L'homme au costume noir
Fabien Dumaitre
Le soleil diffusait une lumière blafarde en ce début de matinée. Un vent froid venu du nord soufflait faiblement sur la capitale s’engouffrant entre les bâtiments aux façades ternes en ce milieu d’hiver. Nous étions lundi et bon nombre de franciliens se rendaient à leur travail emmitouflés dans de chauds manteaux rembourrés accompagnés, pour les plus frileux, de gants et d’écharpes. Pour les femmes d’affaires qui sillonnaient régulièrement le parvis de la Défense, jupes et escarpins avaient cédé la place aux pantalons et aux bottines en fourrures. Nous étions début février et « les gars de la ville » comme tout le monde les appelaient, en d’autres termes, les employés municipaux préposés aux espaces verts, buvaient leur café et fumaient une cigarette avant d’attaquer l’élagage des hauts platanes qui bordaient les avenues de la cité. Les marchands ouvraient les rideaux de fer qui protégeaient la devanture de leurs boutiques et quelques personnes du tout Paris se pressaient dans les bistrots typiques pour déguster un café et lire leur journal en toute tranquillité. Les « petits vieux » partis chercher le pain n’oubliaient pas de faire une petite halte dans leur bar de prédilection pour prendre leur petit déjeuner composait de deux ou trois ballons de rosé et de cacahouètes. Les balayeurs s’évertuaient à attraper les tracs et autres papiers qui jonchaient le sol quand ceux-là ne s’envolaient pas sous le feu d’une rafale de vent. Au détour d’une rue, un type à l’air louche tentait d’alpaguer un quidam désireux d’acheter un peu de ganja. Non loin de là, deux autres types tout aussi louches l’observaient discrètement sauf qu’eux étaient en fait des policiers en civil qui attendaient patiemment que le délit soit commis pour prendre le revendeur la main dans le sac. Du haut du dôme de Notre-Dame, les gargouilles observaient tout ce petit monde veillant tel des anges sur la cité en ébullition. On croisait une population cosmopolite dans cette grande et belle ville qu’était Paris.
Harvey avait élu domicile sur les quais de Seine, non loin du pont Neuf, avec une superbe vue sur l’île de la Cité. Il était emmitouflé dans un épais manteau en daim marron rembourré au niveau du coup et des poignets. Un bonnet en laine troué par endroit couvrait sa tignasse brune parsemée par endroit de cheveux gris et des mitaines enveloppées ses mains rugueuses aux ongles noircis par la crasse. S’il avait préféré des mitaines aux gants, c’est tout simplement qu’il voulait avoir le bout des doigts à l’air pour pouvoir se rouler ses cigarettes. Un pantalon de toile noire, vestige de son ancien travail, couvrait ses jambes maigrichonnes et de veilles chaussures de ville aux semelles usées épousaient le contour de ses pieds déformaient par l’arthrite. Il s’était confectionné une couverture de vieux cartons usagés récupérés dans les poubelles des grandes enseignes de vêtements. Harvey ne vivait dans la rue que depuis 5 ans et 31 jours exactement. Avant, il avait un métier…un vrai métier. Il était consultant dans une grande banque Américaine. Il venait de Los Angeles, la cité des anges. Le pays du cinéma et du faste Hollywoodien. Du strass et des paillettes. Des stars et des starlettes. Une ville à la démesure d’une certaine tranche de la population dont les billets verts dégueulaient des portes-feuilles et les cartes de crédit étaient tellement nombreuses que certaines servaient uniquement de décoration. Harvey avait fait partie de ce monde-là, à l’époque.
Il y a dix ans, une promotion l’avait propulsé consultant financier dans une succursale de la banque où il travaillait. Il quitta donc les Etats-Unis avec femme et enfants pour rejoindre la capitale Française. Deux ans plus tard, Gladys, sa chère et tendre épouse, retourna avec ses progénitures au pays de l’oncle Sam, n’ayant jamais pu s’habituer à la culture de son nouveau lieu de vie. Harvey fit alors l’aller-retour à chaque vacance pour voir sa famille mais cela ne dura pas très longtemps. Gladys, quadragénaire épanouie et un peu frivole, tomba sous le charme d’un professeur de tennis à la langue bien pendue et elle demanda le divorce quelques mois après être rentrée au pays. Harvey, complétement abattu par cet évènement, sombra dans une terrible dépression et ne trouva que l’alcool pour soigner son mal. Il fut licencié quelques temps plus tard et, une fois ces économies dilapidées, élut domicile sur ce quai de Seine. Jamais il ne voulut retourner aux Etats-Unis. Cela faisait donc 5 ans et 31 jours qu’il était devenu SDF. Les journées d’Harvey se ressemblaient toutes hormis à huit heure moins le quart et dix-huit heure quarante-cinq. C’étaient les heures où l’homme au costume noir venait lui rendre une courte visite et lui apportait toujours quelque chose à manger et à boire ainsi qu’un paquet de tabac neuf. Il ne connaissait rien de cet homme sinon qu’il s’appelait Henri Laqueuille. C’était un type grand et sec aux cheveux blancs peignaient en arrière. Il avait à peu près dans les soixante-quinze ans et semblait en parfaite santé. L’homme ne lui adressait pratiquement aucun mot, juste les formules de politesses de bases. Bonjour…tenez…au revoir…. Il arborait toujours un sourire franc qui réchauffait le cœur d’Harvey.
Nous étions le dimanche 24 avril…il était sept heures du matin. Harvey avait passé une sale nuit peuplait de cauchemar terrifiant. Il eut une grosse quinte de toux. La vie dehors était extrêmement dure en ces nuits d’hiver. La journée, il pouvait compter sur quelques rayons de soleils épisodiques et quelques tasses de café qu’il conservait dans un thermos que le patron du bistrot de la rue au-dessus de son lieu de résidence lui remplissait chaque matin. Il ne connaissait même pas le nom de cette rue. En fait, plus rien ne lui importait désormais. Il attendait la mort patiemment, trop lâche pour se la donner lui-même. La seule chose qui comptait un tant soit peu pour lui était la visite de l’homme au costume noir. Ce jour-là, il était en retard. Il ne pointa le bout de son nez qu’aux alentours des huit heures et demie. Il semblait soucieux. Ses traits tirés trahissaient une mauvaise nuit. Il donna à Harvey son paquet de tabac, un sandwich aux rillettes et une bouteille d’eau. Jamais il ne lui donnait d’alcool. Harvey se payait ses bouteilles de gros rouges qui tâchent avec l’argent de la manche. Henri le salua puis tendit une main fébrile vers son interlocuteur en lui disant d’une voix faiblarde :
- « Tenez Harvey. Et faites en bon usage. »
Harvey regard le poing de l’homme qui s’ouvrit et il découvrit un peu d’argent. 27 euros 30 exactement. Il s’en saisit et avant qu’il ait pu remercier son gentil donateur, celui-ci avait tourné les talons et repartait d’où il venait d’un pas las. Harvey fourra l’argent dans sa petite boite en bois. Celle où il gardait son butin et regarda l’homme s’éloigner. Cette fois, il n’avait pas eu ce petit sourire qui lui faisait tant de bien. Il se prit le sandwich et mordit à pleines dents dedans comme un mort de faim.
La journée passa, semblable à toutes les autres. Quelques touristes en ballades vinrent alimenter en monnaie la petite coupelle posait devant Harvey. Sur le coup des 18 heures, il partit s’acheter sa chopine de rouge puis revint à son « domicile » pour attendre la venue du vieil homme si généreux envers lui. Il savait que ce n’était pas de la pitié, ça se lisait dans les yeux pleins de générosité et de compassion du gentil donateur. L’heure du rendez-vous arrivé, Harvey fut surpris de ne pas voir son bienfaiteur lui apporter sa pitance. Jamais, jusqu’à présent, l’homme n’avait fait faux bond à Harvey. De plus, il était extrêmement ponctuel ce qui ne manqua pas d’inquiéter le pauvre SDF au cœur meurtri. A la nuit tombée, il sombra dans un sommeil léger, le ventre creux gargouillant par intermittence. Il se réveilla dès que le jour pointa le bout de son nez et attendit la venue du vieil homme mais celui-ci ne vint pas. Harvey se sentait mal. L’impression désagréable que quelque chose était arrivé à Henri le tarauda toute la matinée. A l’heure du déjeuner, un petit homme ventripotent apporta un pain au chocolat à Harvey et lui donna le journal du jour.
- « Que des conneries là-dedans ! » avait lancé l’homme en tendant le quotidien à Harvey « mais si ça peut vous passer le temps… »
Harvey se mit à feuilleter le journal et tomba sur la rubrique nécrologique. Malheureusement, sa crainte se confirmait. Henri était décédé hier en début de soirée d’une rupture d’anévrisme. Il était mentionné que ces obsèques auraient lieux aujourd’hui à 15 heures à la cathédrale Notre-Dame. Sans perdre un il prit sa petit boîte en bois où reposait l’argent qu’il lui restait soit…27 euros 30. La somme exacte que lui avait donné le vieil homme. Il courut à grandes enjambés même si ses pieds le faisait souffrir et grippa les escaliers qui montaient jusqu’à la rue. Là, il fit signe à un taxi de s’arrêter et se faufila à l’intérieur du véhicule à la hâte. Il indiqua le lieu où il voulait aller au chauffeur et celui si démarra à vive allure. L’heure était déjà avancée. La cérémonie avait lieu dans une quinzaine de minutes et Harvey tenait absolument à y assister. Dire adieu à son ami. Car oui, il le considérait comme son amis même s’ils n’avaient jamais eu de réelles conversations hormis les formules de politesses, cet homme, au sourire joyeux et aux yeux rieurs lui avait permis de vivre moins péniblement sa déchéance.
Le taxi se gara en bas du grand édifice et Harvey le paya. 25 euros 30. L’homme empocha l’argent en remerciant son client avec un sourire émaillé de traces noires dues probablement à une trop grande absorption de café et un goût certain pour la cigarette puis Harvey se jeta hors du véhicule et monta les marches quatre à quatre. Il était 15 heures 05 et les portes se refermaient sous l’impulsion de deux hommes en costumes et cravates d’un noir macabre. Harvey se faufila entre les deux battants et vint s’installer le plus près possible du cercueil. La cérémonie fut sobre mais belle. Le prêtre loua les qualités du vieil homme et demanda à dieu de l’accueillir comme il se doit dans sa nouvelle demeure…Le paradis…A la fin du cérémonial, toutes les personnes présentent défilèrent devant le cercueil d’Henri pour lui dire un dernier adieu. Harvey fut pris d’une terrible émotion à la vue du cadavre de son « ami » et les larmes coulèrent sur ses joues telles de petits diamants luisant à la lueur des cierges. Les gens regagnèrent tous leur place pour se recueillir une dernière fois et les sœurs s’engouffrèrent dans les rangs pour collecter l’argent que voulaient bien donner les gens présents à ce funeste évènement. Harvey fouina dans ses poches et en sortit une pièce de 2 euros. C’était tout ce qu’il lui restait. Il la déposa dans la petite corbeille au passage de la religieuse puis quelques minutes plus tard, tout ce beau monde se retrouva dehors pour se rappeler aux bons souvenirs du défunt. Harvey ne sentait pas vraiment à sa place et il commençait à quitter les lieux quand un homme grand et sec d’une cinquantaine d’année vint l’accoster.
- « Excusez-moi monsieur. Vous êtes bien Harvey Blake ? »
Surpris, il répondit par la positive d’une voix faible et geignarde comme s’il avait quelque chose à se reprocher.
- « Enchanté Monsieur. Je suis Maître Calvan et j’ai été chargé par monsieur Laqueille de me charger de sa succession. Vous ne le savez peut-être mais monsieur Laqueille n’avait plus de famille. Beaucoup d’amis certes mais pas de famille. Il a donc rédigé un testament et c’est vous qui êtes son légataire universel. Toute sa fortune vous reviendra une fois que vous aurez signé ces quelques papiers. »
Harvey était abasourdi. Il n’arrivait pas à croire à tout cela. Le notaire posa une main sur l’épaule d’Harvey et ils filèrent tous les deux dans un bistrot non loin de là pour faire le nécessaire. Au moment de commander, le notaire lança avec une certaine trivialité :
- « Deux coupes de champagnes jeunes hommes. Et de votre meilleur cru ! »
Harvey coupa Maitre Calvan d’un ton affirmé.
- « Non, pour moi ce sera une menthe à l’eau je vous prie. »
L’homme parut surpris mais ne dit rien. Ils signèrent toute la paperasse nécessaire et se quittèrent sur une franche poigné de main. Le jour même, Harvey prenait possession d’un luxueux appartement de 150 m2 à deux pas du pont Neuf et se retrouva à la tête d’une fortune estimée à 30 millions d’euros. Sa vie changea radicalement. Il se maria deux ans plus tard avec une charmante Hongroise rencontrée au cours d’un voyage qu’il s’était offert et eut même la joie de devenir à nouveau père d’un petit garçon qu’il nomma Henri. Cet homme, Monsieur Henri Laqueille, était probablement un ange et il n’omit pas de faire une prière pour lui tous les jours jusqu’à sa mort…