Liberté, Egalité, Adelphité
Yves Schwarzbach
Mesdames et Messieurs,
Je parle ce soir en tant qu'homme, en tant que fils de ma mère, frère de ma sœur, père de ma fille, compagnon de ma compagne. Je parle en tant qu'homme qui ne supporte pas qu'un cochon se colle aux fesses d'une femme dans le métro ni qu'un patron refuse de promouvoir une femme parce qu'elle « pourrait tomber enceinte ». Je parle aussi en tant que citoyen d'une république dont la devise est Liberté - Egalité – Fraternité et d'une démocratie à parachever chaque jour.
Sur le fond, il est difficile de dissocier les notions d'adelphité, définie comme relation solidaire et harmonieuse entre êtres humains, femmes et hommes, et de lutte contre l'inégalité issue d'un conditionnement machiste, « mascu » ou « bitard » diraient mes amies féministes. Un tel distingo serait scolastique pour qui entend parler de progrès et d'égalité.
Je développerai ici deux points, tout d'abord pour montrer comment nous sommes conditionnés des stéréotypes sexistes que nous reproduisons, à commencer par la culture du viol. J'évoquerai ensuite l'importance cruciale du langage, langue savante ou populaire, officielle ou vernaculaire dans la transmission et la reproduction de ces stéréotypes.
1. Nous sommes conditionnés par des stéréotypes sexistes qui reflètent des actes discriminatoires
Stéréotypés, nos comportements, nos attitudes et nos opinions relèvent d'un conditionnement social qui produit une sorte de non-pensée à l'égard des femmes. Nous nous disons éduqués, cultivés et raisonnables mais nos sensations et nos émotions devancent notre raison et d'ailleurs 75% de notre communication est non verbale. Bref, notre vécu précède nos images mentales, dont découlent les notions abstraites. On ne « joint pas le geste à la parole » : le geste est premier. En mission dans les années 1960, l'ethnologue Françoise Héritier rapporte avoir vu des femmes soulever leur jupe, pour rappeler d'où il venait à un homme qui s'était mal conduit, avant de l'accabler de moqueries.
Appelons donc une chatte une chatte : quand il s'agit de la place des femmes, les stéréotypes sexistes reflètent l'ancestrale domination masculine. La multiplication de nos préjugés constitue un conditionnement qui nous fait reproduire, à notre insu parfois, des pratiques qui pérennisent l'idéologie patriarcale. Dès l'enfance, ce conditionnement transforme la différence en hiérarchie, parfois légale, souvent implicite. Les garçons en bleu et les filles en rose, par exemple. Rien de bien méchant, mais il n'est pas question d'habiller un petit garçon en jupe, même pour rire, à moins que ce ne soit le prince Charles ou Louis XIV vêtu à la romaine… Aux petits mâles Alpha les pistolets, aux fillettes les poussettes. Demandez donc aux femmes Kurdes qui combattent DAESH en Irak ce qu'elles en pensent…
Ce conditionnement quotidien légitime ainsi l'aliénation des femmes qu'il exclut ou cantonne : 65,9 % des filles d'une génération sont bachelières, contre 49,4 % des garçons mais la proportion s'inverse pour les études supérieures. Ensuite, combien de femmes dans les CODIR d'entreprises, sinon aux RH ou à la communication ? Ce conditionnement s'exprime aussi dans des interdits stupides (la soi-disant impureté liée aux règles), des prescriptions ou injonctions humiliantes, par exemple vestimentaires (la longueur de la jupe ou le voilement) ou comportementales (une femme pudique doit s'asseoir d'une certaine façon mais un homme n'est pas impudique tant qu'il n'a pas exhibé ses organes génitaux dans une école ou un parc public), sans compter des jugements de valeur humiliants : « la femme est faible », « toutes des hystériques », etc.
Ce conditionnement est donc omniprésent. Peu importe au fond qu'on parle de sexe ou de genre : les préjugés socialement associés au genre pérennisent des comportements inacceptables dans une société qui se veut « civilisée », car ils découlent de ce que les féministes appellent la « culture du viol ». Une culture qui fait que les 75000 viols commis chaque année en France ne sont toujours pas des crimes imprescriptibles, laissant d'ailleurs dans le flou artistique les ignominies d'un photographe pédophile, comme impunies les agressions contre des femmes à bord des avions de nuit. Quand une femme victime d'un viol est traitée en coupable et qu'on lui demande comment elle était habillée, le comportement des autorités renvoie à un implicite répugnant : la femme n'est plus victime mais provocatrice. Au mieux, le fait de « se faire » violer la rendrait « passive » et donc déjà complice.
Avons-nous donc progressé depuis 1832, quand le viol devient un crime au sens du Code pénal mais que seul le mari ou le père pouvait porter plainte, car il était réputé avoir été lésé, la femme étant ravalée à une sorte de « valeur vénale » ? Aujourd'hui encore, la sexualité machiste est acceptée, sinon excusée dans ses déviances, alors que celle des femmes est occultée ou stigmatisée. C'est bel et bien un conditionnement, découlant d'un stéréotype de genre, qui atténue la responsabilité du prédateur et nie la qualité de victime à la proie. Quand de plus une femme politique condamne celles qui dénoncent les mains baladeuses d'un élu du peuple, c'est une omerta qui évoque le conditionnement sectaire. Bref, le conditionnement sexiste est partout et il est d'autant plus délétère qu'il est banal.
Notre langage construit et pérennise les stéréotypes de genre
En dehors de toute raison, les stéréotypes sexistes perdurent et se diffusent par notre langage. Reflet du réel, notre langue est un ensemble d'images signifiantes d'objets et d'actes, avant d'être lexique et syntaxe. Elle structure notre pensée, certes, mais exprime surtout ce que nous faisons et ressentons, avant de formater les dimensions cognitive et affective de nos attitudes envers les femmes. Comme c'est le cas pour l'antisémitisme et le racisme selon Theodor Adorno, le totalitarisme pour Hannah Arrendt, le discours misogyne construit ainsi un univers irrationnel, une fiction ou un fantasme.
Le genre grammatical n'a certes rien à voir avec le sexe mais il reflète tant de comportements sexistes ! On nous enseigne qu'en grammaire le masculin l'emporte sur le féminin mais comment le justifier rationnellement ? Au nom de quelle raison a-t-on abandonné au XVIIe siècle l'accord avec le genre du mot le plus proche? Comment ne pas voir une analogie avec la domination masculine ? Même le neutre grammatical, celui du pluriel et de la généralité, ne l'est pas socialement. Les stéréotypes sexistes sont ainsi véhiculés par le discours, au nom de conventions irrationnelles. Or ces conventions se traduisent dans les jugements, dénis, injustices et blessures que subissent les femmes, depuis les connotations négatives et les sanctions – lapidations, viols punitifs ou expiatoires, y compris par procuration comme en Inde - jusqu'aux mutilations soi-disant rituelles, comme l'excision.
Le vecteur de ces stéréotypes est d'abord la langue savante, la langue officielle de l'autorité : éducation, médecine, police, économie. Quand le même mot désigne le scrotum et le marché financier, cela présuppose l'exercice naturel du pouvoir par les hommes. En découle par exemple le discours inégalitaire et liberticide du parlement polonais (72% de mâles) qui prétendait durcir la législation sur l'IVG, ou le dédain d'un ministre de ce pays qui lâchait : « qu'elles s'amusent » en parlant des 20.000 femmes qui manifestaient le 3 octobre 2016. Lysistrata, celle qui disait « pour arrêter la guerre, refusez-vous à vos maris » dans la pièce d'Aristophane, aurait trouvé la réplique mais ce type mérite le sécateur.
Ce sont aussi les langue codifiées, celle, académique, des dictionnaires et celle du marketing, dont nous usons sans même faire l'effort de les décrypter. Quand un dictionnaire donne féminiser comme synonyme d'affaiblir, ce n'est pas de la sémantique mais de l'idéologie. Quant à la publicité, il suffit d'analyser les spots respectifs de parfums ou de voitures pour femmes et pour hommes.
C'est enfin notre langue de tous les jours, la langue vernaculaire. Combien de fois avons-nous entendu dire que « c'est elle qui porte la culotte » dans un couple, en se moquant du pauvre type mené par le bout du nez, en sous-entendant qu'une femme qui revendique une autorité est « frustrée », « mal baisée », voire une gouine dominatrice. De même, le mot meuf utilisé par les ados wesh-wesh n'a que deux sens : mère ou future mère, femme qui couche pour procréer et pute, femme qui le fait pour le plaisir masculin. Dans le premier cas, l'homme qui souille cette femme-mère est un motherfucker au sens propre ; dans le second, la tournante n'est pas un accident mais la norme pour un simple objet sexuel.
Cette phraséologie circonscrit donc les femmes à la maternité, avec pour seule alternative d'être une prostituée. « N'est chaste que la femme qui n'est pas convoitée », soutenait Saint-Augustin... Le désir masculin érotise ainsi le corps féminin et, corollaire, nos mots réduisent les femmes à un sexe, avec une focalisation similaire aux représentations des « Vénus » de la Préhistoire, exagérant les seins et la vulve. Du coup, on cache ces seins qu'on ne saurait voir, attributs maternels devenus objets sexuels et raison pour laquelle les FEMEN sont arrêtées pour exhibition, alors qu'on expose sans vergogne les mamelons masculins. Or la normalité de cette représentation repose, toujours selon Françoise Héritier, sur un « malentendu originel ». Dans bien des cultures, métaphoriquement et sexuellement, l'homme « donne la vie ». L'utérus n'est alors que le réceptacle et si l'utérus est le « four » où « cuit le pain », si l'ovule n'existe pas, si jusqu'au XVIe siècle on soutenait comme Vésale que l'utérus féminin était similaire à celui d'une truie, comment s'étonner que les femmes ne soient toujours bonnes qu'à « passer à la casserole » ?
On le voit, tant que notre discours véhiculera de tels stéréotypes, l'égalité entre les femmes et les hommes, et donc la liberté des femmes, resteront illusoires. Les lois ne s'appliquent que par l'action collective. Pouvons-nous nous satisfaire du fait qu'en 2016 seule une centaine d'entreprises a été sanctionnée au titre de la loi sur l'égalité réelle ?
Oui, nous devons tourner le dos aux stéréotypes sexistes, aller plus loin en renonçant à une parole mortifère. A cet égard, l'usage de mots nouveaux peut nous mettre sur la voie, des mots comme celui d'adelphité. (…) La seule histoire du mot « adelphité » mériterait un livre. Issu de la tradition hellénistique puis chrétienne, il est ensuite employé sous la forme de l'adjectif « adelphique » par les anthropologues pour désigner les rapports entre frères et sœurs d'une même lignée, avant d'exprimer l'attente d'une unité qui transcende la division sociale entre les sexes. On en retrouve la racine dans le nom de la ville de Philadelphie, fondée par les Quackers au nom d'un idéal de paix et d'amour universel.
Dès lors, quoi de plus souhaitable qu'une harmonie entre hommes et femmes, partage d'un état d'esprit où entrent la sympathie, la bienveillance et la solidarité ? L'exigence d'adelphité, impératif catégorique de fraternité et de sororité réunies dans un même projet, fondé sur une même liberté et une égalité réelle, place donc tous les humains au même niveau, sans distinction de genre, d'origine, de condition ou de croyance. Cette exigence poussait Olympe de Gouges à écrire la déclaration des Droits de la Femme, miroir de celle des Droits de l'Homme. Mais on sait que les grands hommes de la Convention l'ont décapitée comme un vulgaire ennemi de la liberté, elle qui constatait que le mot « homme » ne résumait pas l'humanité.
De ce point de vue, l'égalité entre femmes et hommes n'est pas seulement un droit à défendre. C'est un progrès pour le genre humain tout entier, si du moins garantir la liberté à 52 % de l'humanité en est un. S'il était besoin de prouver l'évidence adelphique, le très sérieux cabinet McKinsey montre que les firmes dirigées par des femmes sont plus performantes et que les conditions de travail y sont plus épanouissantes. En ce sens, nous n'avons pas d'autres choix que d'être tous féministes – et donc adelphiques.
Copyright Yves Schwarzbach - Janvier 2017