L'EXIL

Gabriele Russo

Dans le Québec des années 30, un jeune homme perd sa mère, et son sang-froid.

Nous sommes en 1938, à l'aube de l'hiver, à l'aube de la guerre.

Maman vient de mourir. Si elle avait déjà montré ne serait-ce qu'une once de romantisme, j'aurais pu prétendre qu'elle s'était ennuyée de Papa, décédé deux ans plus tôt, qu'elle avait voulu le rejoindre. Mais non, c'est une mort bête, un gaspillage. Une vulgaire appendicite mal traitée m'a volé ma mère.

À ma tristesse s'ajoute un sentiment de rejet, d'abandon. Maman a tout légué à André, mon grand frère. Elle me l'a dit entre deux spasmes, d'une voix qui s'éteignait avant elle.

- Mon Amiot, André est l'aîné, le pharmacien… Il va prendre soin de vous quatre… Il a prêté serment, signé un papier… Promets-moi d'étudier fort… Tu deviendras un grand médecin, je le sais! Promets-moi!

J'ai promis. Mais je m'en fous de la médecine. Ce que je veux, c'est écrire. Peine perdue. Il faut être riche pour être écrivain et, comme se tue à nous répéter André, là, on est loin du compte. La crise a tout bouffé. Il ne reste que la pharmacie, en guerre contre le spectre de la faillite, la maison familiale, qui coûte une fortune à entretenir, et un petit compte épargne qui ne résistera pas aux assauts combinés des dots et de mes études.

J'en fulmine encore aux funérailles. L'église Saint Dominique est bondée. On croirait que la ville au complet s'est présentée. Même les Taschereau sont venus, et ils ne mettent plus souvent le pied à Québec ces jours-ci.

Fernande, ma sœur aînée, a réglé la cérémonie sur un métronome. À l'heure dite, le cercueil descend l'allée sur la douce mélopée d'une suite de Bach. André et Fernande emboîtent le pas, sombres et dignes. Suivant derrière, Lucie et moi entourons Monique, la cadette, serrant bien fort ses petites mains, nos trois têtes blondes ployées de chagrin. Cousin Dédé, adopté par Maman à sa naissance, ferme la marche avec tante Gabrielle.

Monique et Dédé n'ont pas quinze ans, cette mort a dû les foudroyer. Au-dessus de la tête de Monique, j'échange un regard avec Lucie. Ses yeux bleus, pareils aux miens, brillent de larmes retenues. Elle est mon alliée, ma conscience et ma sagesse depuis si longtemps, mais elle me quitte bientôt. Lucie est devenue une femme, elle se marie le mois prochain.

Nous prenons place. La messe commence. Les sanglots me montent à la gorge. Je suis la liturgie grâce aux chants, même si j'en perds mon latin. Je me lève, m'assoie, m'agenouille, comme un automate. Le prêtre vient déposer l'Hostie sur ma langue sèche. Mon œsophage noué n'en veut pas. L'air, alourdi par l'encens et le parfum des lys, devient gluant, irrespirable.

Le prêtre asperge le cercueil avec une bénédiction. C'est terminé; nous allons pouvoir sortir.

Sœur Gracia bloque mon élan. Le visage maigre et amer de l'infirmière se tord dans une grimace de rare compassion. Le temps ralentit, se fige.

Ses paroles viennent griffer l'ardoise de mon âme.

- Ne soyez pas si triste. Ce n'était que votre mère… et le Seigneur a gagné un ange.

Ma main s'avance et saisit son voile. Je n'ai pas compris ce qui se passe que celle-ci a terminé le travail : le voile arraché gît sur le sol. Sœur Gracia, bouche bée, se touche le crâne. Ses cheveux, rares, sont courts et gris. Comme en rêve, elle en prend un, tire. Puis elle se penche, ramasse son voile et s'enfuit, laissant place aux regards meurtriers de la foule. Celui de mon frère semble venir des profondeurs de l'enfer. Le plus blessant, c'est celui, rempli de reproches, de ma sœur Lucie.

Fernande s'éclaircit la gorge. Le prêtre sursaute, sort de sa torpeur, et soudain, c'est comme si rien n'était arrivé. On doit enterrer Maman avec dignité.

Les yeux d'André sont éloquents : je ne perds rien pour attendre.

*

Quelques jours plus tard, nous devons nous rendre à l'évidence : dans le Québec de Duplessis, on ne se moque pas impunément des dames en noir. Je ne peux plus sortir. Jeudi, l'épicier et le libraire ont refusé de me servir. Hier, les gamins du voisinage m'ont lapidé de pommettes pourries et je suis certain que Madame Jobin guettait mon passage pour vider son pot de chambre.

Aujourd'hui, une lettre est arrivée.

À sa lecture, les yeux d'André s'écarquillent, se gonflent de rage. Il explose. Ses imprécations secouent la maison jusqu'aux fondations. Monseigneur Robert, recteur de l'Université Laval, m'invite gracieusement à aller me faire instruire ailleurs.

Après quinze minutes, mon frère s'arrête, essoufflé. Il implore Fernande du regard.

- Fernande, aide-moi.

Ma sœur se lève, secoue des graines imaginaires de sa robe et le toise un instant.

- Non. La famille, c'est ton boulot.

Le menton d'André tombe de trois pouces. Fernande, c'est son bras droit. Elle fait tout à la pharmacie.

Elle soupire.

- Par contre, je ne crois pas que ton langage convienne aux petits. Monique, Dédé, venez avec moi. J'ai reçu un nouveau livre cette semaine; nous allons pouvoir suivre les aventures d'Amélia Earhart.

Elle les pousse gentiment hors de la pièce malgré la légère résistance intriguée de Monique. En sortant, elle me fait un clin d'œil. Je m'en étonne, puis le souvenir du dernier tremblement de salon me revient : Maman, inquiète que Fernande ne soit pas encore mariée à trente ans, lui avait proposé d'entrer au couvent. Ma sœur, révoltée par la récente ascension des ultramontains, avait répondu qu'elle préférait entrer au bordel…

Lucie reste. Elle n'approuve pas ma conduite, je le sais bien, mais cela ne l'empêche jamais de me défendre. André s'écrase dans le grand fauteuil de Papa. La défection de Fernande lui a coupé les jambes. Moi, je retiens le sourire fanfaron qui veut se dessiner sur mes lèvres.

Le silence s'éternise. Je fixe mon grand frère, il me fixe en retour.

- Vous êtes incroyables!

Debout, Lucie nous regarde tour à tour, tirant sa longue tresse blonde d'un geste impatient.

- Amiot, la situation est loin d'être drôle! Tu veux devenir écrivain? Sais-tu ce que cela implique? Tu imagines, passer toute ta vie aux crochets d'André? N'aimerais-tu pas un jour tomber amoureux, fonder une famille, avoir des enfants? La plupart des écrivains meurent de faim, s'ils ne finissent pas à l'asile comme ton Nelligan. Et n'as-tu pas juré à Maman, sur son lit de mort, rien de moins, que tu t'appliquerais à devenir médecin?

Elle prend une grande inspiration et pivote.

- Et toi, André, admets au moins qu'il y a un peu d'exagération dans cette histoire. Amiot n'a pas commis un crime. Tu sais comme moi qu'il n'a pas voulu mal faire, qu'il était triste et meurtri. Il n'a jamais su maîtriser ses colères et avec ce qu'elle lui a dit… Ne te fâches pas contre lui, ça n'arrange rien.

Elle se rassoit. Je me sens comme un petit garçon de dix ans. André aussi, à voir sa tête. À demi-mot, nous admettons nos torts. André accepte de m'aider. Je promets d'écrire une lettre d'excuse à la nonne et de poursuivre mes études, mais comment? La lettre de l'Université est catégorique et André a appris que mon histoire circule déjà à Montréal.

D'ailleurs, je ne suis pas pour vivre enfermé. Je dois me faire oublier. Pourquoi pas un long séjour à l'étranger?

Alors là, ça me plait. Je propose la France, j'ai si hâte d'y aller.

- Tu es fou, ma foi! tonne André. Ou complètement inconscient. C'est une poudrière là-bas. Sans compter qu'on n'a pas les moyens de t'envoyer hors du continent.

Mais mon anglais est exécrable. Une fois de plus, c'est Lucie qui résout le problème : la Nouvelle-Orléans! On y parle encore français et l'Université de Tulane a très bonne réputation.

André part en trombe envoyer un télégramme. Seul avec Lucie, je proteste un peu. Je viens de réaliser que je vais manquer son mariage.

Malgré ses yeux humides, un sourire illumine son visage. Elle dépose un baiser sur mes mains qu'elle tient entre les siennes.

- Je sais que ton cœur va être avec moi.

Ce Rémi, réalise-t-il le cadeau que nous lui faisons?

*

Une semaine plus tard, armé de mon passeport et d'une adresse, je suis en route. André m'a acheté un billet en troisième classe. Pour me punir, je crois, bien qu'il sache que de voyager a plus de valeur pour moi que le confort. Et, comme prévu, j'oublie mon siège exigu et les secousses du wagon à la première apparition des Appalaches.

Dans la pénombre, blotti contre la fenêtre, je laisse les larmes couler sur mes joues. Je ne verrai pas ma sœur dans sa robe de mariée. Je ne deviendrai pas écrivain. Ma révolution expire avant d'être née. Aurai-je un jour le courage de mes convictions?

Hypnotisé par le clic-clac de la locomotive sur les rails, je rêve à tous ceux qui m'ont précédé sur le chemin infâmant de l'exil. Victor Hugo a décrit le sien en détail, mais les autres? Comment se sont sentis Napoléon et Papineau? Ou, plus récemment, ce brave Léon Trotski et ce pauvre roi Alphonse?

À côté de ces grands hommes, je me recroqueville comme un escargot. Y a-t-il eu, dans toute l'histoire du monde, un exil aussi bête que le mien?

 

Signaler ce texte