Levons nos verres !
laure-morganx
28 JUIN 2003 :
- TU VOIS CE QUE JE FAIS DE TA ROBE DE PUTE, ÇA T'APPRENDRA À AGUICHER LES COMMERÇANTS DU QUARTIER !
Marty, la fourchette en suspend, écoute. A ses côtés, sa petite sœur, Mora, a les larmes aux yeux... Il la prend dans ses bras.
- Chut, c'est rien. Des histoires de grandes personnes.
Il la soulève. La petite pose sa tête sur son épaule et il avance dans le couloir. Leur chambre est juste avant celle, ouverte, des parents. Le dos de son père envahit l'embrasure.
- QUAND AS-TU ACHETÉ CE CHIFFON ?
La voix plaintive de sa mère répond :
- La semaine dernière, elle est à la mode. Tu, tu l'avais trouvée jolie.
- JOLIE ? POUR UNE PROSTITUÉE SÛREMENT ! TU AIMES ÇA MONTRER TON CUL À TOUT LE MONDE ?
- Non, non, elle arrive juste au-dessus du genou.
- BEN VOYONS ! ELLE NE MONTRE PAS TES FORMES PEUT-ÊTRE ? ENFIN LÀ, ELLE NE MONTRE PLUS RIEN, TU POURRAS L'UTILISER POUR FAIRE LA POUSSIÈRE ! COMMENT AS-TU PU ? ET AVEC L'ARGENT DE QUI ? HEIN ? QUI RAMÈNE L'ARGENT DANS CETTE MAISON ?
- Chéri, s'il te plaît...
- ALORS ÇA TE PLAÎT DE RESSEMBLER À UNE PUTE ? ET BIEN JE VAIS TE TRAITER COMME TELLE !
- NONNNN !
Ce hurlement déchire le cœur de Marty. Mora s'agite. Il la repousse, doucement, vers son épaule. Encore quelques pas, leur chambre est en face. Il ne veut pas regarder pourtant il aperçoit sa mère de biais. Ses cheveux sont défaits, son regard est fuyant. Elle est en culotte. Des lambeaux rouges gisent au sol.
Son père la saisit d'une main par les cheveux et de l'autre par le cou. Terrorisée, le visage dégoulinant de mascara, elle obéit impuissante. Elle se retrouve à genoux. Il dégrafe sa braguette. Marty voudrait fermer les yeux très forts mais il croise son regard, celui, terrible, d'une mère, d'une femme humiliée, mortifiée, souillée. Elle sait que son fils est là, figé. Mora se contorsionne. Il court, le couloir couvert de moquette atténue le bruit de ses pas. Il ferme la porte.
Il est assis par terre. Le silence dans la maison est plus angoissant que les cris. Mora lui tend une poupée. Il la triture nerveusement et finit par lui arracher la tête. Sous le choc, il fixe le cadavre Bella qui sourit.
- NON ! Mora, ne pleure pas ! S'il te plaît !
Marty tend les bras dans la nuit et ouvre les yeux. Les fenêtres sont ouvertes, la chaleur est étouffante, pourtant il frissonne. Il tente de reprendre ses esprits. Il n'a plus 8 ans. Sa main palpe l'autre côté du lit. Personne. Après un bref instant de panique, il sourit dans l'obscurité. D'ici quelques heures, il dira oui à Kayla. Son enfance est loin derrière même si, par des nuits caniculaires, elle ressurgit plus réelle que jamais.
25 JUIN 1976 :
Dans l'obscurité brûlante de la chambre, Éloïse ressent son corps meurtri. Un goût nauséeux persiste dans sa gorge. La veille, elle s'est brossée les dents sauvagement, ses gencives ont saigné. Mais le liquide épais s'est imprégné dans chacun des pores de sa bouche à tout jamais. Ses yeux sont désormais secs et irrités, elle se sent vide. Lorsque ses paupières se ferment, elle revoit son fils, Marty, dans le couloir. Il ressemble à son père. Un visage d'ange, des yeux bruns charmeurs, il est le Georges juvénile, du temps où il n'était pas un monstre. Elle avait aimé cet homme élégant, toujours tiré à quatre épingles. Il se destinait au métier de banquier. Il avait fait forte impression lors des présentations avec ses parents.
Elle n'a rien vu venir jusqu'à la naissance de Marty. Avec le recul, elle se souvient de remarques anodines, sur sa tenue, ses amis, son langage. Puis Martin était né, la fierté de son père ! Les allusions se sont faites plus fréquentes, les suggestions sont devenues des ordres, il exigea qu'elle arrête de travailler au salon de coiffure et sans s'en rendre compte, leur magnifique maison devint sa prison.
Ses mains se crispent sur sa chemise de nuit moite. Quand a-il commencé à lever la main sur elle ? Elle se rappelle, avec effroi, de ses gestes sans conséquence, un bras un peu trop serré, une gifle aussitôt regrettée : « Pardonne-moi mon amour, mais tu comprends, tu m'as agacé, ça ne se reproduira plus ! ».
Sa mère avait eu ses paroles glaçantes de réconfort :
- C'est un homme, ma chérie, le chef de la famille. Georges est un homme important avec de lourdes responsabilités, mets-toi donc un peu à sa place ! Et puis de quoi te plains-tu ? Tu vis dans le luxe, que serais-tu devenue sans lui ?
Hier, Marty a arraché la tête de la poupée de Mora qui s'est mise à crier au moment où Georges la jetait sur le lit après avoir joui tout son saoul. Il a ouvert la chambre avec fracas et a éclaté de rire. Il a conduit son fils au salon en plaisantant : « On ne décapite pas les femmes, elles peuvent être utiles ! ». Il lui a servi un verre de vin pendant qu'elle consolait Mora.
Sa vie se résume à ça : éviter ou subir les esclandres de son mari.
Eloïse se lève. Elle a trop chaud. La lumière jaune inonde la salle de bains, signe indéniable de richesse : un lavabo immense bleu nuit ainsi qu'un bidet et une grande baignoire assortis.
Elle se rafraîchit, noue ses cheveux en un chignon austère comme l'exige Georges. Son cou gracile est marbré de rouge. Le haut de ses bras est couvert de bleus. Le fond de teint et une tenue appropriée les masqueront habilement, question d'habitude.
28 JUIN 2003
Une nouvelle journée de canicule s'annonce. Une merveilleuse journée. Dans la cuisine, Marty entend des rires étouffés. Il rejoint ses beaux-frères, les jumeaux Hyacinte et Valéry, attablés devant leurs bols de céréales.
- Alors le futur pendu ? Heu, je veux dire Marié ! Bien dormi sans ta promise ? s'exclame Valéry.
- H0 oui, j'ai hâte d'y être !
- J'espère bien, réplique Hyacinthe, manquerait plus que tu ais des doutes après tant d'années de vie commune. De toute façon, de nos jours, plus personne ne dit « qu'il parle maintenant ou se taise à jamais ! », donc t'as de la veine !
- Pourquoi ? Tu crois que quelqu'un s'opposerait au mariage ?
- Un blanc bec comme toi qui épouse une déesse africaine ? Ben oui, et pas qu'un seul ! A peu près tous les mecs avec qui elle bosse ! Quand est-ce que Syd arrive ?
- C'est ma mère qui l'amène, répond Marty, en fin de matinée.
- J'ai hâte de voir notre neveu en costume, il va faire de l'ombre à son père.
- A ses oncles aussi !
- T'hallucines ou quoi ? Personne peut nous faire de l'ombre ! Ton petit café au lait n'atteindra jamais la classe d'un éphèbe noir ébène...
- La sonnette de l'entrée les interrompt. Marty, surpris, jette un œil à l'horloge sur le mur.
- Ben dis donc, belle maman est matinale ! Son fils chéri se marie ! fit Valéry en se levant pour aller ouvrir.
Il se retrouve face à une femme d'une maigreur extrême qui le dévisage, cigarette au bec.
- Oui ?
- Je suis bien chez Martin Meunier ?
- Oui, qui le demande ? Si c'est pour l'épouser, il est presque déjà trop tard !
- Hum, non pas vraiment, répond l'inconnue en soufflant la fumée, c'est pas trop mon style, je préfère les vagins. Je suis Mora.
- Mora ? répond Valéry perplexe, puis soudain, son visage s'éclaire. Non ! Mora ? La petite sœur ?
- Oui, c'est ça et toi tu dois être un des jumeaux ? Marguerite ou Pissenlit ?
- Non, moi je suis celui qui a un nom de fille, Valéry, c'est mon frère qui a un nom de fleur, Hyacinthe.
- Ouais, enchantée, je peux entrer maintenant ?
- Sans la cigarette oui, je vais prévenir ton frère.
25 JUIN 1976
Assis devant son bol fumant et ses tartines de pain beurré, Marty mâchonne. Il fixe obstinément la nappe. Éloïse est désemparée. C'est si difficile. Il ressemble tant à son père, elle a parfois l'impression qu'il ne l'aime pas. Elle reporte toute son affection sur sa petite fille, si câline, avec ses grands yeux verts, ses cheveux châtain clair comme les siens avant ses deux grossesses. Elle se reproche souvent ses sentiments vis à vis de son fils. Il n'est pas Georges, elle le sait, mais il va le devenir. La poupée décapitée n'est qu'un début. Un jour, il se mariera à une fille ravissante et il fera son malheur, c'est dans sa nature. Tel père, tel fils. Elle veillera, par contre, à ce que Mora ne fasse pas les mêmes erreurs qu'elle.
Georges rentre dans la cuisine, impeccablement vêtu, en chemisette blanche amidonnée. Il fouraille les cheveux de Marty gaiement puis embrasse sa femme dans la nuque. Elle frissonne. Il prend ça pour du plaisir. Il la complimente sur sa tenue, une robe longue droite, blanche et grise, boutonnée jusqu'en haut du col. Elle blêmit, pose la main sur son cou et se lève pour lui servir le café.
Marty s'apprête à porter son bol dans l'évier. Son père l'interrompt. « C'est un travail de bonne femme ».
Quelques minutes plus tard, Georges est prêt à partir. Il saisit les clés de sa Peugeot 504 coupée grise, sa fierté, après son fils, et lance un « à ce soir tout le monde » enjoué avant de claquer la porte. Éloïse pousse un soupir de soulagement.
Après avoir conduit les enfants à l'école, elle respire. Elle est libre, libre de s'enfermer chez elle, astiquer, brosser, lustrer, jusqu'à ce que mort s'en suive. A peine arrivée, elle va chercher, enfoui au fond de son placard, près de sa plaquette de pilule, un jean court qu'elle enfile avec plaisir. Son mari ne rentre pas ce midi. Elle peut rester en pantalon jusqu'à ce qu'elle aille chercher ses enfants. Si elle va les chercher. Elle pourrait tout aussi bien les oublier. Elle pourrait fouiller dans la boite à pharmacie et avaler tout ce qui lui passe sous la main ou prendre un bain, quand sa peau sera molle et tendre, elle emprunterait une lame de rasoir à son cher époux et s'endormirait définitivement dans l'eau écarlate. Quitte à être en Enfer, plutôt être morte que vive. Puis, elle imagine la suite. Georges la découvre. Mora la remplace dans la maison et ne tarde pas à subir les brimades de son père bientôt imité par son frère. Elle maudira sa mère défunte. Ces sombres pensées lui permettent de survivre, un jour après l'autre. Elle part de sa mort dont elle maîtrise le quand et le comment jusqu'au quotidien de sa fille sans elle. Elle doit vivre, pour elle.
Elle vide la machine à laver lorsqu'un bruit de moteur la fait sursauter. Elle court à la fenêtre, prête à sauter hors de son jean et est soulagée de voir Claude sortir de sa 2CV. En tunique multicolore ultra courte, elle porte d'immenses lunettes de soleil ainsi qu'un énorme chapeau qui recouvre ses cheveux rouges trop courts.
- Ma chérie, comment vas-tu ? Mon dieu, il fait aussi chaud dedans que dehors. Tu te rends compte que nous sommes en train de battre tous les records de température depuis plus d'un siècle ? Tu es toute seule j'espère ? Oui, sûrement, je n'ai pas vu le carrosse de monsieur garé devant...
Éloïse est toujours ébahie par le flot discontinu de paroles qui sort de sa bouche. Elle l'a connue au salon de coiffure. Au sujet de son prénom, elle raconte à qui veut l'entendre qu'elle est la plus grande (1m78) déception de son père qui, après six autres filles, l'a affublée du prénom qu'il destinait à son fils jamais né. Veuve d'un notaire fortuné, volubile et excentrique, Éloïse l'a appréciée au premier regard. Georges la déteste cordialement et ne la supporte que grâce à son rang dans la société.
Claude observe son amie étendre le linge. Elle raconte ses déboires capillaires qui conduisirent à des cheveux un peu trop courts et surtout très rouge !
- J'assume, le rouge me va bien au teint. Et que penses-tu de ma tunique ? Si tu savais combien je bénis les hippies et leur mode ! J'ADORE !
Eloïse s'installe enfin près d'elle.
- Bon, ma chérie, si nous parlions sérieusement ? Depuis combien de temps, ça dure ? Oh non, ne fais pas cette tête voyons ! Ton fond de teint coule sur ta chemise, mon dieu, c'est affreux ! De toute façon, j'ai toujours eu des soupçons ! Ton Georges est une ordure, c'est pas un scoop.
- Il n'est pas toujours comme ça...
- Non parfois, il est juste con.
28 JUIN 2003
- Mora ! Quelle bonne surprise !
Le ton n'y est pas. Marty se mord la lèvre tandis que les jumeaux s'éclipsent pour soi-disant se préparer.
- Vraiment, fait Mora en levant un sourcil, tu n'es pas très convaincant.
- Toujours aussi incisive sœurette, effectivement, je suis plus surpris qu'enchanté.
- Tu m'as invitée pourtant.
Marty s'éloigne un peu de la table pour l'observer. Malgré sa maigreur extrême, sa sœur est une belle femme d'un peu plus de trente ans. Elle a de longs cheveux châtains et de grands yeux verts, ceux de sa mère. Elle saisit une cigarette qu'elle garde entres deux doigts aux ongles peints en noir.
- Je ne pensais pas que tu viendrais.
- Ho ! C'est donc ça ! Tu invites les gens pour qu'ils ne viennent pas.
- Cela fait des années que je n'ai plus de nouvelles de toi à part par maman.
- Et oui, notre chère mère ! L'amour maternel incarné ! C'est qu'elle s'accroche la vieille ! Elle s'est même mise aux mails, je crois que j'y suis pour quelque chose.... Elle est capable de m'inonder de messages jusqu'à ce que je réponde. Il faudrait qu'elle pense à couper le cordon un jour, tu ne crois pas ? Ah ben non, pas avec son chouchou, c'est sûr...
- Si tu es venue pour remettre ça sur le tapis, tu peux partir immédiatement ! Je ne veux pas avoir cette conversation, surtout pas aujourd'hui !
- Et lui, tu l'as invité ?
- Qui ça ? Marcel ? Ben oui, c'est notre beau-père et il est très gentil.
- Je ne parle pas de Marcel le bof.
- LEBOEUF, Marcel Leboeuf, Mora. Tu veux parler de notre père ? Pourquoi l'aurais-je invité ?
- Pour qu'il ne vienne pas tiens !
Marty se crispe.
- Alors c'est ça, tu es venue gâcher cette belle journée.
- Comment va Kirikou ?
- Ne l'appelle pas comme ça ! Il s'appelle Sydney, tu entends : SYDNEY !
- Ho ça va ! Si je ne peux plus plaisanter à propos de mon neveu.
- Ton neveu ? tu l'as vu combien de fois en trois ans, rappelle-moi ?
Marty tremble de colère.
- Et toi, comment vas ta copine ?
- Ma copine ?
- Oui, tu sais bien, la seule qui compte pour toi, Cocaïne, Héroïne... Son nom m'échappe !
- Ça va faire 1 an qu'on est séparé.
Le ton de Mora est acide, ses yeux fustigent son frère, elle continue :
- C'est pour ça que je suis venue à ton mariage. Ma psy, qui n'a pas que des bonnes idées, m'a dit que ce serait le bon moment pour renouer des liens familiaux. Je fume des bédots de temps en temps et c'est tout.
Marty la fixe, incrédule.
- Si ce que tu dis est vrai, je te félicite, ça n'a pas du être facile.
- Surtout toute seule.
- C'est toi qui l'a voulu.
- C'est pas faux.
Mora s'assoit. Elle pose sa cigarette et grignote quelques céréales. Marty l'observe plus attentivement. Son teint est moins brouillé. Ses dents ont été soignées. Peut-être dit-elle la vérité.
- Alors, comme tu vas mieux, tu es venue foutre le bordel à mon mariage ? reprend-t-il d'un ton plus enjoué.
- Tu sais bien que je ne suis pas douée pour les relations humaines, encore moins fraternelles, dit Mora, la bouche pleine. Je ne sais pas pourquoi je suis venue. Parce que je fais confiance à ma psy, je suppose. Mais quand je suis arrivée, que je t'ai vu avec les Dupond et Dupont black, si heureux... Tout est tellement parfait dans ta vie, frérot ! Je sais pas, je me suis sentie en colère.
- Tu es toujours en colère ! Et tu trouves vraiment que tout est parfait dans ma vie ? Je vis tous les jours avec les démons de notre enfance ! C'est ça que tu appelles parfait ?
Mora hausse les épaules.
- Toi, au moins, tout le monde t'aime. Même papa t'aime !
- Pardon ?
- Quand j'ai été le voir, il n'avait que toi à la bouche. Marty par ci, Marty par-là ! Si tu avais voulu, il t'aurait tout donné. Moi non. Il s'en fout de moi.
- C'est pas un scoop. Il n'aime pas les femmes. Il est alcoolique, violent et misogyne !
- Il est malade, tout comme moi, Marty et puis il ne buvait pas quand il était avec maman.
- C'est lui qui t'a dit ça ? Il t'a menti, Mora, il buvait, tous les soirs et il me faisait boire aussi.
Mora le dévisage, incrédule.
- Mais quand es-tu allé le voir ?
- Juste avant d'entamer ma cure, j'avais toujours redouté ce moment mais j'avais besoin de vider mon sac et en fait, j'ai rien dit, je l'ai laissé parler. Tu sais qu'il est remarié ?
- Non, Mora, je l'ignorai. Je l'ai jamais revu depuis, tu sais...
- Elle n'a pas l'air malheureuse.
- Qui ?
- Sa femme.
- Elles sont douées pour se cacher du regard des autres, Mora. Ces femmes sont de véritables caméléons, heureuses à l'extérieur, détruites à l'intérieur.
- Ces femmes ?
- Les femmes battues.
- Et pourquoi elle reste si elle est si malheureuse ?
- Par peur des représailles, par honte, parce qu'elle croit qu'elle ne mérite que ça, par manque de ressource et pour plein d'autres raisons qui nous échappent je pense.
- Parce que toi, tu sais.
- Oui. Maman l'a vécu, il lui a fallu beaucoup de courage pour partir et une grande motivation.
- Ah oui, toi ! Son chouchou.
- Arrête de dire ça, c'est faux.
- Vraiment ?
Marty ne répond pas. Il en a assez des reproches de sa sœur. Elle en veut au monde entier et à sa mère et lui en particulier. Il tente une autre approche :
- C'est étrange, tu trouves des excuses à notre père qui n'en mérite aucune mais tu accables toujours autant maman. Pourtant c'est elle qui était à l'hôpital quand tu as fait ton overdose, c'est elle qui t'a sauvée la mise plus d'une fois avec la police, c'est elle que tu as volée pour te procurer ta came ! Et encore elle qui t'envoie des messages jusqu'à ce que tu répondes et probablement de l'argent !
- C'est elle qui nous a fait vivre dans la misère parce qu'elle refusait l'aide de papa, elle ne voulait l'aide de personne d'ailleurs ! Elle, qui n'en a eu que pour son MARTY toute notre enfance, elle qui s'est barrée en détruisant notre père et moi par la même occasion sans chercher à l'aider. C'est vrai qu'à l'époque, l'alcoolisme n'était pas considéré comme une maladie mais si elle l'aimait, elle aurait dû rester !
- Papa n'a JAMAIS voulu aider maman, il l'aurait laissée crever après leur séparation. J'en ai marre d'avoir toujours cette conversation, Mora. Et quoi, elle aurait dû subir les coups de son mari pour que tu puisses avoir une voiture à 18 ans ?
- Papa est malade ! Comme moi !
- Il y a maladie et maladie, Mora. L'alcool, la drogue, sont des maladies certes, mais les victimes ne sont pas celles que l'on croit. Tu te détruisais volontairement Mora ! Tu n'es pas que victime, tu es également bourreau ! Tu nous as fait du mal. Maman s'accroche, moi, j'ai renoncé, et c'est la meilleure chose que j'ai faite ! La vérité fait mal sœurette, mais je n'allais pas mourir avec toi, j'ai une femme, un petit garçon, j'ai choisi la vie. J'ai toujours choisi la vie depuis ce soir-là.
25 JUIN 1976
Éloïse a remis son costume de femme au foyer parfaite. Elle trottine en direction de l'école. Sa conversation avec Claude l'a revigorée. Elle n'est plus seule. Bien sûr, Claude ne comprend pas sa décision de rester. Mais Eloïse ne peut pas laisser ses enfants, quant à partir avec eux... Elle ne possède rien, tout appartient à son mari.
- Tu n'as qu'à ouvrir un compte bancaire et mettre de l'argent de coté, lui a-t-elle dit.
- George ne me laissera jamais faire !
- Et la police ?
- C'est impensable, que vaudra ma parole de femme face à des policiers hommes ?
Eloïse sait que personne ne la croira. Ils sont mariés.
- Chérie, il faut te battre, c'est le moment, les temps changent, tu n'as pas entendu parler du mouvement de libération des femmes ? Benoite Groult, Simone Veil... ?
Elle ignore tout de la première mais elle connaît Madame Veil, elle l'admire infiniment. Cependant Eloïse reste une femme au foyer sans ressource qui dépend entièrement de son mari.
- Alors divorce, insiste Claude.
Il n'acceptera jamais et que se passera-t-il après ? Il ne me laissera pas en paix. Non, je dois rester. Je dois protéger Mora, protéger mes enfants.
Claude est à court d'arguments.
- Je serai toujours là pour toi, ma chérie, appelle-moi en cas de besoin.
Éloïse aperçoit ses enfants et distingue le directeur derrière eux. Que se passe-t-il ? Sur sa gauche, un camaïeu de couleurs vives attire son regard. Une énorme dame noire en boubou tient fermement la main d'une petite fille. Elle n'a pas traversé la rue que la dame fond sur elle, tel un ouragan de fureur. Elle ne comprend pas un traître mot. Un fort accent africain couplé à un débit bien trop rapide la laisse pantoise. Le directeur court à sa suite en hurlant : « calmez-vous ! », la petite fille crie « mama ! ». Éloïse, interloquée, tourne son regard vers Marty. Un coquart se dessine sous son œil. La grosse dame n'est plus qu'à quelques centimètres d'elle. Le directeur s'interpose, prend Éloïse à part. Il semble nerveux, gêné.
- Madame Meunier, je suis sincèrement désolé de vous apprendre que votre fils Martin a violenté cette jeune fille là-bas. Il lui a tiré les cheveux.
- Pourtant elle n'a pas l'air blessée, réplique un peu stupidement Éloïse effarée, par contre Marty...
- Oui, oui, heu, Kayla est d'un tempérament vif. Comment dire, c'est culturel chez eux.
La fin de sa phrase est un murmure. Il jette un œil craintif à la grosse dame qui les observe mains sur les hanches.
- La situation est quelque-peu délicate. Madame Nguyen n'est pas, comment dire, très commode.
- Vous allez renvoyer Marty ?
- Non, bien sûr que non, Martin avait certainement ses raisons, elle a dû le provoquer.
Un souffle glacé traverse Éloïse. Alors, tout petit déjà, au sein d'un établissement scolaire, les hommes sont encouragés à devenir des bourreaux ? Elle revoit la scène de la veille, le regard de son fils. Elle se dirige vers lui, le saisit par le col et le traîne presque jusqu'à la petite fille.
- Excuse-toi ! ordonne-t-elle en plantant son regard dans le sien.
- Quoi ?
- Excuse-toi, immédiatement ! Promet que ça ne se reproduira plus.
Madame NGuyen se rapproche. Kayla se balance d'un pied sur l'autre.
- Je te demande pardon Kayla, bougonne Marty, je le referai plus.
- Ça vous suffit ? demande Éloïse à la mère de Kayla.
- Ça devwait allé, répond-celle-ci, j'espouaire qu'il ne wecommencewa pas, sinon...
- Sinon, je vous demanderai de changer Kayla d'école, madame, dit le directeur.
Éloïse n'écoute plus la dispute qui reprend de plus belle entre le directeur et Mme NGuyen. Un enfant dans chaque main, elle rentre chez elle.
28 JUIN 2003
La sonnette retentit. Devant le miroir de sa chambre, Marty ajuste son nœud de cravate. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Il entend la voix de sa mère à l'entrée.
- Mora, mon dieu, tu es venue, ça me fait tant plaisir ! Comment vas-tu ?
- Bonjour Maman, enfin quelqu'un content de me voir !
- Papa !
Sydney se faufile entre la porte et sa tante et se précipite dans les bras de son père.
- Aujourd'hui, on se marie ! Toi avec Maman et moi avec Mamie !
Marty sourit, emmène son fils pour l'habiller et Mora retourne dans la cuisine.
- Tu n'as pas répondu.
Éloïse a rejoint sa fille et l'interroge du regard.
- Comment vas-tu ?
- Après 1 an d'abstinence, je dis pas j'aurais pas besoin d'une dose, surtout que la journée va être longue, mais je tiens le coup.
- Je suis fière de toi. C'est fou comme il fait chaud, on se croirait presque en.... Heu...
- En 1976, l'année où tu as fichu ma vie en l'air ? Je m'en souviens plus, j'étais trop petite.
- Quand cesseras-tu de me reprocher d'avoir quitté ton père ? répond Eloïse doucement.
- Tu préfères que je te reproche de l'avoir épousé ou de m'avoir mise au monde ?
- Nous faisons tous des erreurs Mora, mais quitter ton père n'en était pas une.
- Parce que c'est mieux de nous avoir fait vivre dans un deux pièces, moi et Marty ? Surtout Marty ! Dans un quartier de merde où j'ai sniffé mon premier gramme ?
- J'ai fait de mon mieux...
- Tu n'étais jamais là ! Tu trimais comme une malade pour Marty, Marty et encore Marty !
- Tu es injuste !
- Ah bon ? C'est injuste de dire que j'ai grandi sans père ni mère ?
- Tu aurais préféré que je reste et que je meure sous les coups de ton père ?
- Peut-être oui !
- Tu n'imagines pas ce que j'ai traversé.
- Toi non plus !
- Maman ! Dis-lui maintenant ! intervient brutalement Marty qui avait laissé son fils avec les jumeaux. Ça suffit ! Je veux que mon mariage se passe bien et elle va foutre le bordel si tu lui dis rien !
- Marty, non, c'est pas une bonne idée.
Éloïse supplie. Des larmes trop contenues emplissent son visage.
- Me dire quoi ? hurle presque Mora, me dire quoi bon sang ?
- Si tu ne lui dis pas, je le fais ! Ça peut pas être pire. Tu as passé ta vie à la protéger et regarde le résultat ! DIS-LUI !
25 JUIN 1976
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
Georges jette sa veste et déboutonne sa chemise. Il allume le téléviseur, s'assoit lourdement sur un fauteuil et allume une cigarette pendant qu'Éloïse se précipite, un verre de vin à la main.
Marty est sur le seuil.
- Je me suis battu, répond le petit garçon d'une voix fluette.
Il jette un regard désespéré à sa mère.
- Ce n'est rien, dit-elle doucement. Une histoire de, de fille !
Georges boit son verre d'un coup et lui rend d'un mouvement sec qui signifie « un autre ». Il scrute le visage de son fils.
- Ben dis-donc, il t'a pas mal amoché. Qui a gagné ?
Marty est pétrifié de honte et de peur. Comment avouer à son père qu'une fille l'a cogné ?
- Marty évidemment, répond Éloïse promptement.
- Approche, Marty !
George le met sur ses genoux.
- Je suis fier de toi fils ! Et la fille, elle a aimé que tu te battes pour elle ?
- Heu...Oui.
- Bravo, tiens, bois un coup pour fêter ça !
Éloïse est soulagée. La soirée ne s'annonce pas si mal. Georges semble de bonne humeur. Mais Mora s'énerve. Elle supporte mal la chaleur des derniers jours. Elle, d'habitude si douce, n'arrête pas de chouiner. Éloïse lui passe régulièrement un gant sur le visage pour la rafraîchir et l'apaiser sans succès. George boit et la tension monte et plus la tension monte, plus Mora pleure. Éloïse finit par la coucher. La petite hurle. Georges regarde sa femme s'installer dans un fauteuil.
- Je t'ai dit de la calmer, fit-il en écrasant sa cigarette.
Elle va s'endormir, elle est épuisée par la chaleur.
- VA LA CALMER !
Mais Mora est inconsolable, Éloïse chante, la berce. Georges surgit dans la pièce. Elle frémit de terreur. Il saisit la petite sous ses supplications et la secoue comme un prunier.
- TU VAS LA FERMER OUI ?
Mora, étourdie, se tait. Il la repose sans ménagement sur le lit. La petite perd l'équilibre et tombe. Les pleurs reprennent de plus belle.
- NON ! crie Éloïse.
Elle plonge en direction de Mora mais Georges a déjà saisi son bras. Il la gifle de toutes ses forces. Eloïse tente en vain de la lui arracher des mains. Lorsqu'il lâche prise, elles s'effondrent toutes les deux contre le sommier.
- Voilà, elle est calmée, ricane-t-il en quittant la chambre sous le regard médusé de Marty.
Éloïse sanglote. Elle berce Mora tendrement et reprend sa comptine. La petite fille est inconsciente.
28 JUIN 2003
- Tu ne te réveillais pas. J'ai attendu que ce monstre ronfle sur le canapé et j'ai téléphoné à Claude pour qu'elle nous conduise à l'hôpital et ensuite, loin, très loin...
- Maman ne voulait pas que je vienne, rajoute Marty. J'ai dû insister.
- Je suis désolée mon cœur. Je, je croyais que...
- ...Que j'étais comme lui ! Je sais, maman, nous en avons longuement parlé toi et moi et le psy, je t'ai pardonnée depuis longtemps et tu le sais.
- Alors tu es partie pour moi ? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? murmure Mora.
- Ta croix était déjà si lourde. Qu'aurais-tu fait si, en plus, tu t'étais sentie responsable de ça ? J'ai peut-être eu tort. Je ne sais pas.
Mora relève la tête. Son visage ruisselle de larmes. Éloïse reprend :
- Tu avais un traumatisme crânien, heureusement que l'accident n'a pas aggravé la situation. Tu étais dans mes bras, à coté de Claude qui conduisait. La ceinture de sécurité t'a sauvée la vie. Marty n'a pas eu cette chance.
- Maman, je vais bien, très bien même et je me marie, vous vous souvenez ? Reprenez-vous les filles, ce soir, c'est la fête.
25 JUIN 1976
Un bruit de moteur réveille Georges en sursaut. La télévision affiche la mire TDF. Il appelle Éloïse et titube jusqu'à la porte, juste à temps pour voir la 2CV démarrer en trombe. Il attrape ses clés de voiture.
28 JUIN 2003
- Vous connaissez tous cette histoire où je tombe sous le charme de ma kyné et ho, miracle, c'est réciproque ! Mais certains ignorent sûrement, qu'avant de franchir le seuil de son cabinet, nous nous étions déjà rencontrés.... Et oui, à 8 ans, nous fréquentions la même école !
Eloïse et Rose NGuyen, la belle-mère, échangent un regard complice.
- Je devais déjà être amoureux d'elle car, un jour, je lui ai tiré les cheveux !
Des rires fusent.
- Et elle m'a collé un pain ! J'ai eu un coquart énorme ! Quelques années après, nous voici mari et femme, pour le meilleur et pour le pire, mais s'il te plaît ma chérie, ne me frappe plus !
Marty tend son verre à l'assistance.
- Levons nos verres en hommage à toutes les femmes, et surtout à celles de ma vie : Maman, Mora, Rose, je vous aime ! Kayla, tu es ma meilleure amie, la mère de notre enfant et, aujourd'hui, mon épouse. Je t'aime de tout mon cœur.
La musique éclate sous un tonnerre d'applaudissement, Marty prend sa femme sur les genoux et force sur les mains courantes de son fauteuil. Il roule vers la piste de danse.
25 JUIN 1976
- Georges ! Quel plaisir de te voir ! Sur un lit d'hôpital, je veux dire. Alors, l'interrogatoire de police s'est bien passé ?
- Je me souviens de rien, j'étais ivre, c'est une circonstance atténuante d'après eux.
- Malin l'amnésie ! C'est beau de pas se souvenir qu'on a failli tuer sa femme et ses enfants en les envoyant contre un arbre !
Il ne répond pas. Claude le fixe sans sourire. Elle a le visage tuméfié et un bras dans le plâtre.
- Et toi, tu n'as que quelques contusions. Ya de la chance que pour les pourritures !
- Je ne te permets pas !
- Tu n'as aucun ordre à me donner ! Ferme-là et écoute-moi attentivement ! Éloïse va te quitter. Quand ils seront en état, elle partira très loin avec les enfants et toi, tu vas accepter le divorce.
- Et pourquoi je ferais ça ? répond Georges d'un ton goguenard.
- Tu sais qui je suis n'est-ce pas ?
- Une veuve joyeuse ?
- Très drôle. Je suis la veuve d'un homme influent. J'ai des relations. Je connais personnellement ton directeur et son directeur... J'ai de bons amis dans la presse aussi. Alors si tu tentes quoi que ce soit, à l'encontre d'Éloïse ou des enfants, je te détruis. Je détruis ta réputation, je te fais virer et je me débrouille pour que plus personne ne t'embauche, même pour ramasser les poubelles, compris ?
Georges opine péniblement du chef.
- Comment va Marty ?
Le visage de Claude se déforme un peu plus sous la rage contenue.
- Pas bien ! Mais Mora ça va, c'est gentil de demander.
Merci Laure
· Il y a environ 3 ans ·J'ai du mal avec les histoires de violences intrafamiliales qui finissent plutôt bien ou bien trop mal.
J'ai cependant aimé lire la tienne, bien construite, bien écrite.
As-tu le numéro de Claude ?
carrrrine
Bonjour, Merci beaucoup pour le commentaire, par contre, qui êtes vous ? Rapport à votre question.
· Il y a environ 3 ans ·laure-morganx
Je suis Carine. J'aurais bien aimé avoir une amie, comme Claude
· Il y a environ 3 ans ·carrrrine
Oh, Pardon, j'ai écrit cette histoire, Il y a quelque temps déjà, j'avais oublié le nom de Claude... Elle existe peut-être, je n'ai pas eu cette chance non plus quand je vivais des moments compliqués. Aujourd'hui c'est du passé, Claude pourrait être une mosaïque de personnes susceptibles d'aider : numéro d'urgence, assistantes sociales, police ou gendarmerie et justice.... Aujourd'hui, on peut trouver du soutien si l'on arrête de culpabiliser.
· Il y a environ 3 ans ·laure-morganx