lettre imaginaire de Claude Monet à Georges Clémenceau
danouchkas
Mon cher Georges,
Il est minuit, je suis trop énervé pour dormir. C'est demain que je vais défendre mon projet devant le Conseil Municipal. Après notre conversation houleuse de dimanche, je voulais vous expliquer pourquoi je me battrai contre vents et marées. Je ne laisserai pas les politiciens et financiers m'empêcher d'accéder à mon rêve, non plus que les paysans ignorants qui tremblent que mes plantes exotiques n'empoisonnent leur bétail.
Je veux vous rappeler le chemin parcouru depuis que j'ai découvert Giverny. Si mon cœur s'est tout de suite emporté pour cet endroit, il a été le seul. Lorsque nous sommes arrivés, les gens ne nous aimaient pas. Ils nous méprisaient, surtout moi. Pour eux, un artiste est un fainéant et ils se moquaient de moi quand j'allais peindre dans la campagne. Ils m'obligeaient à les payer pour retarder la coupe des peupliers que j'étais en train de croquer. Avec la célébrité et l'argent, la considération est venue mais pas l'amitié.
Il y a maintenant plus de dix ans que je travaille à l'aménagement de ce jardin. Je ne peux pas compter les heures où je m'y suis cassé les reins, mais tout le monde à présent le trouve admirable.
Pourtant il n'était pas beau au début... Il était étriqué, entouré de buis taillés ! Je déteste les buis taillés. Alice, qui ne les aime pourtant pas non plus, ne comprenait pas que je veuille planter un jardin de fleurs. Elle trouvait que le potager et le verger étaient plus intéressants pour nourrir toutes nos petites bouches voraces. Elle se rendait bien compte que j'avais besoin de travailler, mais n'entendait rien à ma rage de jardiner. Alice a souvent maudit notre regretté Caillebotte de m'avoir donné cette maladie, du temps d'Argenteuil.
Elle a fini par accepter ma folie jardinière. Comme vous le savez, il n'y a que sur les cyprès et les épicéas que nous ne sommes toujours pas d'accord.
C'est vrai que je me suis tout de suite plu à Giverny, mais dès que j'en suis devenu propriétaire, j'ai mis les bouchées doubles. Je suis tellement fier et heureux de mon jardin que je voudrais que le monde entier vienne le contempler! Mes toiles ne rendent que des moments fugitifs. Il faut y vivre pour profiter totalement de sa beauté. J'ai organisé les plantations pour que fleurissent ensemble les espèces dont les couleurs composent un camaïeu. Quelquefois, je regrette que l'argent m'ait permis d'avoir un jardinier à demeure. Le pauvre, je ne le laisse pas en paix. Il faut que je supervise tout. Rien ne m'échappe. Je repère la moindre fleur fanée et exige qu'elle disparaisse. Je rectifie les formes, change les perspectives. Nous avons de rudes discussions où il prétexte sol calcaire, espacement et où je lui réponds couleurs, densités, textures. Je suis content d'avoir plus de temps pour peindre, mais je n'arrive pas à lui faire totalement confiance. Mon jardin est devenu l'essence de mon œuvre. Maintenant que presque toutes les rives de l'Epte et du Ru sont des propriétés privées, il n'y a plus que là où je sois en paix. Je peux rester des heures à regarder, m'imprégner, sentir, humer. Je deviens les fleurs et les couleurs et je sais ressentir les caresses du vent et du soleil pour les faire vivre sur ma toile. Je porte un jardin en moi, je vis à son rythme et ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu'il devienne entièrement réel.
Je ne suis pas musicien, mais j'ai voulu que mon jardin ressemble à un concerto, qu'il y ait du rythme, des alternances, des contrastes qui s'appellent et se répondent. J'ai besoin que le chemin qui mène au bassin soit, pour l’œil, un bonheur de tous les instants. Vous semblez vous-même émerveillé des harmonies cramoisies, fauves et safran des pavots. Quoique mon jardin semble désordonné, il est aussi étudié qu'une partition pour fleurs et feuillages.
Je n'en méprise pas pour autant mon potager et mon verger, vous connaissez ma gourmandise et vous savez que pour rien au monde je ne sacrifierai mon jardin d'herbes fines, ni mes aromates. Je suis content également d'avoir planté mes cerisiers et mes pommiers du Japon qui sont magnifiques au début du printemps.
Je vous raconte mille choses que vous savez déjà, mais c'est pour vous faire comprendre mon sentiment quant à cet agrandissement du bassin. Vous voyez bien qu'il est trop rectiligne pour pouvoir enflammer la rétine. Il me faut incurver les bords pour que cette surface, à force de détours et de quinconces, donne l'impression d'être infinie. Je veux pouvoir croire que le reste du monde est aboli, que seule cette symphonie de couleurs existe.
Le jour où j'ai eu l'idée de faire construire le pont japonais, qui était représenté sur une de mes estampes, j'ai été pris d'une frénésie d'action insensée. Je trouvais que les travaux étaient trop longs; si j'avais pu le construire moi-même, je l'aurais fait. J'aurais œuvré jour et nuit tellement j'étais impatient d'avoir l'immense joie de m'appuyer sur sa balustrade pour contempler mes nymphéas.
Pour l'instant le pont est léger et aérien, mais je veux qu'il soit bientôt recouvert de glycines roses et blanches. On n'apercevra presque plus le ciel à travers ma forêt de bambous. Les rives seront envahies d'iris. Sur les pelouses on verra des touffes d'agapanthes, de rhododendrons et d'azalées du Japon. Des roses minuscules tomberont en cascades. Mes saules pleureurs s'abandonneront au-dessus des nymphéas jaunes, blancs, roses et mauves.
Il est dans ma destinée d'aimer ce bassin plus que tout puisqu'il allie mes deux sujets de prédilection. Ne me suis-je pas toujours partagé entre la peinture des marines et celle des jardins ? Un jardin d'eau est la réponse à tous mes désirs. Lorsque vous imaginez qu'en plus j'y peux faire pousser les délicates fleurs japonaises, vous imaginez bien que je n'aurai de cesse de l'agrandir à l'infini.
Rien ni personne ne pourra plus jamais m'empêcher de rester des heures durant à étudier la lumière. Si je peux aménager mon jardin tel que je le désire, les années se chargeront de modifier la lumière au travers de l'épanouissement de mes différentes plantations. Plus mes arbres pousseront et plus ma palette s'assombrira. Dans les premières années j'irai vers les couleurs solaires de ma jeunesse, celles que j'ai découvertes en Algérie : les roses, les jaunes, les ors pour atteindre la palette des bleus. Je me promets tant de joie pour le regard que je ne saurais abandonner jamais ce projet.
L'autre bonheur qui se rattache à cette résolution, c'est mon âge. Ne vous récriez pas, j'approche de la soixantaine et j'apprécie de plus en plus de retrouver les miens quand j'ai fini de travailler. Savoir qu'Alice m'attend avec un plat mijoté et que la tablée sera bruyante d'enfants et d'amis me donne encore plus de cœur à l'ouvrage, si c'est possible. Je n'ai plus tellement envie de voyager, ou du moins ni au printemps, ni en été, quand mes parterres resplendissent de soleil.
Je veux, le matin, pousser mes volets et voir mes fleurs s'ouvrir et agiter leur corolle pour faire tomber la dernière goutte de rosée. Je veux deviner au loin mon jardin d'eau frémissant du vent léger.
Pour améliorer mes chances, j'ai promis à la mairie de prendre en charge l'assainissement des marais si on me laisse détourner le cours de l'Epte. Les finances locales seront peut-être bienveillantes pour cette promesse.
Je pense que si je parviens à mener à bien ce projet, il fera partie de mon œuvre et sera peut-être même mon chef d’œuvre.
Je compte sur votre visite dimanche en quinze. Si vous voulez voir le jardin à son apogée, ne tardez pas trop, car sinon quelques endroits seraient déjà défleuris. Je vous raconterai le résultat de mon discours devant vos pairs.
Alice se joint à moi pour vous redire toute notre amitié et vous prier de venir pour le déjeuner.
Claude Monet
coup de coeur pour cette belle chronique colorée du peintre jardinier,
· Il y a environ 13 ans ·il nous manque que les Nymphéas ou les Glycines en photos liées
sophie-dulac