Lettre

_aylden_r

                                                                                 23 mai 2016

Cher ami,

Voilà déjà six ans que j'ai quitté notre village, son temple, son vieux bureau de poste, ses gens usés par le temps, la rivière, le pont, et le peuplier. Notre village me manque, nos bêtises d'antan aussi. Enfin. Six ans que je vis ici, que je travaille au bureau 124, comme tu le sais si bien.

J'ai beaucoup hésité avant de t'écrire cette lettre, que j'espère tu recevras, car comme tu le sais, ici, rien n'entre, rien ne sort. Mais je me devais de te donner de mes nouvelles. J'ai donc pris quelques risques. J'ai réussi à passer la frontière sud pour donner ce courrier à une connaissance. J'ai eu très peur. J'ai très peur. Peur qu'Il l'apprenne, peur qu'ils viennent me chercher comme ils l'ont fait avec l'ancienne compagne du Guide Suprême. Une chanteuse. Une histoire pas très claire encore. Mais soyons réaliste un instant. Je suis seul. Qu'il m'arrive quelque chose importe peu. J'ai surtout peur qu'ils remontent jusqu'à toi, mon ami. Il a des yeux partout, prends garde vieux frère.

Il avait commencé par remplacer son père au pouvoir. Du jour au lendemain. Ensuite, il a augmenté les couvre-feux. Personne dehors de 18h45 à 6h du matin. Là encore, rien n'entre, rien ne sort. Puis vint l'égalité des classes. Les salaires en ont pris un sacré coup. Mais il fallait fermer les yeux. Il disait que l'État devait s'unir pour aider les plus démunis. Du temps où je ne travaillais pas encore au bureau, ma voisine avait dû déménager car elle ne pouvait plus payer son loyer. En plus, son mari travaillait aux États-Unis. Maintenant, elle habite seule dans le quartier voisin, dans un placard de 4m2, avec deux enfants. Enfin, plus qu'un depuis trois jours. Tu te demandes sûrement d'où je tiens ces informations. Du bureau 124. Après tout, Il voulait que l'on soit uni, dans l'horreur et la perte certes, mais voilà chose faite. Je vois ton regard, accusateur. Ton silence pèse tes mots. Ça me fait mal de l'avouer : du bureau 124. J'ai honte. Mais avais-je le choix ? Je ne suis pas le seul ! On est quinze dans cet enfer ! Quinze hackers… Je devais récolter des informations. Obéir, et, peut-être, essayer de les protéger… Mais après tout, à trop jouer avec le feu… Ils le savent qu'il ne faut pas téléphoner à l'étranger, ni entrer en contact, de quelque façon que ce soit, avec l'Étranger. Telle est la volonté du Guide Suprême. Il dit que les géants veulent nous « coloniser ». Ils nous ont même menacés avec le nucléaire. Le Divin les en a dissuadé. On est en sécurité.

Dans une semaine, je me marie. Mes proches, tous des « coiffés », me répètent que je suis le plus heureux des hommes, mais je n'éprouve rien de cela. Moi, j'étais amoureux, elle aussi. Il a choisi pour nous. Est-ce normal ? Tu as sans doute raison. C'est le cas partout. J'ai tort de m'inquiéter.

J'aimerais tellement te revoir, mon ami. Tes conseils m'étaient précieux. Malheureusement, je n'ai jamais reçu tes réponses. J'espère que tu vas bien.

                                                               Ton ami d'enfance, H.

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