Lettre à notre juge

geebee

Lettre à notre juge

« Monsieur le juge,

Suite au verdict et à notre condamnation injuste, nous vous adressons ce courrier qui, nous l’espérons, vous permettra de mieux cerner l’affaire ou a fortiori de l’éclairer sous un jour nouveau.

Nous le répétons : il ne faut rien voir de personnel dans le « bizutage » de Mademoiselle Stéphanie L.* Il s’agissait au contraire d’une initiation pour elle comme pour nous. Cette épreuve représente une tradition, un rite de passage ainsi qu’une marque de respect envers les anciens. D’autres « nous » avant nous. Nous ne faisions que perpétuer une longue filiation d’actes dont l’esprit s’attache davantage à la signification qu’à la forme, chaque génération ayant pu éprouver des méthodes propres à chaque époque.

Vous savez comment sont les jeunes.

Nous brûlons d’un feu intérieur si vif et dont nous sommes inconscients que nous osons, créons, agissons avec la force que nous procure la vie tumultueuse, brute et incontrôlable qui coule dans nos veines. Avec la même inconscience, nous testons les codes, nous défions les règles, nous piratons le droit. C’est la marque de notre jeunesse.

Ne vous étonnez pas si nos valeurs sont par nature différentes des personnes plus âgées et ancrées depuis longtemps dans des normes qui nous échappent. Nos valeurs se basent sur la cohésion, la fédération, ce que vous appelleriez, avec vos mots, la solidarité. Nous, nous sommes une tribu, comme une société secrète, comme une organisation sans nom où le « nous » remplace toute individualité. Comprenez bien, nous ne sommes pas des individus perdus dans le groupe. Non. Le groupe est nous et nous sommes le groupe. Le lien s’avère presque charnel. Nous faisons d’ailleurs tout ensemble, du moindre déplacement en ville, participer aux mêmes fêtes, voire jusqu’à habiter sous le même toit.

Ne vous méprenez pas. La perte de l’œil de notre camarade nous attriste profondément et nous regrettons sincèrement d’avoir expérimenté une création inaboutie à son insu. L’idée de placer un pétard dans son dessert et qu’il explose à l’ouverture du yaourt ne nous avait pas paru dangereuse. L’idée était que la charge un peu forte devait être entendue de partout dans le restaurant de l’école. Comment aurions-nous pu deviner qu’elle se pencherait à ce point sur son dessert ? Dans la somme de réflexions menées par nos cerveaux entremêlés, nous n’avions jamais anticipé pareille situation.

Devant l’esprit de corps qui nous meut et devant nos regrets, votre acharnement, lors de votre enquête, à vouloir faire éclater notre groupe et à vouloir absolument des explications sur les agissements propres à chaque membre nous est apparu malsain et propice à déstabiliser une personne fragile.

Surtout, monsieur le juge, vous ne nous avez pas entendu. Au verdict, vous nous avez nommé séparément, reconnu coupable individuellement et avez requis des peines différentes pour chacun d’entre nous. C’est un non-sens. Nous avions collectivement participé. Je le comprends d’autant moins qu’en tant qu’artificier, j’ai écopé de 18 mois dont 4 fermes quand d’autres membres ont été relâchés sans aucune poursuite.

Nous avons l’impression d’être victime d’une mauvaise blague et d’être puni, non pas au motif de blessures graves sur autrui, mais bien parce que nous représentons une autre forme d’existence. Notre modèle d’organisation en commun est victime d’un réel obscurantisme de votre part, en tant que représentant de la société actuelle plongée dans l’individualisme le plus extrémiste qui refusait de croire en la venue d’une nouvelle ère. Votre verdict est un aveu de votre conformité à des usages périmés et de votre ignorance de desseins supérieurs.

C’est pourquoi, en tout état de cause, nous ferons appel de votre décision.

Veuillez agréer, monsieur le juge, l’expression de nos salutations distinguées.

Laurent S.*

Gourou, 2ème Dan »

* les prénoms ont été changés.

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