L'Héritière des Loups - Prologue : Nuit de Sang

Lynn Rénier

Royaume de Yoru, quelque part dans la forêt de Màne.

La lune est ronde et ocre cette nuit d'hiver neigeux. Comme si elle sait à l'avance que les évènements à venir seront tragiques…

Les bois sont calmes, trop calmes. Il y règne un silence pesant et inquiétant. Et ce n'est pas la neige qui saupoudre les arbres et les paysages qui en est la cause. Les animaux, s'ils ne dorment pas, se taisent. Même le vent, qui siffle d'ordinaire dans les feuilles des arbres, s'est arrêté. Les yeux scrutent la pénombre, les oreilles sont aux aguets. L'angoisse monte : des intrus sont entrés dans la forêt. Et tous les habitants des bois le flairent. Ils sont en alerte, prêts à défendre leur famille et leur vie. Mais le danger vient-il pour eux ?...

 

Liyën fuit à travers les arbres. Il lui faut mettre le plus de distance possible entre ses poursuivants et lui. Ses pas dans la neige s'effacent par quelque magie, pour ne pas révéler sa trace. Sa vie en dépend. Sa vie et celle de son épouse, dont il serre si fort la main pour ne pas la lâcher.

Elle le suit tant bien que mal, la poudreuse et son ventre arrondi par l'enfant qu'elle porte la gênant dans sa course. Elle en est à son huitième mois, peut-être un peu plus. Et l'épuisement s'est fait rapidement sentir, à peine sont-ils entrés dans les bois pour y trouver refuge. Elle entend le cliquetis des armures derrière elle, ce qui la pousse à accélérer le pas. Mais le poids de sa maternité ne lui permet pas de suivre le rythme que son compagnon tente de lui imposer. Ses doigts dans les siens, elle cherche pourtant à tenir le coup et à ne pas ralentir l'allure.

Elle a eu la force de le suivre dans sa fuite. Elle n'a pas voulu le quitter, et a tenu à l'accompagner malgré son huitième mois de grossesse. Elle l'a suivi dans les bois sans se plaindre, malgré ses pieds endoloris par la morsure givrée de la neige, et malgré la robe légère qui ne la couvre pas assez sous son manteau. Alors, pour tout ça, il veille plus encore sur elle.


L'homme aux cheveux blancs à ses côtés la porterait dans ses bras s'il le pouvait, s'il en trouvait la force. Cela risquerait de les ralentir. Il le sait. Il n'est plus aussi fort qu'avant. Et la neige de l'hiver ne fait que le gêner d'avantage. De plus, essayer de mettre Shéä et leur enfant à naître à l'abri est plus important que tout. Il doit rejoindre le clan, à tout prix. Sinon, ils sont perdus. Et Liyën ne peut se le permettre. Il y a trop en jeu pour cela. La jeune femme brune s'essouffle, il le voit bien. Mais il leur faut continuer, ou les soldats les rattraperont. Et alors, tout sera perdu, ils auront fui pour rien.

- Courage, ma Douce, lui souffle-t-il. Nous y serons bientôt.

Ils se sont enfoncés dans les bois depuis une heure, peut-être bien plus. N'emportant avec eux que leur manteau. Ils en ont perdu la notion du temps dans leur course folle. Depuis les dédales du château jusqu'ici, ils n'ont pensé qu'à sauver leur vie et celle du bébé que porte la jeune femme. Cette jeune femme qui, aux yeux de Liyën, est si jeune et ne mérite pas tout ça. Elle ne mérite pas de perdre la vie sous les lances de ces assassins et de ces traitres. Il doit la protéger, elle et leur enfant à naître.


Si seulement tout était resté comme avant. Si seulement ils n'avaient pas eu à fuir. Si seulement on ne les avait pas trahis. Si seulement ils n'étaient pas traqués de la sorte, comme des animaux que l'on chasse. Il donnerait tout pour lui offrir à nouveau cette paix et cette chaleur dans laquelle ils ont vécu. De pouvoir la regarder s'endormir sereinement au coin du feu, de pouvoir encore l'admirer tout en caressant ses longs cheveux bruns, de pouvoir plonger son regard à s'y perdre dans ses yeux si clairs…

Elle n'a que vingt-sept ans. Pourquoi en vouloir à sa vie alors qu'elle n'est encore qu'une enfant ? Une enfant qui a encore le droit de vivre. Lui qui a déjà tant vécu. Lui qui est de près de dix ans son ainé, ses origines y étant pour beaucoup. Il donnerait tout, tout, pour l'épargner. Shéä porte le fruit de leur union. Elle est l'incarnation de la vie. Elle est, par conséquent, sacrée. Comment leurs poursuivants peuvent-ils vouloir lui ôter la vie alors qu'elle s'apprête à la donner ?! C'est inconcevable. Et Liyën veut la mettre à l'abri. Quitte à se sacrifier pour lui permettre de mettre au monde leur enfant et l'élever loin de toute cette violence.

Car en cette heure, ce ne sont que violence et cruauté qui règnent. Les créatures qui peuplent les bois ont fui aux premiers bruits. Il n'y a plus que le silence, la neige, et la lune, ronde et pleine. Cet astre, d'ordinaire si blanc, dont la couleur ocre de cette nuit est de mauvais augures. Liyën le sent. L'odeur portée par le vent ne peut pas le tromper. Son odorat ne l'a jamais trahi. Son instinct, il s'y fie plus qu'à toute autre chose. Après tout, il est plus proche de l'animal que de l'humain.

 

La lune se reflète sur la neige et leur apporte la lumière dont ils ont besoin pour voir. Ils courent vers le cœur de la forêt dans l'espoir de semer leurs poursuivants. L'homme aux longs cheveux blancs n'a pas lâché la main de sa femme. Cette dernière peine à le suivre à mesure qu'ils avancent. Il sent la peur poindre de plus en plus en elle. Il doit faire vite !

Il n'a pas besoin de torche pour se guider dans la nuit. Il y voit comme en plein jour, sa vue équivalent celle des créatures nocturnes. Après tout, il est issu d'un peuple qui a un lien profond avec ces animaux sauvages et nobles.

Il guide sa compagne, son pas est sûr. Il sait où il va. Ce territoire n'a aucun secret pour lui, il y a grandi et y a vécu. Bien avant que les peuples ne le nomme au titre de souverain. Titre dont il n'a d'ailleurs jamais voulu. Et il est convaincu que rien de tout ceci ne serait arrivé s'il n'était pas monté sur le trône des Peuples Oubliés.

Après une course éperdue, il reconnait les premières pierres qui annoncent l'arrivée dans la vallée où vit son peuple. Ils sont proches de l'asile. Ils seront bientôt en lieu sûr. Il presse alors le pas. Quand soudain, Shéä trébuche. Elle perd l'équilibre et s'écroule dans la neige. Il a juste le temps de se retourner pour la rattraper avant qu'elle ne chute lourdement sur le sol.

- Liyën, je ne peux plus… J'ai si mal.

- Nous sommes tout proche, Shéä, encore un effort.

- Je t'en prie, je n'y arriverais pas… Le bébé, il… Il arrive, annonce-t-elle avec difficulté.

Sans en attendre plus, l'homme la prend dans ses bras pour la porter vers un lieu plus propice à la mise au monde d'un enfant. Il connait une grotte non loin, à l'abri du froid et des regards. Shéä y sera en sécurité le temps d'accoucher.

Les contractions commencent à peine l'a-t-il couchée sur le sol couvert d'un tapis de feuilles. Elle serre les dents pour ne pas hurler, pour ne pas révéler leur présence à leurs poursuivants. Mais la douleur est là, intense. Son ventre dur comme de la pierre est contracté en une souffrance atroce. Elle cherche à se redresser, à grande peine. Son compagnon l'en empêche. Puis, un liquide chaud court le long de ses jambes. Shéä comprend aussitôt que le moment est venu. Il est temps pour elle de mettre au monde l'enfant qu'elle porte.


La douleur revient, régulièrement, de manière de plus en plus rapprochée durant de longues minutes, interminables. Puis, alors que la nuit est à son apogée, l'accouchement commence. La jeune femme, déjà à bout de force, sent les gouttes de sueur couler sur sa peau et devant l'imminence de la situation, se met à pleurer. Pleurer sur l'ironie du sort, sur le destin funeste et immense qui attend l'enfant.

À ses côtés, son compagnon lui insuffle la force dont elle a besoin. Il tient fermement sa main dans la sienne, l'aidant et la guidant comme il le peut, dans cette épreuve que seules les femmes ont à endurer.

Shéä hurle de douleur lorsque le petit sort enfin de son ventre. C'est comme si son corps brûlait. Puis, l'épuisement l'emporte, et la souffrance s'en va pour laisser sa place au soulagement. Néanmoins, elle n'entend pas crier l'enfant et prend peur qu'il soit mort-né.

Son compagnon a récupéré le nouveau-né et a coupé le cordon avant de le nouer. La jeune femme se redresse à l'aide de ses dernières forces, celle de la frayeur, et prend le bébé dans ses bras, les yeux encore baignés de larmes. C'est une fille, petite et frêle, qui pousse enfin son premier cri quand sa mère la saisit contre elle. Les parents peuvent laisser s'échapper un soupir d'apaisement.


Ses forces l'abandonnant soudainement après l'immense et douloureux effort, presque surhumain, qu'elle vient de fournir, la jeune femme s'endort. Liyën enveloppe alors sa fille dans les pans de son écharpe pour qu'elle ne prenne pas froid. Elle est si petite, si fragile, et elle lui rappelle tellement son épouse qui se repose à ses côtés. Un petit quelque chose dans son nez discret, dans ses yeux bleus de bébé, dans ses lèvres rosées, ou encore dans ses cheveux sombres.

Dans les bras de son père, la petite finit par s'endormir à son tour. L'homme muche son épouse dans son épais manteau, rabattant la capuche du vêtement sur ses longs cheveux bruns. Il ne faut pas que le froid vienne lui mordre la peau. Elle a tant donné pour mettre leur fille au monde. Elle mérite qu'il prenne soin d'elle plus encore qu'il ne le fait déjà. Alors, il fait tout pour qu'elle soit couverte et au chaud. Quitte à lui glisser son propre manteau sur les épaules. Après tout, il ne souffre pas du froid hivernal comme elle.

Puis, attendri et rassuré que toutes deux aillent bien, il s'assoit aux côtés de Shéä qui dort d'un repos milles fois mérité, et ils restent ainsi un moment, tous les trois. Liyën espère secrètement que la venue de cet enfant ramènera la volonté de vivre à son peuple, et à ceux qui sont comme lui, depuis bien trop longtemps, des oubliés.

Sa compagne revient à elle et se serre contre lui, tremblante. Elle a peur pour l'avenir de sa fille. Il lui semble soudain si sombre. Ses origines, son héritage. Aurait-elle droit au destin qu'elle souhaite de tout cœur pour elle ? Elle désire tellement qu'elle puisse grandir comme le mérite tout enfant...

- Ma pauvre enfant, soupire Shéä. Quelle vie t'avons-nous donnée…

- Elle aura une vie paisible, ne t'en fais pas, la rassure Liyën. Il nous faut la mettre à l'abri. Le clan saura prendre soin d'elle.

- Je n'en doute pas. Mais j'aurais tant voulu être près d'elle pour la voir grandir.

- Nous le serons. Quoi qu'il se passe, quoi que nous devenions. Nous serons là, à ses côtés, pour la voir grandir et s'épanouir.

Le calme règne encore. Liyën n'entend plus le pas lourd de ceux qui les traquent. Ont-ils réussi à les semer à travers bois ? Il en doute. Ces assassins doivent rôder quelque part, attendant de les surprendre. Il ne peut pas mettre d'avantage sa famille en danger. Il doit trouver une solution avant que les soldats ne tombent sur eux. Le petit être que Shéä serre contre elle doit survivre à cette nuit, pour vivre et perpétuer leurs espoirs et leur héritage.

Il se lève alors, s'apprêtant à sortir de la grotte pour attirer leurs poursuivants vers lui et ainsi protéger son épouse et sa fille. Mais la jeune femme l'arrête. Elle saisit sa main pour ne plus la lâcher.

- Je t'en prie, ne fais pas ça. Je ne peux pas te laisser t'en aller… J'ai besoin de toi. Nous avons besoin de toi.

- Mais je ne peux me résoudre à vous mettre en danger, ma Douce. Pardonnes-moi, il le faut.

Les larmes coulent sur les joues de sa compagne. Il prend le temps de les sécher du bout du doigt, venant caresser cette peau douce et claire qu'il ne pourra sans doute plus jamais toucher à nouveau.

Il admire ce regard clair et dissemblable qu'il aime tant. Lyën pose un baiser sur le haut de la pommette gauche de la jeune femme, là où est délicatement posé un petit grain de beauté rond et brun, près du coin de son œil bleu. Finalement, il joint ses lèvres aux siennes en un dernier baiser.

Puis, il n'oublie pas d'embrasser sa fille sur le front et se résout enfin à partir sans se retourner. S'il pose de nouveau les yeux sur elles, il ne saura plus les laisser ainsi derrière lui toutes deux…


Shéä regarde son compagnon disparaître dans la nuit. Sa vue n'est pas aussi bonne que la sienne et elle ne peut plus le suivre au-delà des ombres. Elle voudrait crier son prénom, pour qu'il revienne. Elle ne se le permet pas, ça serait dévoiler leur cachette. Elle serre l'enfant dans sa chaleur, l'odeur de Liyën imprégnée dans la fourrure du manteau. Une larme lui échappe bien malgré elle et la force qu'elle s'intime de garder.

Elle ne peut pas laisser l'homme qu'elle aime livrer sa vie pour les sauver. Son cœur bat fort dans sa poitrine. Elle ne veut pas abandonner sa fille, mais elle ne peut pas abandonner Liyën non plus. Une décision est à prendre. Elle ne sait pas laquelle choisir pourtant. C'est si difficile de s'y résoudre. Que doit-elle faire ? Elle est perdue et désemparée face à ce qui se profile.

Derrière sa respiration rapide, elle tente d'écouter les bruits de la nuit. Mais elle ne n'entend rien. Liyën aurait perçu le moindre son suspect, le moindre signe de danger. Elle en est incapable. Elle n'est qu'humaine, pas lui. Alors, pour percer les bruits de la nuit, elle cherche à se calmer. Comment y parvenir alors qu'elle sait que son compagnon est en train de jouer sa vie pour elle ? Les larmes coulent plus encore sur ses joues. Et elle ne parvient pas à les tarir.

L'enfant remue contre elle, se muchant un peu plus dans la fourrure épaisse du manteau. Elle est si jolie. Pourquoi faut-il que son existence débute si tristement ? Shéä donnerait tout pour que sa fille puisse grandir loin de cette nuit de frayeur. Elle caresse les cheveux sombres du bébé en souriant.

- Ma chère fille, murmure-t-elle, je ferais en sorte que tu puisses grandir loin de tout ceci. Que jamais ces assassins ne mettent la main sur toi.

Soudain, un bruit furtif la fait frémir. Par instinct, elle serre son enfant un peu plus contre elle, prête à la défendre.

Deux yeux dorés percent la pénombre et se posent sur elle. C'est un grand loup qui est venu jusqu'à elle. Sans doute attiré par l'odeur du sang. Il s'approche, son pelage immaculé le trahissant dans la nuit si la neige ne l'eut dissimulé. Il aurait pu lui sauter à la gorge pour lui voler sa fille. Mais il n'en fait rien et avance tranquillement à sa rencontre.

Shéä sait ces animaux protecteurs et elle a toute confiance en eux. Elle a confiance en lui, elle l'a reconnu. Il s'approche doucement, et vient glisser son museau dans les plis de la robe salie de la jeune femme.

- Bonsoir, mon ami, dit-elle soulagée de cette présence familière.

L'animal se couche à ses côtés, observant avec bienveillance le petit être qu'elle tient dans ses bras.

- Je suis venu souhaiter la bienvenue à ta fille, chère Shéä, murmure la bête. La nuit n'est pas sûre ce soir. Cette lune est de mauvais augures.

- Elle n'est affectivement pas encline aux bons présages.

- Mais, réalise l'animal, Liyën n'est pas avec toi ?

Devant le silence équivoque de la jeune femme, le loup comprend sans qu'elle n'ait besoin de lui expliquer. Il pose sa tête sur ses pattes croisées et soupire :

- Alors, c'est arrivé…

- Oui. Malheureusement.

- Il nous faut prévenir les autres clans. Avant qu'il ne soit trop tard.

- Cette mission t'incombe mon ami, je le crains. Je suis incapable d'aller plus loin. Et le temps nous est compté avant qu'ils ne me trouvent ici. C'est pourquoi, je voudrais te demander une chose.

- Bien-sûr, ma Dame, tout ce que tu voudras.

- Si je ne peux le faire, veux-tu bien veiller sur ma fille ?

Le loup incline la tête en signe de respect. Et Shéä sait qu'il accepte. Elle est rassurée. S'il lui arrive malheur, son fidèle compagnon saura protéger l'enfant.


Un grondement rauque retentit tout à coup, comme un coup de tonnerre. La jeune femme sursaute et porte son regard au loin. Le silence est pesant, trop pesant. Quelque chose se trame. Qui a poussé ce cri déchirant de douleur et de rage ? Est-ce Liyën ?

- Faites que ce ne soit pas lui, souffle-t-elle.

L'angoisse s'empare d'elle. Et lorsqu'une dizaines d'ombres menaçantes approchent de la caverne, l'ombre des torches les dessinant dans la pénombre, elle croit que son cœur va s'arrêter. Ils l'ont retrouvée ! Ces maudits soldats ont retrouvé sa piste et sont arrivés jusqu'à elle. Malgré le fait que Liyën ait pris soin d'effacer leurs traces. Et où est-il donc ? L'ont-ils abattu comme on abat un chien ? Elle ne peut pas le croire…

Elle se redresse tant bien que mal, ses jambes encore faibles et tremblantes. Mais elle tient à leur faire face, avec dignité, comme la souveraine qu'elle est. Elle ne veut pas qu'ils puissent lire la peur dans son regard. Elle ne veut que leur intimer admiration et respect avant que leur lance assassine ne vienne la traverser. Seulement, avant qu'ils ne l'approchent d'avantage, une ombre s'interpose entre eux.

- Ne la touchez pas, maudits assassins ! rage Liyën.

Il tient son flan blessé d'une main, les dents serrées. Son épaule meurtrie laisse échapper un filet pourpre le long de son bras. La neige collée à sa tenue est tachée de ce vermeil poisseux, trahissant ses profondes blessures. Malgré ce, il est menaçant, protégeant son épouse et sa fille. Si la lune le lui accordait, il prendrait cette forme sauvage qui est sienne. Mais son état ne le lui permettait pas.

Il a réussi à tenir les soldats loin d'elles un moment. Cependant, cela n'a pas suffi. Ils ont réussi à le coincer et à le blesser, le laissant pour mort. Sachant Shéä et sa fille en danger, il a trouvé la force de se relever. Mais combien de temps encore pourra-t-il tenir avant de s'écrouler ? Il sent un liquide chaud glisser le long de son flan et dans son dos : il perd trop de sang. C'est à peine s'il parvient à rester conscient et à tenir sur ses jambes.

La lueur des flammes des torches qui se reflètent dans ses yeux couleur d'ambre fait hésiter les hommes une longue minute durant laquelle Liyën se demanda s'il tiendra face à eux. Puis, ils se rendent compte qu'il est trop faible pour faire appel à l'astre d'argent et revêtir peau de bête. Ils l'encerclent donc à l'entrée de la grotte. Et la dernière chose qu'il entend est la voix de Shéä qui crie son prénom avec angoisse et douleur.

Il s'effondre sur le sol neigeux, ses longs cheveux blancs venant cacher son visage. Un filet de sang glisse le long de sa joue. Son souffle se fait de plus en plus douloureux. Un froid glacial s'empare doucement de lui, et il n'est pas dû à l'hiver qui règne. La vision de la jeune femme se précipitant à ses côtés est encore nette. Il veut plonger son regard dans le sien une dernière fois, se noyer dans ces yeux vairons qu'il ailme tant. Avant que les Dieux ne le rappellent à eux.

Sa compagne s'agenouille près de lui en sanglotant. Elle dégage doucement son visage de ses longs cheveux immaculés, caressant sa joue tendrement. Contre son sein, elle tient leur fille emmitouflée dans son manteau. L'enfant dort. Leurs poursuivants ne l'ont pas remarqué. Liyën serre ses doigts dans ceux de Shéä.

- Pardonnes-moi, ma Douce… Je… je suis navré que…

- Non, tais-toi, murmure-t-elle en tentant de retenir ses larmes, tu n'es fautif de rien. Tu as fait tout ce que tu as pu. Tu nous as protégées.

- J'ai essayé de… de les éloigner, mais… J'aurais… tellement voulu que… que ça se passe autrement… Si tu savais…

- Ne dis rien, Liyën. Ne dis rien. Je sais…

Il serre les dents, une douleur lancinante se répandant dans tout son corps comme des tissons incandescents. Shéä s'inquiète plus encore :

- Je t'en prie… Ne t'en vas pas…

Il lui sourit, tentant de la rassurer, caressant la joue de sa compagne.

- Je t'attendrais… de… de l'autre côté… Je te… le promets, Shéä…

- Et je t'y retrouverais, lui répond-t-elle les yeux brûlants de larmes. Je t'aime, Liyën.

- Je sais, ma Douce… Moi aussi…

Ce sont ses dernières paroles. Il a froid, si froid. Et sa vue se tremble peu à peu, jusqu'à ce que le monde s'obscurcisse autour de lui et que le noir aveugle s'installe… Si seulement il avait pu rester, juste encore un peu, auprès d'elle…

 

Les doigts froids de son amant glissent sur sa joue, pour tomber dans la neige qui se tâche progressivement de son sang. La jeune femme ne peut retenir ses larmes devant le corps inerte de son compagnon. Il a tenté de la protéger, elle et leur fille, et a donné sa vie pour cela. Pourquoi le sort s'acharne-t-il donc ainsi sur eux ?! C'est tellement injuste ! Qu'ont-ils fait pour mériter cela ? Ne peuvent-ils pas rester ensemble jusqu'à la fin ?

Quand elle voit les yeux ambrés de Liyën se voiler doucement, avant de se fermer pour la dernière fois, elle ne peut se résoudre. Il ne peut pas partir, c'est impossible. Cela ne peut pas être vrai. Ce n'est qu'un cauchemar, un horrible cauchemar. Il ne peut pas s'en aller. Pas sans elle. Pas ainsi. Pas alors qu'il vient d'être père et que leur fille a tant besoin d'eux, qu'elle a besoin de lui.

- Liyën, sanglote-t-elle en prenant sa main dans la sienne pour y enfouir son visage si triste. Je t'en supplie, ne me laisse pas toute seule… J'ai besoin de toi… Par pitié… Rendez-le-moi…

Elle en implore les Dieux. Mais l'entendent-ils seulement ?

Elle lève les yeux au ciel, tentant de retenir cette rage qui lui fait monter les larmes aux yeux. Elle regarde un instant l'astre de nuit. Cette lune rousse est symbole de sang versé. Elle le sait. Liyën lui a appris à lire les étoiles. Et elle la haït presque à présent, de leur avoir tant porté malheur en cette funeste nuit, alors qu'elle semblait les protéger jusque-là.

L'enfant toujours chaudement serré dans ses bras nus, elle tourne son regard sur son compagnon. Il semble dormir, serein. Elle espère qu'il a trouvé la paix, et qu'elle pourra l'y retrouver bientôt. Car elle sait que son heure viendrait. Elle caresse la joue de l'homme qui partageait sa vie, un sourire triste sur son visage au regard pourtant lumineux.

- Attends-moi Liyën, lui souffle-t-elle avec douceur.

Elle vient poser un baiser sacré sur les lèvres de son amant avant de se tourner vers les tueurs de son compagnon, rageuse.

Ses yeux vairons, l'un vert l'autre bleu, lui offre un regard inquiétant et envoutant à la fois. Son air assassin, elle voit les hommes frémir. Si elle en avait eu la force, elle les aurait tous tué, un par un. Si elle avait eu le même don que son compagnon, elle aurait revêtu peau de bête pour leur faire payer. Mais, elle ne peut que les maudire, prenant l'astre de nuit et les divinités en témoins.

- Quand le vingtième hiver viendra, dit-elle d'une voix forte et menaçante, la lune de sang régnera à nouveau dans le ciel de minuit. Et alors, croyez-le bien, vous recevrez le sort que vous méritez. Que cette nuit m'en soit témoin. L'Héritière des Loups viendra reprendre ce qui lui appartient et ce sera le sang des traîtres qui coulera pour tâcher la neige

- Tais-toi donc sorcière, lui intime l'un des soldats en lui assénant un violent coup du manche de sa lance.

Si Liyën avait vu cela, il aurait usé de l'influence de la lune pour changer d'apparence et revêtir crocs et fourrure. Il les aurait tous massacrés, jusqu'au dernier, et sans aucune pitié. Car quiconque ose porter la main sur sa compagne ne peut espérer subsister longtemps… Mais il s'en est allé. Et elle le rejoint.

Sous la violence du coup qu'elle reçut, la jeune femme s'effondre aux côtés de son compagnon, pour ne plus se relever, inerte et sans vie. Ses yeux se ferment doucement, quand son dernier souffle s'envole en une légère volute blanche. Ses doigts se serrent autour de ceux de son amant. Un filet de sang s'échappe d'entre ses lèvres, l'une fendue. Elles blanchissent déjà avec le froid qui s'intensifie. Et la neige se met soudain à tomber plus fort, la pleine lune prenant une couleur plus pourpre encore.


C'est alors que le nouveau-né se met à pleurer. Le manteau qui le couvre est tombé des mains de sa mère. Intrigué, le tueur se penche pour voir ce qui se cache dans les plis de fourrure du vêtement, levant sa lance. Il est prêt à tuer le bébé s'il le faut. Mais avant qu'il ne puisse mettre la main sur le manteau pour en vérifier le contenu, une ombre surgit des ténèbres en grondant.

Le regard emplit de surprise, l'assassin de Shéä ne comprend pas immédiatement ce qui vient d'arriver. Il a ressenti un choc, un froid le traverser aussi. Sans parvenir à savoir ce qui s'est passé. Puis, une douleur le saisit à la base du cou. Il laisse échapper un gargouillis étranglé, tenant sa gorge tranchée de quatre griffes d'où s'échappe un sang sombre, avant de tomber au sol comme un pantin désarticulé.

Le grand loup blanc fait face aux poursuivants des amants, le châle emmitouflant le nourrisson entre ses crocs d'argent. Il gronde, menaçant, tenant ainsi les assassins à distance. Puis, ne laissant le temps aux soldats de réagir, il s'élance dans la nuit enneigée pour y disparaître avec l'enfant…


***

© Lynn RÉNIER
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