vis.

Il est dans la vie des instants qui se figent comme des bulles d’éternité. Destinés à être vécus et revécus, vus et revus, avec pour seules interactions possibles le rire ou les larmes. Parfois les deux.

Je sus dans le même moment que je venais de rentrer dans une de ces bulles. J’eus une conscience si précise de cela que c’en était presque douloureux, entêtant. Enivrant.

Et il était là. Lui, avec l’inconscience de ce que je vivais. Qui était-il ? Peu m’importait, je ne le connaissais pas. Mais il émanait de lui un tel magnétisme, que je ne pouvais ni l’ignorer ni le fuir.

J’étais toujours dans l’entrebâillement de la porte, et si une autre personne n’avait pas voulu pénétrer dans le bar, je crois que j’y serai encore. Je me poussai et me retrouvai dans le café, cerné par ses murs, assailli par les clients.

Dans ce lieu clos et que je connaissais par cœur, je ressentis pour la première fois la peur. La peur de l’inconnu. La peur, pernicieuse et vicieuse. Elle s’agrippa à moi, et ne me laissa d’autre choix que de m’en vêtir.

J’étais toujours debout, près de l’entrée, irradiant, puant la peur. Des regards commencèrent à se tourner vers moi. Il fallait que je fasse quelque chose, que je bouge, que je m’assois. Dans ces regards lancés, dardés, je ne trouvais que de l’hostilité. Une haine larvée, lovée, mais prête à mordre.

Je lisais le reflet de ma propre haine, de mon propre dégoût. Mes espoirs brisés comme autant d’éclats figés dans mon cœur exsangue.

Une seule table était libre, celle à côté de l’étranger qui pulsait dans mon esprit. Avec un désespoir qui faillit me surprendre je m’installai, et malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à détourner mes yeux de cet homme. Pourtant, il était tellement banal, que je suis incapable de le décrire, ses traits se perdent dans une brume épaisse et toxique. Un brouillard froid et inhospitalier.

Il ne faisait rien d’autre que de regarder sa tasse de café, devant lui. Il fixait les volutes comme si les réponses que nous cherchons tous s’y dissimulaient, et que lui seul eût détenu l’acuité nécessaire pour les discerner.

Ses lèvres bougèrent. Elles semblèrent former une phrase, mais je peux jurer que malgré le brouhaha ambiant, aucun son ne fut émis. Il releva la tête et ses yeux se plantèrent dans les miens. Ils étaient noirs comme la nuit. Une nuit sans lumière, une de celles qui laissaient voir les étoiles. Deux galaxies dans lesquelles je me perdis, à travers lesquelles je devinais la futilité de ce qui m’entourait, mais l’importance de ce que j’étais.

Comme les autres l’étaient : uniques et essentiels.

Je pus voir les fils de la Trame, et la Navette du Métier. Sans arrêt à la tâche, entremêlant vie et destins, mariant étoiles et trous noirs, réunissant elle et lui. Je distinguais au loin les myriades de bobines de destins, qui créaient une réalité dont le but se trouvait dans l’accomplissement, la réalisation, sans autre raison que d’être.

La peur disparut. A la place la résignation. Le chagrin et le regret. Mais pas le remord. Je n’en avais plus besoin. Pas plus que de cette enveloppe charnelle. Je pus enfin comprendre les mots que l’étranger avait prononcés.

« Es-tu prêt ? »

Et ce fut presque sans une hésitation que je répondis oui.

***

L’officier de police avait constaté la mort. Il n’y avait plus rien à faire. Les témoignages concordaient : une banale crise cardiaque. C’est quand même dommage… le gars n’avait que quarante ans…

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