l'heure exquise avec René Allio

Emmanuelle Grangé




Si un doigt de porto tu offrais à la comtesse, c'était pour mieux décliner ton éducation italienne. Tu gardais pour toi l'ambre du whisky. Nous goûtions à cette heure suspendue aux vieux murs et plafonds le scénario que tu me proposais. Je ne sais plus les paroles, mais l'extrait des vapeurs me reste en bouche tout comme le jambon de Parme qui fondait sur le pain cossu en ce living près des Halles.

À Béziers, tu étais venu au théâtre, tu me gavais de pasta, d'huile pimentée dans un bouiboui des allées Riquet. Jusqu'à Sète, il n'y avait qu'un canal à descendre. Du cimetière, j'entendais monter l'entrechoc des bourriches, je mâchais le violet saturé d'iode. Nous allions au théâtre. Nous roulions vers Marseille où les frères Lumière ne pouvaient faire entrer leur train bloqué en gare de La Ciotat. Tu es né dans ce port ; c'est cette architecture de l'homme et du large qui t'inspirait, les traces plus que les objets débrideraient ton imaginaire autobiographique. Tu déboulais de ces paysans italiens et n'en faisais pas une pelote de racines étriquées nationales.

Marseille abritait comme un prétexte légitime tes odes aux passages des femmes et des hommes. Tu y révèles ses venelles dans Retour à Marseille, elle est fantomatique pour Transit. Quelle fut cette intuition qui nous lia de Béziers à Paris en passant par ce bled de Hérisson (Allier) où tu réalisas Un médecin des Lumières, l'histoire d'un de ces premiers médecins de campagne accoucheurs au XVIIIe siècle ? Qui te ramena au ventre de la terre, te fit sans cesse interroger ces planches médicales d'écorchés ?

Je me rappelle une projection de L'Heure exquise lors d'un raout officiel à la cinémathèque des Halles, ta déclaration téméraire de poursuivre l'histoire de la comtesse d'Un médecin des Lumières et ton clin d'œil à moi dans ce petit groupe, je me rappelle l'encore plus petit groupe que nous étions à la levée de ton corps quelque temps après, et les olives sur le pain bis, les rais précis au travers les persiennes en cette fin de jour où la tendresse unique, exquise, la confiance mutuelle préfaçaient notre travail d'artisans cinégraphiques.

 

 

 

Note : René Allio fut peintre, décorateur, cinéaste. Sans doute et du moins connaissez-vous quelques titres de ses films : La Vieille Dame indigne, Rude Journée pour la reine, Les Camisards, Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… J'emmenai souvent ma fille à La Grande Galerie de l'Évolution, sise au Jardin des Plantes à Paris, dont René fut l'un des rafraîchisseurs en 1994.



 

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