Galerie de personnages
Jonathan Penglin
L'homme sans tête auquel il manquait le corps
C'est arrivé progressivement. J'ai perdu mes deux pieds, d'un coup. Impossible de savoir ce que j'en avais fait. C'était gênant, vous imaginez bien, mais je m'y suis fait. Et puis ce sont mes jambes que j'ai égarées. Habitué à ne plus avoir de pieds, ça ne m'a pas trop dérangé. Oui mais voilà, ma main gauche s'est fait la malle, bientôt suivie par le bras du même côté. J'avais beau être droitier, ce n'en était pas moins très handicapant. D'autant qu'elle aussi a filé à l'anglaise, la droite, peu de temps après, bras dessus bras dessous avec son bras. Me voilà tronc ! Tronc qui, piqué au vif, entreprit de se raccourcir, inexorablement. Le bassin d'abord, et tout ce qui y attenait encore, puis, chaque jour, un organe et quelques vertèbres, réduisant à chaque fois le sac de peau qu'était mon torse. Bientôt je ne fus plus qu'une tête. Je ne suis plus qu'une tête. Je suis toujours vivant, mais j'ai peur. J'ai si peur ! Vais-je la perdre, ma tête ? L'ai-je déjà perdue ? Je ne vois plus, mes yeux se sont tirés, mes oreilles aussi. Ma langue, ma peau, tous mes sens m'ont lâchement lâché. Il ne me reste que la pensée. Je pense toujours, je pense, oui, je pense, mais pour combien de temps ? Je pense, mais… mais, suis-je encore là ?
L'homme qui marchait à reculons en vivant dans le futur
Je marche. Oui, je marche, mais à reculons. Je ne regarde pas où je vais, jamais, parce que je sais. Je sais où je vais, comme si j'y étais déjà allé. J'y suis déjà allé, pour tout vous dire. Le futur est mon passé. Alors je marche à reculons, pour tenter de retrouver mon passé, pour essayer d'apercevoir, ne serait-ce qu'une fois, d'où je viens, où j'ai été, qui j'ai été. Je cherche mon passé.
La fillette aux yeux de néant
Les grands m'ont laissée toute seule. Ils ont peur de moi, peur de ce qu'ils voient là où moi je devrais voir. Je n'ai pas d'yeux, je suis aveugle. Je ne sais pas ce que c'est que voir. Les autres voient, ils voient mes yeux et ils ont peur, peur de ce qu'il n'y a pas à la place de mes yeux, du vide qui leur montre des choses qu'ils ne veulent pas voir. Alors ils m'ont emmenée, et ils m'ont abandonnée dans le noir. Ils veulent me faire peur, mais moi, le noir, je ne sais pas ce que c'est, alors pourquoi j'aurais peur ?
La femme qui a porté le monde
Il a mis des milliards d'années à croître dans mon ventre, et pendant tout ce temps je l'ai porté. Et puis le moment est venu, et le monde est né.
Le chien qui avait lu les philosophes
Qu'on m'apporte un os ! Ou sur la mémoire de Socrate je vous ferai douter de vous-mêmes ! Sur la mémoire de Diogène je vous montrerai que mes congénères valent mieux que vous ! Sur celle de Nietzsche les abysses marcheront avec moi, et sur celle de Spinoza je vous montrerai les ficelles qui agitent vos mains de pantins ! Qu'on m'apporte un os !