L'héritage de la haine

Francesca Calvias

Premier chapitre du roman "L'héritage de la haine"


Lettre d'adieu

    - Yves, je pense que cette lettre t’est adressée !  Fit le commissaire Max Gimenez en tendant à son collègue une enveloppe tachée de sang sur laquelle étaient indiqués ces mots: Á l’attention du Commissaire Mercadier. Strictement personnel et confidentiel.  Á n’ouvrir qu’après mon décès.  De la part de Leo Deville.   

    Yves sursauta en voyant Max débarquer en trombe dans son bureau.  Il était perdu dans ses pensées, occupé à lire le rapport qu’il avait devant les yeux et ne comprit pas tout de suite le sens des mots prononcés par Max, ni de ceux écrits sur l’enveloppe que son collègue lui fourrait prestement dans la main.     

    Á n’ouvrir qu’après mon décès…  De la part de Leo Deville.   

    Yves tourna et retourna l’enveloppe dans tous les sens, puis regarda sa main : elle était poisseuse, maculée de traces de sang encore frais. Incrédule, le policier lança un regard à son collègue puis retourna vers l’enveloppe souillée.   

    Á n’ouvrir qu’après mon décès.  De la part de Leo Deville…   

    Cela signifiait donc que Leo était… ?  Il n’osait même pas imaginer le mot.  Non, ce n’était pas possible.  C’était une plaisanterie!  Une très mauvaise plaisanterie.       

    Leo Deville ne pouvait pas mourir.  Elle, si pétillante de vie, si forte en toutes circonstances, fussent-elles les pires…  La jeune femme avait surmonté tant d’épreuves.    Mais son collègue et ami n’avait pas l’air de plaisanter le moins du monde.  Son regard bleu, la plupart du temps pétillant de gaieté ou glacial, selon qu’il s’adressait à une personne qu’il aimait particulièrement ou non, était en ce moment terne et éteint.  Pas l’ombre d’un sourire ne s’ébauchait sur ses lèvres serrées.  Pour une fois, sa haute taille semblait l’embarrasser.  Max ne savait manifestement comment se tenir ni quelle contenance prendre.  Tenant son képi d’une main, dévoilant ainsi son crâne rasé tandis qu’il rongeait machinalement l’ongle de son index droit.   

    Yves ne savait comment formuler la question qui lui venait naturellement aux lèvres, mais Max avait compris l’interrogation muette contenue dans les yeux bleus de son ami.  Il baissa les yeux, incapable de soutenir ce regard, puis s’assit sur une des chaises réservées aux visiteurs qui se trouvaient dans la pièce, sans attendre qu’Yves l’invitât à le faire.    Yves se leva brusquement, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, remonta machinalement, d'un mouvement de tête, la mèche blonde qui lui tombait continuellement sur les yeux, et finalement se rassit pesamment derrière son bureau, contemplant une fois encore l’enveloppe poissée de sang…  le sang de Leo ?

    - Elle n’est pas encore morte mais elle n’en vaut guère mieux.  C’est arrivé ce matin. Elle s’est apparemment jetée en dessous d'une voiture de police lancée à pleine vitesse.  Les gars n'ont pas su l'éviter.  Ils se rendaient en intervention, avec gyro et sirène et pourtant…  Je te passe les détails…  Les pompiers l’ont emmenée aux urgences en ambulance, dans un état très critique.  Le pronostic vital est engagé selon les médecins.  Ses chances de survie seraient quasi nulles.  J’ai été averti par Jimmy qui avait essayé de t’appeler mais sans succès, tu étais en audition.  Alors je suis venu parce que j’ai pensé que tu aimerais savoir avant tout le monde, et puis aussi… parce que dans sa poche, les médecins ont retrouvé une lettre qui t’était adressée…  Cette lettre…  Max avait lancé ses explications un peu comme on récite une leçon apprise par coeur, toujours sans oser regarder Yves.   

    Trop choqué pour répondre, le commissaire Mercadier se contenta d’avancer une main légèrement tremblante pour reprendre l’enveloppe tombée sur le tapis et que son collègue venait de ramasser.  Jetée sous une voiture de police! Leo s’était jetée sous un véhicule d’intervention !  Ainsi la jeune femme avait tenu sa promesse.  La nouvelle avait frappé le policier tel un projectile en pleine tête.  Mais en laissant vagabonder ses pensées il s’était aperçu que, si la nouvelle le choquait elle ne l’étonnait pas tant que cela.  C’était un peu comme s’il s’y était attendu depuis toutes ces années.  Combien de fois en effet, Leo ne lui avait-elle pas expliqué qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle était au-delà de ses limites, que la seule issue possible pour elle était d'en finir pour toujours, et que pour se venger de ce que la police lui avait fait, elle se jetterait sous un de leurs véhicules lancé à pleine vitesse, afin de s’en aller en beauté, mais surtout afin de s’en aller en impliquant définitivement la police dans sa mort?   

    Le policier reprit l’enveloppe froissée tachée de sang.  Le sang de Leo.  Il l’examina, la tournant et la retournant dans tous les sens, n’osant l’ouvrir par peur de son contenu…      À n’ouvrir qu’après mon décès.  murmura-t-il tellement bas que Max l’entendit à peine.     

    - Elle n’est pas encore morte et s’en sortira peut être.  Si je lis cette lettre maintenant elle m’en voudra sûrement par la suite d’avoir pris connaissance de choses qu’elle ne voulait sans doute pas que j’apprenne de son vivant.      

    Max soupira.  Ce qu’il avait à rajouter lui en coûtait.     

    - Elle ne s’en sortira pas Yves.  Les médecins désespèrent de la sauver, ce sont eux-mêmes qui l’avaient dit.  Ils tentent l’impossible mais sans y croire.  Simplement par acquit de conscience, parce qu’ils ne pouvaient pas laisser mourir une jeune femme, mère de famille qui avait essayé de mettre fin à ses jours par désespoir, sans tenter l’impossible pour la sauver.  C’est humain, rétorqua Max un peu plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.  A quoi bon attendre, de toutes manières le parquet est descendu sur les lieux de l’accident et le procureur aimerait savoir si cette lettre ne contient pas la raison qui aurait poussé Leo à mettre fin à ses jours.  Une enquête a été ouverte, tu dois bien t’en douter, surtout après tout ce qui s’est passé avant.   

    - C’est une lettre qui m’est adressée personnellement.  Son contenu ne regarde en rien le parquet !  Fulmina Yves tout de suite furieux.  Une enquête a été ouverte et je suppose que c’est pour ça que tu es ici ?  C’est le proc qui t’a chargé de me faire lire cette lettre et de lui en révéler le contenu alors qu’elle n’est même pas encore morte ?  Sa voix se brisa en prononçant les derniers mots.  Il lui fallait chauffer en colère, c’était le seul moyen de ne pas craquer.     

    Max se leva brusquement et frappa du poing sur le bureau.  Il était aussi impulsif que son collègue sinon plus.  Les objets posés sur le meuble tressaillirent.     

    - Parce que tu ne me connais pas mieux que ça après toutes ces années ?  Tu me prends pour qui ?  Décidément l’amour ne te vaut rien, Yves !  Les médecins ont trouvé cette lettre dans le sac de Leo et l’ont donnée à Schuller qui l’a immédiatement transmise au proc, et si je ne m’interposais pas il l’ouvrait et la lisait sans même attendre que toi tu l’ais fait.  J’ai finalement reçu l’autorisation de venir te l’apporter…  Fermée…  Pour que tu sois le premier à la lire.  Mais je sais bien évidemment que le parquet est fort intéressé par son contenu, il pense que cette lettre pourrait dévoiler la raison du suicide…  S’il s’agit bien d’un suicide…   

    - Schuller espèce de sale petite ordure !  marmonna Yves pour lui tout seul. Excuse moi Max continua-t-il d’un ton las en posant sa main sur le bras de son collègue.  Celui-ci osa enfin le regarder en face, et fût surpris sans vraiment l’être par la somme de douleur et de détresse qui se lisait dans le regard bleu pâle de son ami.  Que veux-tu dire par S’il s’agit bien d’un suicide ?  Les magistrats du parquet s’imagineraient-ils par hasard qu’elle aurait pu être…, qu’elle aurait pu se faire…  Yves buta sur le mot.  Et si Leo ne s’était pas suicidée effectivement?  Et si on l’avait tuée parce qu’elle dérangeait, parce qu’elle en savait trop au sujet de certaines personnes, au sujet de certaines affaires ?  Ce serait plus plausible que ce suicide auquel il ne parvenait pas à croire malgré les apparences et malgré les paroles de Leo.     

    Elle était forte, avait traversé les pires épreuves qu’un être humain puisse traverser, sans jamais faillir.  La jeune femme n’était pas suicidaire, loin de là.  Au contraire, elle aimait la vie malgré toutes les épreuves qu’elle avait traversées et ne cessait d’aspirer en des jours meilleurs.  Après tout, cette fameuse lettre pouvait se trouver dans sa poche - ou plutôt dans son sac - se rappela-t-il, parce qu’elle l’avait rédigée à l’avance et tenait à l’avoir sur elle au cas où  car elle se savait dérangeante…   

    - Pas le proc ! Rétorqua Max moqueur, le parquet a envie qu’il s’agisse d’un suicide et il a envie que tu en sois la cause… mais moi je n’y crois pas!   

    - Que je sois la cause de son décès?   

    - Non qu’elle ait essayé de se donner la mort !  Je ne me l’imagine pas une seule seconde!   

    Yves poussa un profond soupir, décacheta finalement l’enveloppe contenant la lettre que Leo lui avait adressée, et chaussa ses lunettes qu’il n’aimait pas car elles nuisaient à son look comme avait coutume de répéter la jeune femme, dont il se servait pour lire.  Ses mains tremblèrent légèrement lorsqu’il déplia les feuilles et se mit à lire.  

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