L'extraordinaire destin de Viktor Premke

Robert Drabowicz

Victor Premke était un client régulier du Café de la Cigogne à Hagondange. C’était une véritable force de la nature. Il se disait allemand d’origine polonaise, d’un de ces territoires polonais que l’histoire de ce pays, si maintes fois déchiré par les guerres et conquêtes, a fait valser de part et d’autre au gré des conquêtes, partages et annexions. Sur chaque doigt de ses mains, figuraient des lettres tatouées. Sur la main droite, on lisait « merde » et sur celle de gauche on lisait « pisse ».

Tout jeune garçon à l’époque – nous sommes en septembre 1956 – Robert était fasciné par cet homme et les histoires de guerre qu’il racontait dans le bistrot quand il avait un peu trop bu. Viktor Premke ne se saoulait  jamais et restait toujours lucide bien que parfois, et même souvent, il avalait dans une soirée une bonne quarantaine de demis de bière.

L’histoire racontée par les uns et les autres disait qu’il avait fait partie, pendant la guerre, des commandos parachutistes d’élite sous le commandement de l’incroyable colonel SS allemand Otto Skorzeny. Il aurait participé à l’opération commando qui libéra Mussolini de son emprisonnement dans les Abruzzes en Italie, félicité  par Adolphe Hitler en personne qui le décora de la croix de fer avec feuilles de chêne. Viktor aurait été aussi combattant à la terrible bataille de Monte Cassino. Un jour de beuverie, il cassa la gueule à son chef de groupe. Protégé par Skorzeny qui lui évita la cour martiale, il fut envoyé sur le front russe où il combattit dans les compagnies disciplinaires de la SS. Rescapé de terribles batailles, fait prisonnier par les Russes durant l’hiver 43-44, il se serait évadé et aurait réussi à rejoindre l’Allemagne vaincue et dévastée, à la fin de la guerre. Une vie trouble, et à ce qu’on disait, très marginale, s’en serait suivie. Par la suite, Viktor Premke se serait engagé dans la Légion étrangère  afin de se faire oublier. Il part alors immédiatement en Indochine pour combattre, participe à la terrible bataille de Diên Biên Phu à l’issue de laquelle il est fait prisonnier. Libéré après les accords de paix, « interdit de séjour » en Allemagne, il arriva en Lorraine, à Hagondange et fut engagé à l’U.C.P.M.I. Il logeait au foyer, en bas de Marange-Silvange.

Un jour, Viktor Premke, qui avait bu plus que de raison, se fâcha avec ses compagnons de libation au sujet d’une histoire de blessures qu’il aurait eues dans une bataille. De colère, ce qui était très rare, et pour démontrer qu’il disait la vérité, il arracha sa chemise. Ce fut un moment de stupeur et de silence dans tout le bistrot. Robert, qui était là, fut subjugué par ce cliché, assurément fiché dans sa mémoire jusqu’à la fin de sa vie. Sur tout son corps, que ce soit le torse ou le dos, il n’y avait, à l’évidence, pas un seul centimètre dépourvu de cicatrices. C’était hallucinant… Tout le monde s’était tu, à commencer par ses copains à qui il avait, par ce simple geste d’humeur, cloué le bec. Les murmures qui s’en suivirent laissaient entendre qu’il paraissait incroyable « qu’avec tout ça » cet homme ait pu échapper à la mort. Bien évidemment, d’avoir vu cela rendit le jeune garçon, du haut de ses 8 ans, encore plus gourmand et avide de savoir comment c’était la guerre… d’autant que son père ne lui favorisait pas trop l’accès à cet homme que pourtant il aimait beaucoup, notamment pour sa gentillesse et sa grande correction.

Un certain soir, que Viktor était éméché et qu’Alexandre, le patron du Café, jouait à l’accordéon, Robert se mit à le questionner sur ses cicatrices, il voulait tout savoir… Viktor aimait beaucoup le gamin qui, du reste, le lui rendait bien et venait rarement au café sans lui offrir une friandise. Après avoir réfléchi un instant, les yeux perdus dans un lointain passé, il lui dit sans le regarder :
— Tu sais, mon petit Robert, la vie c’est une « merde » c’est pour ça que je l’ai écrit sur mes doigts. Ce n’est pas une fois ni plusieurs fois que j’aurai du mourir, mais des dizaines de fois ! Moi-même, je n’ai jamais rien compris à tout ça, sauf une chose : la mort n’a jamais voulu de moi ! J’ai perdu tous mes camarades au combat, que ce soit pendant les batailles de la dernière guerre, partout en Europe… en Russie, où ça a été vraiment terrible, blessé gravement plusieurs fois… en Indochine, à Diên Biên Phu, où j’ai reçu un coup de baïonnette juste à côté du cœur puis fait prisonnier, alors que j’étais presque mourant. Rends-toi compte ! : prisonnier chez les Viêts avec une pareille blessure… J’ai vu les copains tomber autour de moi comme des mouches. Les balles, les obus… tu ne peux imaginer… à chaque fois que ça canardait, je les voyais se planquer dans les trous ou derrière un abri… et moi… moi, je m’en foutais, mourir ne me faisait pas peur, rien à foutre… ne me demande pas pourquoi, j’en sais rien moi-même… peut-être tout simplement parce que la vie « c’est une grosse merde ». Eh oui, « mein klein Robert », la mort n’a jamais voulu de moi et pourtant je l’ai si souvent provoqué… mais, que veux-tu, c’est comme cela, c’est le destin, nul ne peut aller contre son destin ! En Inde, ils appellent ça le karma, les arabes eux, pour ça, ils disent « mektoub » ce qui veut dire « c’était écrit ». Alors vois-tu… je mourrai probablement dans mon lit… où d’un accident de la route… va savoir…

Alice, la patronne du Café et maman du jeune garçon, qui avait entendu ces derniers propos, lui dit :
— Mais Viktor, vous n’avez ni voiture, ni permis de conduire, vous ne roulez jamais en voiture, comment voulez-vous mourir d’un accident de la route ?  demanda-t-elle amusée.
Viktor Premke, après un court silence, lui répondit, songeur et tout aussi amusé :
— Mais, Alice… se faire renverser en traversant la route, c’est aussi un accident de la route, non ? 
Tout le monde se mit à rire de cette surprenante et pertinente évidence.

Quelques mois plus tard, par un soir d’hiver qui disparaissait dans le brouillard, Viktor Premke, un peu plus éméché que d’habitude, traversa la route sans regarder… au mauvais endroit, à la mauvaise heure, au mauvais moment. Une voiture qui arrivait à vive allure le faucha. Viktor mourut dans les bras de l’un de ses copains en lui murmurant quelque chose à l’oreille… Le lendemain, ses copains vinrent au café et racontèrent le drame à Alexandre et Alice effondrés. Ensuite, ils demandèrent à parler personnellement à leur fils, Robert… Après l’avoir informé de l’évènement, ils lui dirent :
— Viktor, avant de mourir, nous a dit de te dire quelque chose de sa part… 
— Laquelle ?  demanda-t-il, effrayé et intrigué, les yeux pleins de larmes.
— Il a dit… mektoub ! 

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