Effluves noires
Michael Ramalho
Moi et mon jogging informe avançons jusqu'à la salle de réunion. Je perçois les discussions animées derrière la porte. Je suis en retard. La gardienne de l'école, qui me connaît pourtant depuis une bonne demi-douzaine de vacances, joue encore les cerbères. Mon cœur bat la chamade. Pas à cause de la réunion. Je ne prendrai pas la parole, c'est une chose entendue. Je suis nerveux car dans cette salle enfumée et bouillonnante existe ma Sarah. J'adorerais que la relation de dépendance qu'implique l'usage de cet adjectif possessif soit réciproque mais...
Il règne dans l'endroit une grande agitation. J'arrive plus tard que je le pensais. Divisés en trois groupes, les collègues sont déjà en pleine réflexion. Les dialogues enflammés zigzaguent entre les volutes de fumée et rebondissent partout. Des feuilles gribouillées aux coins froissés, des feutres aux pointes émoussées sans bouchons et des cadavres de jeux de sociétés gisent étalés sur l'énorme table qui occupe presque toute la pièce. Les animateurs des trois entités: Petits, Moyens et Grands sont répartis à son centre et à ses deux extrémités. Sarah se tient debout, penchée en avant au-dessus de son cahier de notes. Elle est seule. La bonne fortune m'accompagne. Pendant dix jours, je serai son binôme chez les grands. Sa voix adorablement éraillée m'accueille. Elle me fait don d'un « Coucou Miko !» et d'une bise qui me fait décollée. Ses cheveux : longs, suaves, bouclés et noirs chatouillent mon visage. Elle sent effroyablement bon. C'est bizarre. A chaque fois sa délicieuse odeur opère sur moi comme un cocon. Elle m'enveloppe, me réchauffe et pénètre tous les pores de ma peau. Quand le sang dans mes veines s'est mué en effluves d'elle, je monte au ciel. Mes bourrelets, mes grosses fesses, mes lunettes, mon acné, mon cerveau embrumé n'existent plus. Nous volons main dans la main transperçant les nuages. De temps en temps, elle me sourit. Je suis bien. Le fardeau de l'angoisse m'abandonne un instant.
Ce sentiment m'était si agréable que pour continuer d'éprouver cette agréable sensation, je me suis mis en tête de mettre la main sur son parfum. A défaut de pouvoir l'étreindre, je pouvais, tel un drogué, avoir recours à des substituts artificiels. Je me suis donc rendu à la parfumerie. J'ai reniflé des dizaines de flacon. Intrigué par cet adolescent mal habillé au physique ingrat qui déambulait dans le rayon des femmes, le vigile s'est mis à me fixer. Juste au moment où cela allait mal tourné, je l'ai enfin trouvé. Light Blue. Bleu clair. Un flacon rectangulaire –presque une forme de flasque- avec un bouchon bleu doux. Comble de bonheur, son étiquette indiquait qu'il s'agissait d'une eau de parfum mixte. Je m'en asperge et l'emporte partout avec moi. J'adore ces frissons qui parcourent mon corps lorsque quelques gouttes ruissellent le long de ma peau. Je suis ému à l'idée de penser que ce même liquide coule dans le creux de son cou. J'en bois aussi de minuscules gorgées en me persuadant que ce goût de framboise que je perçois est comme un baiser reçu de sa bouche. Et je le renifle... Je le renifle dix, vingt, trente fois par jour. Ce sont un peu mes lèvres qui l'embrassent, mon nez plein de points noirs qui la caresse en descendant vers sa poitrine. Le soir, je m'en mets quelques gouttes et je m'endors après avoir songé à son corps. Il est là aujourd'hui, bien au chaud dans la poche intérieure de mon manteau.
Alberto, l'animateur d'origine chilienne qui sera avec les petits passe derrière elle. Le passage est étroit. En passant derrière Sarah, il donne un coup de bassin et affirme haut et fort que la levrette est sa position préférée. Sarah rit de bon cœur et se penche davantage. Elle lève même la jambe droite. La scène est explicite mais je ne comprends pas bien ce qu'est la levrette. Il faudra que je regarde sur le net. Je m'approche d'elle. Nous serons avec les grands. Pendant que nous échangeons au sujet de la thématique, les grands jeux et les activités, je fais de mon mieux pour éviter ses yeux magnifiques. Je refuse de la voir bloquer sur mon visage grêlé de boutons ou chercher mes yeux minuscules derrière mes grosses lunettes. De toute façon, je les connais par cœur. Deux formes noisettes ornées de deux iris marrons avec une pointe de jaune autour de la pupille. Pendant qu'elle parle, j'aspire discrètement son haleine qui sent le tabac et le chewing-gum à la menthe. J'imagine des choses avec et dans sa bouche. La réunion se termine. Je prends mon courage à deux mains avant de ne plus la voir pendant une semaine. Est-ce que tu rentres directement chez toi ? C'est un oui ! Miracle. Je veux profiter de la raccompagner pour savoir où elle habite. Vous trouvez cela dérangeant ? Je prends le risque. On pourra ajouter à la liste de mes pires cette tare supplémentaire. Elle enfile son manteau. Je me régale en observant sa poitrine pointer vers moi. Je la laisse passer devant moi. En le boutonnant, elle découvre le bas de son corps. Je ne peux m'empêcher de scruter ses fesses rebondies –elle a fait de la danse- et l'éblouissant éclat de peau blanche entre le haut du jean et le pull. Mon intention est de connaître son adresse afin de lui envoyer un bouquet de fleurs et une carte. Son anniversaire est dans une semaine. Comment le sais-je ? J'ai regardé sa date de naissance dans le dossier animateurs. Ajouter pervers pendant que vous y êtes, j'en ai rien à faire. Avec la carte, mon intention est de glisser un billet de concert pour REM. Un groupe qu'elle adore -elle me l'a dit un jour pendant que nous étions en pause- et qui tourne en ce moment. Dans la carte je lui demanderai si elle accepte de m'y accompagner. Dans la rue, je suis concentré à fond pour qu'elle ne remarque pas que je suis incroyablement idiot. J'essaie de me tenir droit aussi. Je prends garde à ne pas respirer bruyamment à cause des kilos qui me pèsent. Selon ma sœur c'est très énervant. J'apprends de nouvelles choses sur elle. Nous fréquentons la même université. Elle en Anglais. Moi en Histoire. Il faudra que je change d'orientation. Nous arrivons. Elle habite avec ses parents juste en face du RER. Je suis né dans cette ville. Sûr que je n'oublierai pas. Une autre bise. Light Blue. Cette nuit, inutile d'ouvrir le flacon je ne forme plus qu'un avec son odeur.
Le lendemain, je me précipite dans un célèbre et rassurant magasin de fleurs issus de franchises qui essaiment sur tout le territoire. Je peux avoir confiance. Une fois que j'aurai payé, le bouquet arrivera à tous les coups chez Sarah. Reste à écrire la carte. Je me suis habitué à manquer de vivacité au niveau cognitif. Lorsque l'on est presque tout le temps seul et qu'il n'est pas nécessaire de donner le change, les tâches quotidiennes ne sont pas insurmontables. S'habiller, prendre le métro, suivre les cours, faire ses courses, recommencer le jour d'après. Même moi je peux y arriver. En revanche, trouver les mots idoines pour susciter une émotion et toucher le cœur de la belle, c'est une autre paire de manche. Comment réussir avec ce pauvre cerveau au ralenti qui est le mien? Avec mon âme ! Ma sensibilité! Ne dites pas de connerie ! Comment ma sensibilité ou ma prétendue capacité à voir le monde différemment pourrait faire oublier que je suis laid et lent. J'opte pour le laconique: «Joyeux anniversaire Sarah. Accepterais-tu de venir avec moi au concert? Ton collègue M. » Vous vous moquez, hein ! J'aimerais vous y voir avec mon physique et mon cerveau. On m'assure que les fleurs seront livrées le soir même. Et l'attente commence. Mon téléphone posé sur le lit, je le fixe longuement pour l'inciter à sonner. Rien. Un quasi silence règne. Juste mon stylo qui gratte sans conviction quelques notes en prévision d'un partiel. La nuit se passe dans une grande affliction à griffer l'oreiller et à boire des gorgées de Light Blue. Le lendemain, je regarde sur internet les horaires d'ouverture puis m' enquiert de l'état de la livraison auprès d'un homme au ton aimable et professionnel. Après voir confirmé l'adresse de livraison, celui-ci m'assure que le bouquet et la carte ont bien été livrés. Les jours suivants passent dans un entonnoir de ténèbres. Je passe deux fois à la parfumerie pour me réapprovisionner en substance. Je commence à avoir mal au ventre. Les gorgées sont de plus en plus ardentes. Mes gencives souffrent aussi. Elles sont enflées et saignent sans arrêt. L'idée me vient de l'appeler. Mais en plus de tous ces pires qui me submergent, j'ajoute celui de lâcheté. J'ai peur. J'ai peur qu'elle soit gentille et qu'elle peine à trouver les mots pour me démontrer que dans la vrai vie, les crapauds ne peuvent aller de pair avec les colombes. J'ai peur que dans une démarche moins empathique, elle rit de moi. J'ai peur qu'elle me console en me disant que ce côté sensible que j'ai, ce regard original que je pose sur le monde font de moi un être à part, loin des stéréotypes du mâle alpha. Pire, elle finirait en disant, des trémolos emprunts de pitié dans la voix, que plus tard, la personne qui partagera ma vie aura de la chance. Que je ne voudrais pas entendre ça! Ce ramassis de foutaises. Je ne suis pas sensible. J'ai conscience de ma disgrâce et de ma stupidité. Je m'isole et parle peu pour ne pas me faire remarquer. Le monde hait les spécimens de mon espèce. La solitude, en plus de couler de source, est notre protection. Je ne pose aucun regard orignal ou poétique sur ce qui m'entoure. J'adresse à l'humanité le regard qu'elle mérite et qu'elle me rend. La plupart du temps je me comporte comme ne bête traquée et apeurée. Je serai le même jusqu'à la fin.
Le jour des retrouvailles arriva finalement. J'ingurgitais et m'aspergeais de tant de Light Blue que j'étais à deux doigts de l'immolation. A l'abri de l'amour, calfeutré à l'intérieur de mon jogging passé en quelques jour de pratique à trop ample –la faute à une complète non ingurgitation de nourriture- je remonte d'un pas léger la rue. Le cerbère aujourd'hui semble me reconnaître. Quelques enfants crient mon nom lorsque je traverse le préau. Comme la dernière fois, les collègues sont déjà au travail. Je la cherche. Elle n'est pas là. La directrice m'informe que finalement, elle ne pourra être là. Theodora l'a remplace et me fait signe de la main. Avant d'aller la rejoindre, je passe déposer le flacon de Light Blue dans la bannette destinée à ranger mes effets personnels. A l'intérieur, la carte d'anniversaire, le billet de concert et le vide.