L'EVIDENCE

Myriam Salomon Ponzo

L’EVIDENCE

 

 

Plus l’amour est nu, moins il a froid.

John Owen.

Par un matin frileux, je me lève et la maisonnée est encore silencieuse.

Ma fille dort aux pays des fées.

J’ai encore sommeil mais les soucis m’empêchent de me rendormir.

Je m’extirpe de ma couche encore chaude en posant doucement mes pieds sur la descente de lit.

J’ai l’impression que la journée ne va pas être bonne. Encore…

Je vais me faire un café et pendant que la cafetière préchauffe, je regarde par la fenêtre, dont je ne ferme jamais les volets.

Au-dehors, la nuit n’est pas terminée.

De l’autre côté de la rue, le magasin d’alimentation accueille ses premiers clients ; des ouvriers qui partent tôt au travail et qui s’arrêtent pour acheter leur casse-croûte quotidien.

Le ronron de la cafetière stoppe. J’enclenche le bouton de mise en route et un bon breuvage couleur caramel foncé coule dans ma tasse préférée ; une tasse ornée d’un chat ; ébréchée ; mais je l’aime trop pour en prendre une autre plus belle ; question de rituel. Je l’emporte au salon et m’assieds dans le canapé pour la déguster dans la pénombre de la pièce éclairée par les lumières publiques.

Il fait si calme que j’entends la respiration de mon enfant que j’aime tant.

Je ressasse ma situation et n’entrevois aucune solution. Je reste un long moment là.

Le temps semble suspendu.

Seul le passage des premières voitures me fait penser que l’heure avance, où il va falloir commencer la journée, une de plus pendant laquelle je vais encore me demander ce que va être ma vie désormais.

Plus de place pour l’amour hormis celui de ma fille.

Que c’est pénible de n’avoir personne à aimer.

Je parle d’un homme évidemment.

Un homme sur qui je puisse poser ma tête avec apaisement le soir.

Des années que plus personne ne me prend ainsi dans ses bras pour juste m’apporter du réconfort et de la tendresse.

Des années que je ne suis qu’une mère.

Mais une mère, c’est aussi une femme.

Et cette femme est morte en moi.

J’aime par-dessus tout mon rôle de mère mais j’étouffe, oui j’étouffe de ne pas exister en tant que femme, en tant que maîtresse d’un homme qui m’aimerait comme il se doit.

Je ressasse tout cela et désespère en me disant que je me fane comme une fleur à qui l’on aurait oublié de donner de l’eau pour vivre.

Je suis là, dans mon vase à végéter sans même plus personne pour me remarquer.

C’est alors que j’entends en moi un appel.

C’est étrange, ce son je ne l’ai jamais entendu et pourtant il me semble familier.

Je me lève, regarde à travers les vitres du salon.

Rien.

Je vais voir à la chambre de ma fille, rien non plus.

Une force irrésistible me pousse à aller voir dehors ce qui se passe.

J’ouvre la porte d’entrée.

Une lueur orangée inonde l’espace.

Je me mets à marcher dans la rue qui n’en est plus une. Je suis sur une plage de sable.

La pleine lune exerce son attraction sur la mer et des vagues viennent lécher mes pieds nus. Je suis sortie si vite que j’ai oublié de me chausser.

L’eau est tiède.

Une légère brise me souffle dans les cheveux et une plus grosse vague me mouille jusqu’aux cuisses, ce qui me fait reculer un peu brusquement.

J’aperçois une bouteille qui danse à la surface. Je la saisie et à mon grand étonnement elle contient une feuille de papier. Je l’ouvre et sors le papier.

Certainement des gamins qui ont dû jouer aux pirates à la recherche d’une carte au trésor enfoui depuis des années. Tiens, je vais regarder me dis-je, cela me distraira au moins. Je rapporterai la bouteille et son mystérieux message à ma fille.

Au prime abord, le papier ne semble pas récent, ce qui m’intrigue un peu. Il n’est pas non plus très vieux, tout au plus une vingtaine d’années.

Je le déroule.

Un message, court, sobre et précis : «Je t’attends».

Tout à coup ma vie bascule.

Je sais, j’ai toujours su, comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte plus tôt.

Cette écriture qui a toujours fait battre mon cœur, toutes ces cartes reçues des quatre coins du monde depuis toutes ces années, avec toujours la même portée affective et pleines d’attention.

Cette écriture, c’est celle que je connais le mieux au monde.

C’est la sienne, c’est la mienne, c’est la nôtre.

Alors, je me mets à courir à en perdre haleine.

Je remonte la plage comme un cheval au galop, je me retrouve dans la rue du village, je repasse la porte de chez moi, je monte quatre à quatre les marches et arrive le souffle coupé au salon.

Pas besoin de détailler le visage, je reconnaîtrais la vigueur de ses bras les yeux fermés.

Aucun mot n’est prononcé.

Nous étions certains qu’il s’agissait de l’ÉVIDENCE.

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