Rachel est passée

Giorgio Buitoni

Ne le dites pas avec des fleurs.

Rachel est passée, ce soir.

J'ignore pourquoi les femmes n'offrent pas de roses aux hommes. Mais le vase de papa j'aurais préféré qu'il reste vide.

Ce vase symbolise le couple de mes parents. Mon père l'avait offert à ma mère un 14 février. Il est de style indien, en laiton, avec une seule anse et un bec verseur. Son aspect rappelle une théière étirée. Son col étroit ne peut accueillir plus d'une rose. Une seule, c'est suffisant pour maintenir les êtres ensemble pendant vingt ans.

Vingt années durant, tous les samedis, de retour du marché, mon père avait offert une rose rouge à ma mère. Maman remplissait le vase avec de l'eau fraiche, y enfichait la rose, puis retournait dans la cuisine piquer le poulet pour en faire couler la graisse sur les pommes de terre.

Aujourd'hui, le vase trône sur le buffet Ikéa dans mon salon. Le grenier de la maison familiale n'était plus sa place depuis les résultats d'analyse histologique des ganglions de papa.

« Ton frère ne comprendrait pas, Mickey. Toi, c'est différent : tu écris », m'a dit maman en me remettant l'objet dans un carton, avant son déménagement.

Mon père cuisinait les dimanches. Les portes de la cuisine étaient closes et, du salon, mon frère et moi l'entendions insulter les amandes pilées et les épices du plat indien qu'il préparait. Puis les portes s'ouvraient et mon père clamait :

« Dans une heure et demie ! »

Mon frère et moi héritions de la corvée de vaisselle. Papa laissait la cuisine dans un état proche du champ de bataille dans Braveheart. Il s'était battu avec la viande, les légumes, les épices et la crème fraiche toute la matinée, et son œuvre allait au delà de la préparation indienne qui mijotait dans la cocotte rouge sur le gaz. Les parois de l'évier étaient maculées d'une reproduction des peintures rupestres de Lascaux. Le nombre de ramequins vides empilés au fond n'avait aucun lien logique avec le plat que nous engloutirions en vingt minutes chrono.

Ces souvenirs semblent bons, aujourd'hui.

Quand je vais à la clinique, papa est maigre et fatigué. Il parle constamment de maman et change leur rencontre en romans feuilletons qui s'achèvent sur un baiser au clair de lune, piazza San Marco. Il évoque les roses rouges du samedi et les cheveux de maman avant qu'ils n'affichent des reflets légèrement violets.

Les abords du lit d'hôpital de mon père sont fleuris. Comme au cimetière. Avec le cancer, le fait de porter un pénis n'est plus un obstacle aux marguerites, ni aux tulipes et aux orchidées. J'ai omis une exception, concernant les fleurs que les femmes n'offrent pas aux hommes : les roses rouge, c'est ma mère qui les apporte, dit mon père. J'ignore s'il dit la vérité ou si la morphine le ramène au pays des samedis de mon enfance. Mais quand j'interroge ma mère à ce sujet, elle répond :

« Ton père a toujours été mal à l'aise avec les sentiments, Mickey. Tu as vu mes nouvelles plaques en vitro céramique ? »

Moi, les fleurs pour papa, je n'ose pas. Nous n'avons pas assez parlé. Je viens à la clinique avec des magasines et un sourire qui dit « pardon ». Les magasines ont ceci en commun avec les roses : ils sont périssables. Et quoi ? De toute façon, avec le cancer tout ce qu'on se procure dans une boutique sent le formol. Hier, j'ai hésité à me pointer à la clinique caché derrière un masque de crabe, mais quand je regarde les radios du thorax de papa, ça ne me semble plus tellement drôle. Pourtant, il est le premier à me tendre la perche :

«  Maintenant que j'ai perdu de l'estomac, tu crois que ta mère voudrait se remarier avec moi, Mickey ? »

C'est vrai : Papa rétrécit. Tout se passe comme si quelques vampires lui grignotaient la viande des os en mon absence. Je suis descendu à la cafétéria de la clinique, mais leur jambon-beurre avait l'air d'un truc qu'on jette en l'air et tombe en poussière à l'atterrissage. J'ai choisi un brownie. Je l'ai remonté dans la chambre, puis j'ai essayé de le faire avaler à papa.

« Maintenant que j'ai perdu du ventre, ta mère pourrait me laisser une seconde chance, tu ne crois pas, Mickey ? » me répète-t-il.

Pour les magasines, il me dit :

« Prends-les avec des images, je n'aime plus lire. »

Je descends au kiosque à journaux et lui apporte des numéros de Gala et de Voici, mais il dit que ça lui rappelle le dentiste. Il tourne quelques pages avec ses doigts squelettiques et ajoute :

« Tu ne trouves pas que le prince de Galles ressemble de plus en plus à Diana après sa mort ? »

Si ma mère ma remis le vase, c'est parce qu'elle venait de déménager. Selon ses propres mots : la maison familiale lui faisait l'effet « d'un vieux chat qui n'en finissait  plus de mourir ». Elle avait essayé le vert pastel et le rose saumon, mais repeindre les murs du salon tous les hivers ne lui suffisait plus. En décembre dernier, elle a tout emballé dans des cartons et migré dans un trois pièces, cinq cents mètres plus loin. J'ai hérité de vieilles housses de couettes, de serviettes éponges datées de l'époque de leur mariage, et du vase –, ça faisait des tours de voiture en moins vers la déchetterie. Des raisons de pleurer aussi.

Depuis ma première visite à Papa à la clinique, j'ai commencé à offrir une rose blanche à Rachel. Une toute les semaines. Une rose Blanche. Je ne veux pas l'effrayer.

Je sais résoudre une équation du second degré et décliner rosa, rosam, rosae, mais j'ai appris le langage des roses à trente ans passés. Rouges, elles signifient l'amour passionnel. Rose : pudeur et fidélité. Les blanches expriment un amour naissant et platonique.

Je ne dis pas tout à Rachel concernant le cancer de mon père. Son cancer à elle, c'est le divorce de ses parents : ils sont toujours en vie. Sa mère boit et son père ne téléphone plus guère qu'aux fêtes de noël. Un avortement imprévu a emmené Rachel dans un monde où aucun prince charmant ne viendra la sauver.

Une fois, le coiffeur a évoqué un balayage capillaire pour adoucir l'expression de son visage, et Rachel a dit :

« J'ai une meilleure idée : lavez-les et coupez-les. »

Cette Rose rouge, ce soir, c'était peut-être un peu trop pour elle.

Mes roses blanches sont un peu fanées quand je les offre à Rachel, rapport à ses visites aléatoires, mais j'ai comme un sixième sens la concernant. Les épines de mes fleurs lui plaisent même si, selon elle, le romantisme a tout d'une pathologie mentale. 

«  C'est adorable, cette rose, mais j'ai l'impression qu'il y a une paire de menottes cachée à l'intérieur. »

Ce qui me chagrine ?

Quand nous allons dans son studio, je ne trouve aucune trace de mes fleurs. Rachel ne possède pas de vase et mes roses sont fanées à son retour chez elle, dit-elle. Je lui ai proposé de lui offrir le vase de maman,  elle a répondu :

« Tu te prends pour Œdipe ? »

D'habitude – à l'exception de ce soir –, quand elle me rend visite, elle ne téléphone pas. Les coups de fil dévoilent un peu trop ses intentions, dit-elle. Je me contente de ses visites improvisées. Ces soir-là, quand ça lui chante, elle sonne à  l'interphone. Au second coup de sonnette, j'appuie sur le bouton et sur l'écran, raccordé à la caméra en bas de l'immeuble, apparait une pizza-astéroïde chorizo-poivron. Une bouteille de chianti signifie que nous ferons l'amour au troisième verre. Parfois, un string masque son visage et la rue en arrière plan et j'entends :

« C'est moi, lady Belphégor. »

Quand elle n'apporte pas de pizza, je cuisine indien. Avec ces sachets d'épices tous prêts, vendus dans des paquets rose ornés de dorures façon Bollywood, ça prend moins d'une heure et demi pour préparer un excellent Butter chicken. On y gagne aussi question vaisselle - hein, papa ?

J'aime ça chez Rachel : elle se balade à poil le matin avant que je parte donner mes cours à la salle de gym. Elle fume à la fenêtre et souffle la fumée à la surface de son café brûlant. Elle vient me rendre visite plus souvent et ça l'inquiète, dit-elle. C'est son regard qui parle. Elle louche sur ma calvitie naissante et me reproche mes sautes d'humeur. Les pièces où je m'assois semblent être imprégnées d'un répulsif anti-elle. Elle se couche tôt et m'avoue dans l'intimité :

« Dis donc, elle ne m'a jamais paru aussi petite, ta queue. »

Depuis mes roses blanches, Rachel prononce des phrases mystérieuses lors de nos séances de shopping du weekend. Nous nous arrêtons devant la vitrine d'une boutique qui fourgue des figurines de super-héros et des vieux comics Marvel. Je lui montre une statue en plâtre de Spiderman, en vente au prix d'un i-phone, et elle dit :

« Je ne veux pas souffrir, tu sais, Mickey. »

Je m'interroge : aurait-elle dit la même chose si je lui avais offert une rose rouge amour-passion.

Le divorce, pour mes parents, ça a commencé avec la nouvelle berline Rover de mon père. A la place, ma mère aurait préféré une véranda sur la terrasse, face au jardin. A présent, le jardinet de son trois pièces au rez-de-chaussée lui suffit. L'entretien est compris dans le bail de l'appartement et chaque fois que le jardinier attitré vient tondre la pelouse, il la fait sursauter sur le canapé.

« Un grand noir qui passe devant la baie vitrée pendant mon feuilleton du samedi matin », dit-elle.

A soixante-cinq ans, maman craint toujours qu'un étranger la surprenne nue derrière les carreaux.

Elle a ses bons moments aussi : c'est une des rares personnes au monde à connaitre la définition des mots « wu » ou « yi ». Elle triche un peu avec une petite feuille imprimée où figurent les mots courts contenant des lettres à dix points – Y, W, Z. 

« Avec l'âge ce ne sont pas les hommes qui me manquent, m'avoue-t-elle, ce sont leurs bras. Personne ne me serre plus dans ses bras. »

Et elle place un « whisky » en travers de mon « salière » sur le plateau de jeu – mot compte triple. Au tour suivant, elle me colle un « wu » dans les dents. Moi je parviens parfois à composer « Zoo » ou « Wagon » sur mon chevalet sans parvenir à les placer dans le jeu.

« Tu n'es pas assez opportuniste, me dit-elle. Joue avec le plateau. T'es tout comme ton père, tu regardes ton petit nombril et tu oublies le contexte autour. 

– Au moins, papa ne me battait pas. 

– Ne ramène pas ça sur le tapis ! La prochaine en partance, c'est moi, ne l'oublie pas, mon fils ! »

Elle se met à pleurer, j'abandonne mon projet de contre-attaque avec « busards », en mot compte double, et je la serre contre moi.

" Ne me serre pas si fort Mickey, tu es si musclé, tu vas me casser en deux. "

C'est drôle, l'effet qu'ont les fleurs sur les gens, dis-je à maman – nous parlons de Rachel et de mes roses blanches. Ma mère répond que c'est parce que les femmes sont attirées par des hommes qui plaisent aux femmes. Et que les hommes sont attirés par des femmes qu'ils laissent indifférentes.

« Ce ne sont pas les roses qui fanent, mon fils, c'est l'envie d'en offrir. »

J'ai suivi les conseils de maman : j'ai acheté une rose rouge pour Rachel. Oui, rouge – amour passion et tutti quanti.  J'aurais du me méfier : ce soir, Rachel est passée en téléphonant avant. Sur l'écran de l'interphone, il n'y eu ni pizza, ni bouteille de chianti, juste elle, ses boucles brunes, et ce visage que le coiffeur souhaitait adoucir. Elle est montée par l'ascenseur. Je l'attendais sur le pallier, la rose cachée dans mon dos. A son arrivée, Rachel a dit :

« Salut. »

Je lui ai tendu la rose rouge. Et ce fut comme si je brandissais une arme ou un testament à signer. Elle a fait un pas en arrière sur le pallier.

« Non, Mickey ! Non, tu ne peux pas me l'offrir, parce que je ne peux pas te donner... tout ça. Un homme est mort à cause de moi. »

Elle a pressé le bouton, les portes de l'ascenseur se sont ouvertes, puis refermées sur elle comme dans un film de S.F. où l'héroïne se sacrifie et descend à la cale réparer le vaisseau, sans espoir de retour.

Derrière les carreaux, je l'ai regardé démarrer en trombe sur le parking de l'immeuble, à bord de sa Clio blanche. J'ai rempli le vase avec de l'eau du robinet et j'ai plongé la rose rouge achetée pour Rachel dedans. Ça m'a fait drôle. Dans un placard de la chambre, j'avais conservé le carton dans lequel maman avait emballé le vase à son déménagement. J'ai imité au mieux l'écriture de papa sur du papier à lettre – sur deux mots, c'était simple : «  Pour toi... » Et j'ai signé du prénom de papa. La rose n'entrait pas en entier dans le carton, j'ai coupé un peu la tige et scellé la boite avec du scotch marron. Le lendemain, j'ai posté le colis en recommandé en notant dessus l'adresse du nouvel appartement de maman. Puis je suis allé à la clinique. Papa n'allait pas bien. Le surlendemain, à la sortie de la salle de gym, j'y suis retourné, et Papa m'a demandé :

« Aujourd'hui, ta mère m'a apporté une rose rouge fanée, tu crois que ça signifie quelque chose, Mickey ? » 


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