Liberté viscérale.

Jesus Romanov

  Elle pleurait chaque soir.

C'était pas la peur du noir, non, ce n'était plus une enfant. Elle souffrait silencieusement dans son regard.

Il est toujours surprenant de constater la précision avec laquelle certains souvenirs peuvent se rappeler à nous, n'importe où, n'importe quand.

Réjouissants, ils coulent lentement le long de notre visage, se glissent sur le coin de nos lèvres qui se chargent de les projeter au bout de nos cils. Alors, d'un battement de paupières, ces instants de bonheur viennent nous réchauffer le cœur.

Blessants, ils s'accrochent si fort à nos jambes qu'ils les brisent et nous forcent à rester immobiles, tremblants si fort qu'un feu ne tarde jamais à embraser notre âme, il faut l'éteindre. Alors, d'une main nous balayons cette poussière au milieu d'un désert de cauchemars.

  Je me souviens d'une histoire qui commence bien. Ce petit bout de vie m'a été conté par un mec pas très net dans un bar.

La tête penchée sur mon énième verre je contemplais la fonte de ces glaçons condamnés de toute évidence à une fin des plus tragique. Délestés de leur forme initiale ils finiront engloutis par le reste du contenu, perdants alors leur identité dans la masse. Cette réflexion me plongeait dans une torpeur cadavérique dont une espèce de singe poilu vînt me sortir brusquement en trébuchant sur les pieds de ma chaise.
Je perdais un verre, mais mes glaçons eux, gagnaient leur liberté.

Le coupable me proposa de m'en offrir un autre pour s'excuser. Quelle haleine fétide. Pour rompre la solitude de ce triste soir, j'acceptais sa proposition, mais uniquement s'il s'arrêtait un instant à ma table. Il accepta bien volontiers et revint, avec  deux grandes chopes. Puis en s'appuyant sur ses coudes pour se rapprocher de moi, il me fit signe de tendre l'oreille :

« Dis moi, tu vois le cadre accroché au mur derrière le comptoir ? »

Au milieu de deux étagères était suspendu un cadre vide.

« Ça t'étonne n'est ce pas ? On raconte que le propriétaire du lieu l'a accroché ici en l'honneur de son fils.

-Mais alors pourquoi est-il vide ? 

-Car son fils n'a jamais pu voir le jour. »

Je ne savais pas quoi répondre. Chacun bu une gorgée. Une fois le silence abreuvé ce fut mon tour de me pencher vers le vieil homme :

« Le propriétaire c'est cet homme là, derrière ?

Il hocha la tête en guise de réponse.

Éclairez moi, je ne comprend pas tellement, pourquoi ce cadre alors ?

-C'est délicat comme histoire et je n'aimerais pas qu'il nous entende. Je n'ai aucune envie de connaître la réaction que ce type aurait s'il apprenait qu'on parlait de lui. Ce ne sont que des histoires. Je vais sortir fumer. »

Sur ces mots, l'intriguant personnage se leva et entama d'un pas ferme le chemin jusqu'à la porte. Je lui emboîtais le pas. Une fois dehors, je le repérais accoudé non loin contre un mur. Mon intuition était bonne, cette cigarette n'était qu'un prétexte pour m'inviter à le suivre.
Très brièvement il me tendit un petit morceau de papier jauni, avant de disparaître dans la ruelle. 

"10/08, 20h, au Vauvert"

Aucune autre indication. Ce type m'avait mis l'eau à la bouche. Je n'aurais sans doutes rien de mieux à faire ce soir là. 

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