Lilas
Möly
C'est souvent dans les moments les plus inattendus que l'on se rend compte de détails qu'on avait jamais remarqué auparavant. Ou alors qu'on réalise à quel point on avait pu négliger ou oublier des choses pourtant importantes.
Cet étang, écrin d'eau aux teintes vertes, caché par d'immenses sapins dont les cimes chatouillaient le ciel ; était devenu mon havre de paix. Et pourtant, je vivais non loin d'ici depuis plusieurs années, enseignant dans une école primaire. J'étais souvent absorbé par mon travail que je m'évertuais à bien faire malgré des contextes parfois compliqués. En parallèle, je consacrais une bonne partie de mon temps libre à des cours de salsa que je pratiquais depuis dix ans et dont j'étais friand.
Le week-end, je ne restais que très rarement dans ce coin de campagne et préférais m'exiler vers la ville où la majorité des soirées dansantes étaient organisées. J'étais une des rares personnes de mon groupe d'ami.e.s à avoir décidé de vivre hors de la zone urbaine, pour être au calme et me mettre au vert. Malgré tout, je n'avais que très rarement mis les pieds dans cette forêt et encore moins pris le temps de m'arrêter au bord de cet étang pour y admirer le silence serein de la nature.
C'était maintenant devenu comme une évidence. J'y venais au moins une fois par semaine. Je venais me réfugier dans ce lieu paisible pour oublier... Oublier la culpabilité, le chagrin et la dépression vers laquelle je coulais, presque volontairement. L'odeur des arbres, de l'herbe fraîche, et les sons délicats et subtils de ce lieu me transportaient. Parfois, un cri aigu d'oiseau me tirait de mes pensées et je laissais mon regard suivre l'animal taillant sa route à grands coups d'ailes. J'observais la fluidité du mouvement jusqu'à ce que l'oiseau ne soit plus qu'un point et, finalement, plus qu'un souvenir.
C'était un cauchemar, sans fin. Une nuit de laquelle on ne se réveillerait jamais. Il me semblait que c'était impossible de se remettre de cela et malgré le soutien psychologique que j'avais fini par accepter, mon état stagnait comme les eaux de cet étang. Je n'arrivais pas à oublier et je revivais inlassablement ce dernier souvenir. Il était incrusté dans ma mémoire, cicatrice éternelle. Je me mis alors à pleurer, encore, je ne pouvais plus faire autrement. Ça devait sortir. Je n'avais apparemment pas encore épuiser le stock de larmes car elles dévalaient mes joues comme des torrents.
Dans le bourg de la commune régnait, depuis lors, une ambiance morne. Sur chaque vitrine, chaque porte, sur les voitures, la porte de l'église et où sais-je encore, on pouvait voir son visage. Il envahissait l'espace, apparaissait à chaque coin de rue et ne quittait plus vos pensées. Cette présence oppressante ne faisait qu'exacerber l'absence, bien réelle. Comment cela avait-il pu arriver ? Qui ? Comment ? Pourquoi ? Toutes ces questions tambourinaient dans le crâne des gens ici. Ces questions tuaient à petits feux les parents meurtris et désemparés. J'avais dû faire face à leur peine, brutale, sèche comme un coup de poing en plein dans l'abdomen. Iels ne s'en étaient pas relevé.e.s et pourtant iels semblaient solides et optimistes. Elle reviendrait, iels le savaient.
Moi, je ne savais plus, et la vague de tristesse qui me submergeait me rendait désespéré et inconsolable. J'aurais dû... J'aurais pu... peut-être. C'était encore douloureux. Elle n'était pas mon enfant, je ne voulais, en aucun cas, voler le chagrin de la famille de la petite fille mais je la connaissais très bien. Elle était dans ma classe. Et l' instituteur que j'étais ne pouvait rester de marbre quand une de ses élèves, de dix ans à peine, disparaissait à la sortie de l'école.
J'attendais jusque tard que chaque enfant soit reparti avec ses parents, ou toute autre personne ayant l'autorisation légale de le faire, je m'assurais toujours de cela. Toujours. D'habitude...
Ce soir-là, Lila avait attendu très tard et j'étais resté avec elle. On avait réussi à joindre les parents qui s'étaient excusés mille fois de leur retard, le père de Lila arrivait du travail, il serait là dans cinq minutes. « Lila peut avancer sur la route jusqu'à l'angle, devant la boulangerie, j'arrive ». De mon côté, j'étais en retard pour mon cours de salsa, je l'ai donc laissée se diriger, seule, vers la boulangerie.
Parfois, il ne suffit que de quelques minutes. Lila n'a jamais rejoint ni l'angle de la rue ni son père.
Quand la directrice de l'école m'a appris la nouvelle, ma première pensée fut « Mince, elle ne pourra pas participer à l'atelier équitation prévu mercredi prochain... » Le choc, le déni, probablement. Dans ma tête, elle n'avait pas disparu. Les parents avaient dû s'inquiéter exagérément alors qu'elle avait seulement fait la bêtise de rejoindre des copines. Bête histoire d'enfant qui ne réalise pas qu'un.e adulte peut vite tout monter en mayonnaise.
La claque, la vraie, celle qui m'a retourné la cervelle, ça a été l'arrivée d'une équipe de la gendarmerie qui souhaitait nous interroger. Particulièrement, moi, évidemment.
Un interrogatoire qui m'avait donné des suées. Traumatisé, je n'arrivais à répondre qu'à demi mot. On me plaçait sur la liste des potentiels suspects étant la dernière personne à avoir vu Lila. Cependant, les témoignages des collègues penchaient en ma faveur. Après cela, j'étais rentré chez moi, je n'avais pas pu appeler ou rencontrer les parents. J'étais rongé par la culpabilité, terrassé. C'est elleux qui ont fini par me contacter. Le père, dont la voix était empreinte d'une immense peine, ne paraissait pas en colère contre moi.
Je les rencontrai chez moi, trois jours s'étaient écoulés depuis la disparition de la petite fille. J'étais en arrêt, incapable de sortir de la maison, je ne pouvais plus affronter le regard de mes élèves ou de mes collègues. « On ne vous reproche rien, Rémi. Vous êtes un excellent instituteur. Vous avez toujours fait votre travail correctement. Ce n'est pas de votre faute. » Il s'arrêta, sa femme le regarda s'effondrer en larmes d'un regard effacé, elle posa sa main sur le genou de son mari. « Je devais la récupérer, j'ai eu deux...deux minutes de retard. Deux Et ça a suffit pour qu'on nous l'enlève... » Il ne put rien ajouter d'autre. Sa femme était muette, un silence plein d'un chagrin incommensurable qui gonflait en elle. Je ne réussis à leur dire qu'une chose, feignant un optimisme qui ne m'habitait plus : « On va la retrouver, j'en suis certain. »
Deux semaines avaient passé. Lila n'avait toujours pas retrouvé le chemin de sa maison, ni les bras de ses parents, ni sa chambre de petite fille. Et sa chaise restait immensément vide au milieu de la classe. Personne n'osant approcher cette table d'écolier, de peur de se confronter violemment à la réalité. Je n'avais pas repris le travail, j'avais arrêté les cours de salsa. Mes collègues, tout aussi touché.e.s que moi par cette terrible nouvelle, avaient réussi à continuer leur vie. Moi, j'en étais profondément incapable.
C'est moi qui avais vu son visage pour la dernière fois, son sourire, sa petite main qui s'était agitée pour me dire au revoir et son cartable trop grand qui encombrait son dos. Pourquoi c'était à moi que revenaient ces derniers instants ? C'était injuste.
J'étais pourtant persuadé qu'on la retrouverait vite. Le temps passant, j'avais fini par m'effondrer dans un pessimisme navrant. Combien d'enfants, comme Lila, disparaissait ? Combien était retrouvé vivant ? Combien était retrouvé, tout court ?
J'essuyai mon visage d'un revers de manche, jetai un dernier regard autour de moi et repris ma marche. Il était tard, la nuit prenait déjà place dans le ciel. Je la lui laissai volontiers, préférant rentrer chez moi pour me vautrer dans mon lit et ma tristesse.
Pour tenter de retrouver un jour, un semblant de vie normale sans cette culpabilité écrasante. Sans cette photo dont le visage ne cessait de me hanter, jour et nuit.
En réalité, je n'y croyais plus.