L'homme qui souffrait

mysteriousme

Il avait enfin réussi à se confier. Exercice difficile tant il était devenu méfiant avec le temps.

Son amour et sa confiance dans la vie s'étaient peu à peu évaporés, alors qu'il était si vivant quand il était plus jeune. Sa culture provinciale l'amenait intuitivement à apprécier les choses simples, les relations humaines sincères, l'observation de la nature...

Mais non, cela n'avait plus de sens.

Il avait dû renier la primeur de ces sentiments intuitifs. Il avait dû renoncer au bon sens, à la légèreté et à l'insouciance face à la vie.

Son drame ? Avoir grandi sous le joug des femmes "depuis des générations" comme il lisait sur son paquet de céréales "Bonne Forme". Céréales qu'il laissait tremper dans du lait sucré pendant qu'il fumait sa première cigarette de la journée à la fenêtre.

Des femmes avec un caractère fort. Trop fort. Ecrasant. Oppressant.

Sa grand-mère maternelle, la seule qu'il connût, était une maîtresse-femme. Elle avait su tenir son ménage au cordeau : des enfants au budget en passant par son mari. Il avait bien essayé, le brave René, de trousser quelque jupon en son jeun temps. La grand-mère Marthe ne l'avait pas entendu de cette oreille et l'humiliation cuisante à laquelle elle s'adonna pour ridiculiser René et "sa" serveuse du bar de la Place en eut fini de la bagatelle. Il était bel homme, tant pis pour lui, tant pis pour elles.

René mourut heureux grâce à ses enfants, mais sa femme le laissait taciturne et mou. Elle n'avait pas cherché à les récupérer lui et son amour, après cette tromperie indigne. Elle se contentait de supporter sa présence, de gérer les enfants et le foyer, comme le stipulait leur contrat de mariage datant du 1er mars 1950.

Elle aimait la rigueur, les tricots un peu rêches et les bains de siège. On ne se refait pas !

 

Cigarette terminée. Dernière bouffée expirée par la fenêtre. Temps mitigé ce matin, mais lumière étonnante. Il aimait le beau.

 

Petit, il connut peu le fléau de Marthe, car elle décéda lorsqu'il avait 6 ans et il ne la voyait que les weekends prolongés pour Pâques ou la Toussaint. "Pour sûr, des traumatismes en moins, ce rythme sporadique !" se dit-il en gobant son bol de "Bonne Forme" ramollies.


Ses yeux se posèrent sur l'écran de son ordinateur. Une publicité clignotait : "Gagnez le gros lot - super - pactole ce dimanche !"

"Encore une arnaque !" marmonna-t-il dans sa barbe.


Une arnaque, comme l'amour de sa mère, Hélène.

Pour offrir des jeux de société et amuser la galerie, elle est toujours là. Pour transmettre l'amour, il n'y a plus personne. Sans lui chercher d'excuses, il savait que d'avoir grandi entre Marthe et René n'avait pas dû être facile et trouver sa place parmi trois autres frères et soeurs non plus.

En 1972, elle avait choisi de partir du cocon familial. Elle était l'avant-dernière de la fratrie, de celles que l'on peut facilement oublier, l'attention étant souvent portée sur le numéro 1 et le numéro 4. Angélique et Sylvain, ses aînés, avaient montré la voie quelques années plus tôt en allant faire leur vie en couple. Il ne restait plus, après elle, qu'Emilien. Elle ne raffolait pas du contact avec eux trois, sauf lors de réunions de famille, qui restaient quand même la tradition, et plaisaient à Luigi en particulier...

En 1972, donc, elle trouva à se marier avec un aimable fonctionnaire, jeune bibliothécaire de son état, et d'origine franco-italienne : Luigi.

Il était passionné par la littérature, notamment les biographies de réalisateurs. Il en avait lu et même relu tellement ces illustres personnages décrits l'impressionnaient.

Parfois, au début de leur mariage avec Hélène, il lui lisait des passages entiers de la vie des plus grands, avec son reste d'accent italien et des airs rieurs.

Hélène et lui ne voulaient pas d'enfant. Mais cette époque, c'était particulièrement mal vu et Marthe veillait à ce que tout son petit monde engendre d'honorables héritiers.

Quelque eu résignés, ils eurent Albane et Guillaume entre 1975 et 1977.

"Albane a toujours été ta chouchoute, Maman !" se remémorait-il "-Mais non, Guillaume ! Tu dis n'importe quoi. Elle réussit tout ce qu'elle fait, c'est tout ce que je constate ! Allez, va jouer avec tes copains dans le terrain vague !"
Le terrain vague. C'était à l'image de son coeur - un vague terrain où rien n'était sécurisé, ce qui en faisait le lieu de tous les dangers. Oui, vraiment comme son coeur.

Au-delà de l'injustice subie quant à cet amour maternel dont il aurait aimé s'enivrer chaque jour, il eut affaire à un père peu attentif à ce genre de "détails". Ce qui passait en premier pour Luigi et Hélène étaient : l'éducation, la culture, la lecture et le cinéma. Peu importe les mamours et les câlins. Ils y étaient peu sensibles déjà entre eux deux, alors avec Albane et Guillaume encore moins. En leur offrant un bon bagage, ils seraient plus vite autonomes.

 

Saisissant le programme du cinéma de quartier, il aperçut un titre attrayant : "Noël en été"... Pourquoi pas aller le voir ce soir, celui-ci ? Il espérait que la féérie décalée de ce film lui plairait.

 

Avec Albane, les liens étaient encore présents, mais pas forcément vivants. Cette sorte de distance patente existait belle et bien. Comme un périmètre défensif. Presque palpable quand ils étaient en présence l'un de l'autre pour les fêtes de Noël, d'ailleurs.

"Tiens, ton bon d'achat chez Séphora, comme demandé au Père Noël.

- Merci Guillaume. Avec Maman, nous avons préféré t'offrir cet ensemble gants et écharpe plutôt qu'un bon d'achat. Après tout, ça change un peu, et ça sera toujours plus classe que tes vieilles sapes !"

Hélène et Albane se liguaient régulièrement contre lui... Il s'était fait une raison. Dommage que ça tombe le jour de Noël et qu'Hélène ait hérité de l'amour des tricots rêches de sa mère...

Lorsqu'il était plus jeune, elles l'avaient un jour pris en grippe suite à un excès de jalousie - personne n'est parfait. Pourquoi écopait-il d'un jeu lorsqu'il décrocha son brevet, alors que sa soeur avait eu - lorsqu'elle décrocha le sien - le privilège d'être invitée au restaurant ? La gifle qu'il avait reçue de sa mère en guise de réponse sifflait encore à ses oreilles.


Devant le miroir de l'entrée, le rouge lui monta rétrospectivement aux joues. Mélange de honte et de colère face à ce visage furieux et cette main sèche.


Depuis cela, il avait enfermé sa jalousie et son mal-être dans une cage aux tréfonds de son cerveau et il s'éloigna de sa famille le plus qu'il put.

Les grands espaces, le calme, la solitude allaient devenir ses alliés. Dès la fin de la seconde, il décida de partir grâce à un programme d'échanges scolaires proposé dans son lycée. Direction la Norvège. Dépaysement total, et pendant ce temps, pas le moindre mal du pays !

A peine avait-il communiqué avec ses parents ou sa soeur pendant ses six mois à l'étranger. Sa famille d'accueil, Monsieur et Madame Olsenn lui proposaient pourtant de passer un coup de fil "à la famille maison" comme ils disaient. Sans refuser ouvertement l'idée, il trouvait toujours mieux à faire dans ces moments-là.

Ces six mois lui avaient ouvert les yeux et l'esprit. Et, sans le savoir, il renouait avec ses réflexes : aimer les choses simples, comme rire en cherchait à se faire comprendre en mimant une action saugrenue ; apprécier les relations humaines sincères, même si elles avaient un caractère éphémère, avec les jeunes de l'école qui l'accueillirent timidement, mais chaleureusement. Et observer la nature en marchant, en savourant le silence d'un pays dont il ne connaissait rien...

Six mois. Passés aussi vite qu'une étoile filante dans sa jeune existence.

Retour en France. Bac en poche. Evasion nécessaire. Choix d'une contrée encore plus lointaine : les Acores. Petits boulots et mère stressante : "Tu ne vas pas y arriver, Guillaume ! Réveille-toi ! La vie, ce n'est pas ça. Sois sérieux, trouve-toi un travail. Un VRAI travail près de chez nous. Ta soeur est en poste et vient d'emménager dans sa maison idéalement située en coeur de ville. Rejoins-nous, prends-toi enfin en main !" Courrier à peine reçu, quelques lignes entrevues : classement vertical. C'était vraiment ça, l'amour maternel ? Parce que seule l'énorme colère bouillonnaient en son for intérieur. Aucun sentiment positif ne parvenait à se faire jour de tels reproches.

Pour lui, partir à l'étranger, c'était l'occasion d'être dans sa "petite bulle" et de trouer un bon prétexte pour ne pas se faire de vrais amis ou de ne pas trouver de copine ou de job stable. Il quittait parfois ses postes pour d'autres, afin d'éviter l'attachement, ou par crainte de se faire arnaquer par le patron...

La méfiance était bien là, comme les douves autour d'un château-fort. Ne pénétraient dans l'enceinte que quelques rares privilégiés.  Trop rares.

Puis, une touriste, tellement parisienne, était arrivée dans le café qui l'employait à l'époque, entre 1999 et 2001.

Il l'observait en train de s'installer. Elle commanda une bière locale et une soupe du Saint-Esprit (sopa de Espirito Santo avec de la viande et des légumes). Il lui répondit en français, ce qui eut l'air de la vexer. Il eut honte et apporta la commande les joues cramoisies.

Elle semblait apprécier le "moment présent" dans son top trop large qui couvrait son maillot de bain. Elle offrait son visage au soleil, avait quitté son chapeau et ses tongs. A soirée était belle. Avait-elle remarqué qu'il était sous son charme dès les premières secondes ? Certainement, parce qu'au moment de payer, elle griffonna le numéro de sa chambre d'hôtel sur la note et lui tendit, le sourire aux lèvres en disant : "C'était très bon, merci. Moi, c'est Annabelle".

Piégé. Il était piégé.

Son esprit contradictoire réclamait cette femme à corps et à cri en même temps qu'il lui ordonnait de ne pas céder...

Il céda. Comme un petit Toutou suit sa maîtresse.

C'est ainsi qu'il s'installa en janvier 2002 chez Annabelle, en plein coeur de Paris, à côté de Gare de Lyon. Les années filèrent à une allure folle. Grâce à Annabelle, Hélène et Albane le laissaient relativement tranquille, lui envoyaient moins souvent des messages de reproches. Il savourait cette nouvelle mise à distance.

Puis, Luigi quitta ce monde et Guillaume pris conscience qu'il ne désirait pas avoir d'enfant. Il ne voulait pas qu'un être de sa création connaisse tout cela, tout cette tristesse, tout ce manque d'amour et cette perte d'un être cher, avec tous ses défauts mais aussi avec toutes ses qualités...

Pourtant, Annabelle réussit à le convaincre, quelques mois après : "Ce serait trop dommage de passer à côté de ça ! Ca marche si bien entre nous !" lui avait-elle soufflé un soir de Saint-Valentin.

Il n'avait pas su trouver d'arguments tant elle rayonnait ce soir-là. Après tout, ça marchait bien entre eux, oui.


"Aïe ! En parlant de marche..." grommela-t-il en trébuchant dans l'escalier au moment d'aller faire quelques courses avec son flyer de réduction pour la vinaigrette Joliette dont la publicité vert et jaune avait bercé son adolescence "Joliette, la meilleure des vinaigrettes !".


C'est ainsi que Tania était née. Une jolie petite fille, dont la beauté était calquée sur celle d'Annabelle. Mais elle avait de lui ses yeux.

Chaque anniversaire de Tania devenait "le temps du bilan" comme disait Annabelle. Et elle les soumettait à un rude exercice d'introspection de leur couple ; tâchant de tout décortiquer. Les deux ou trois premières années, Guillaume se prêta au jeu, comprenant que cette phase - loin d'être aussi ludique que le prétendait Annabelle - leur permettait une prise de recul commune et quelques ajustements.

Puis, il sentit au fur et à mesure des années que ce petit moment devenait la Saint Reproches et cela dégénérait en scène de ménage... Quel malheur que l'anniversaire de leur fille ne puisse rimer avec bonheur absolu...

Quand Tania souffla sa dixième bougie, l'exercice ne fût rien de plus qu'une goutte d'eau qui, non contente de faire déborder le vase, le brisa définitivement.

Et comme son coeur avait pu être à l'image d'un terrain vague dans sa jeunesse, il constata qu'il eut alors l'aspect d'un vase éclaté en mille morceaux.

Comment faire pour gérer cette situation sans que Tania ne soit trop perturbée ? Comment ne pas causer trop de tracas à Annabelle qui vivait mal la période ? Comment éviter que sa propre mère et sa soeur ne brandissent cette occasion pour le rabaisser encore : "Quel mauvais père tu fais ! Si Tania s'en sort, elle aura bien de la chance ! Garde-toi de lui faire un petit frère ou une petite soeur ! Et dire que tu es déjà passé à côté de ton parcours, maintenant tu vas passer à côté du sien !"

Est-ce que tous les pères du monde se sentaient aussi accablés que lui ce jour-là ? Il n'excluait pas l'idée d'être un "papa maladroit", mais qui est parfait, irréprochable ?
Comment ne pas laisser sortir les fauves qui s'agitaient en lui : "Je souffre, mais tout le monde s'en moque. Qui prend soin de moi depuis toutes ces années ? Qui ?"


"Découvrez la nouvelle valise à roulettes ultra légère, parfaite pour vous accompagner à la mer, à la campagne, à la montagne..." grésillait la publicité dans le magasin de journaux où il se trouvait.


Suite à cet ultime "bilan de couple", il prit donc ses clics et ses clacs et emménagea dans une petite maison de banlieue, accessible depuis Gare de Lyon, quartier dont son ex-parisienne était indétrônable.

La paix ! Le silence, enfin ! Mais aussi l'angoisse, la peur, la frustration de ne pas pouvoir se plonger dans les yeux de sa fille chaque soir à son retour de cours, de ne pas l'entendre chanter dans sa chambre comme d'habitude...

Annabelle la laissait - encore une chance - l'appeler, mais rapidement, elle intervenait dans la conversation, ruinant tout espoir d'une relation père-fille à distance. Il aurait habité plus près, cela aurait été du pareil au même, il le savait. Mais, à sous l'abribus rétroéclairé qui passait en boucle une publicité pour une chaîne de boulangeries artisanales, Annabelle ne se gênait pas pour lui faire remarquer qu'il aurait pu faire un effort pour sa fille.


"Et avec ceci ?" avait demandé la boulangère. "J'aimerais vous commander un gâteau à la noix de coco pour 15h", énonça Guillaume le coeur battant. Tania avait 16 ans aujourd'hui.


Il était tellement fier d'elle. Elle venait le voir un peu plus librement qu'il y a quelques années. Même si sa mère verrouillait tout, vérifiait ses moindres faits et gestes dans un magma de paranoïa oppressant...

Il souffrait alors de voir Tania, jeune fille adolescente, contrainte de mentir pour échapper au diktat maternel, ou déterminée à se taire la plupart du temps, pour s'enfuir dans son imaginaire fertile.

Il aimait sentir sa fraîcheur, son impertinence et sa liberté. Il constatait qu'en fin de compte, sa fille aussi aimait les choses simples, les relations sincères et les moments passés au jardin...

Guillaume était un papa fier et courageux, qui avait réussi à se confier à une coach parentale qui était venue faire une conférence dans son entreprise et à qui il avait pu ouvrir son coeur et ses pensées, librement, sereinement, sans calcul, en toute sincérité. Pourquoi, il ne le savait pas. Peut-être parce qu'elle avait su transformer sa méfiance en confiance en quelques échanges simples émaillés de quelques regards doux et aimables.


En sortant du cabinet de la coach, il alla chercher le gâteau et sur le chemin, il aperçut la vitrine d'un bijoutier dont les petits joyaux tape à l'oeil l'attirèrent. Du clinquant ? Et pourquoi pas ? Il entra dans la boutique, choisit en un clin d'oeil un pendentif en pierre de Lune taillée en forme de goutte ronde montée sur une chaîne en argent, puis se dirigea vers la gare, le coeur battant de s'être libéré de toute cette charge émotionnelle qui le dévorait depuis des années. Elle l'attendait sagement.


"Joyeux anniversaire, ma Tania !" dit-il en lui tendant son gâteau préféré et son cadeau dans une pochette pailletée et en lui collant une grosse bise sur sa joue fraiche.

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