L'évadé

Christel Belle Des Champs

Quel chambardement !
Le chamboule tout d’une vie. Le chamboule tout de sa vie.
Ces quatre murs, ce sol, ce plafond qu’il a appris à connaître par cœur. Leur texture, leur touché, leur couleur, uniformément gris sans espoir. Jusqu’à la fin de ses jours, il les verra, car ils sont gravés à jamais dans sa mémoire.

Au début, comme les prisonniers, il comptait les jours. Un repas par jour, alors une petite encoche sur la porte par gamelle déposée.
Au début, la gamelle aussitôt déposée était aussitôt avalée. Et puis il a appris. Appris à mieux gérer le temps. Appris à tromper son estomac qu’il a fallu habituer à sa maigre ration.
Il a fallu se structurer dans cet enfermement, dans cette pénombre, dans cette odeur. Il devinait l’heure du jour ou de la nuit aux maigres rayons de lumière qui filtraient par le plancher du dessus. Sa cellule, pièce borgne, de trois mètres sur trois, avait pour unique issue une porte, gardée en permanence par un soldat armé. Et l’odeur de latrine, son odeur, omniprésente, dont on ne lui a même pas fait grâce.
Se structurer pour ne pas perdre pied. Et accepter des deuils. Ne plus pratiquer sa langue maternelle. Accepter l’absence de dialogue avec ses geôliers, mais nourrir sa pensée intérieure. Structurer son monologue intérieur pour se secourir. Se porter assistance à soi-même. Un nouveau concept. Son fonds de commerce, désormais.

Réapprendre tout ce qu’il a su un jour, ré-exploiter tous les savoirs, toutes les sensations, toutes les émotions vécues pour faire face à ce vide sidéral. Et ne pas tomber dans l’état de bête. Faire mentir Freud et rester maître chez soi. Rester maître de ses pensées et rester Homme.
Eux, ils auraient bien aimé le voir sombrer. Enfin, peut-être. Au fond, il n’en sait rien. C’est ce qu’il se disait pour nourrir sa rage. Alors il relevait la tête et reprenait ses exercices.

Les assouplissements d’abord. Les postures de yoga pratiquées autrefois, durant sa jeunesse. Durant sa période Françoise. C’est elle qui l’avait initié. Le salut au soleil, la respiration, narine droite inspiration, narine gauche expiration.
Puis le footing, sur place. Accélérer le rythme cardiaque, maintenir la machine en bon état de marche. Puis les pompes pour ne pas trop perdre de masse musculaire malgré la nourriture pauvre en tout.
Après le corps, l’esprit. Les poèmes et les fables qu’il a fait ressurgir de sa mémoire. Par la méditation, par bribes éparses, des vers, des noms de personnages, d’auteurs sont revenus à la surface.
Et puis l’allemand. Il l’avait appris à l’école et ne l’avait plus pratiquée depuis 40 ans. A force de concentration, il a retrouvé le vocabulaire, les conjugaisons, les règles d’accord. Ainsi, il conjugue l’auxiliaire être au présent : ich bin, du bist, er ist, wie sind, ihr seid, sie sind. Et puis aus bei mit nach zeit von zu, les prépositions suivies du gérondif. Et die Frau, das Mädchen, der Mann, das Bett, die Tür. Möglich, unmöglich. Das ist möglich.
Un jour, sa concentration était telle, son immobilité totale, qu’un garde est rentré précipitamment dans sa cellule pensant qu’il était mort. Il lui a fait comprendre que non, non, il allait bien. Il ré-flé-chi-ssait. Un truc de dingue ! Justement, il ne l’était pas, dingue.

L’esprit humain est d’une puissance formidable. Des réminiscences sont survenues de tous ses cortex. Sans ce chamboule tout de sa vie, jamais il n’aurait pris conscience de la force de son esprit. Aujourd’hui, il en est persuadé. La grande majorité de l’Humanité ne mesure pas les capacités dont elle dispose. La force et le pouvoir de décision sont en chacun de nous. Aujourd’hui, il en est certain. Lui, il a juste eu la chance d’exercer ce pouvoir spirituel, cette maîtrise totale.

A un moment, il a regretté d’avoir cessé de compter les gamelles et marquer les encoches. Pendant un temps, il a perdu le fil. C’était la période où un cafard l’avait distrait. Rentré par n’importe quel interstice, l’insecte avait diverti ses jours. Il l’observait au plus prêt, dans ses déplacements, ses planques, ses toilettes de chat, ses fuites. Toujours il le rattrapait, le cachait dans sa main. Ses chatouillis le rassuraient. Un jour, il l’a même mis dans sa bouche, mais il n’a pas croqué, ni avalé. Lorsqu’il l’a recraché, il lui a semblé lire de la gratitude sur la face de l’insecte infâme. Le lendemain, lorsqu’il s’est réveillé, le cafard avait disparu de la cellule.

Il s’en est voulu de cette période cafard. Alors il a repris le décompte des gamelles et les encoches sur la porte. Et il a renoué avec sa mission : se porter assistance à soi-même. Dompter ses pensées. Rester maître chez soi. Trouver la solution. Chercher l’issue.
Das ist möglich. Das ist möglich.

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