L'impasse
warmless
L’IMPASSE
1
Une balle. C’était juste une balle. Elle lui avait échappé des mains et avait roulé là-bas, sans daigner se conformer à sa volonté, dans l’allée sombre cernée de gros bâtiments sinistres. Malwyn était embêté. Papa lui avait demandé premièrement de ne pas jouer trop loin de la maison, et deuxièmement de rentrer avant la tombée de la nuit. Consignes qu’il avait immédiatement rejetées sitôt entendues : à 5 ans, on se concentre sur l’essentiel.
Et voilà que le soleil se préparait pour la nuit, sur son lit d’horizon.
Et il avait perdu sa balle.
C’était une jolie balle orange et bleue. Papa lui avait dit que c’étaient des couleurs "plémentaires".
Il n’était pas sûr du mot, ni de ce qu’il voulait dire. Le mot sonnait bien cependant, et il décida de le garder en mémoire pour le cas où. Quoi qu’il en soit, elle était bien jolie sa balle, avec ses rayures verticales (ou étaient-elles horizontales ?) qui la faisaient ressembler à une orange pelée.
Malwyn scrutait avec angoisse la ruelle à présent plongée dans le noir, où se cachait sa balle. Le noir !? Oh, la la ! Il n’avait pas réalisé qu’il était si tard.. comme à chaque fois qu’il sortait jouer. Il fallait qu’il se dépêche, sinon papa le gronderait. Gentiment, parce que c’était un gentil papa, mais il le gronderait quand même. Malwyn n’aimait pas que papa le gronde. Il préférait quand il le faisait monter sur ses genoux pour faire le p’tit cheval : » A dada, à dada ! » Il s’imaginait être comme les "coboilles" – il n’était pas sûr du mot - qu’il avait vus dans les films de "ouaisterneu"( ?? ) qu’il regardait à travers la grille d’aération en bas de la porte du salon, quand papa le croyait sagement au lit. Ils étaient drôlement beaux, les chevos. Et grands. Et forts. Avec des jolies couleurs : Mais là, c’étaient plutôt des tâches, comme les peintures qu’il faisait dans le salon, pas des rayures. les rayures, c’était juste bon pour les balles.
Il ne voyait pas la balle, mais il savait qu’elle était là, quelque part.
2
Lentement, il fit un pas en avant, puis un autre. Encore un, et il franchirait cette ligne invisible qui séparait la lumière de l’ombre, la zone sûre de l’inconnu. Incertain, Malwyn songea à papa. Puis, fronçant des esquisses de sourcils, il pénétra bravement dans l’inconnu.
3
Vue de l’intérieur, l’allée était encore plus noire, comme si la lumière, pressentant une menace, l’avait fuie. C’est à peine s’il apercevait les murs qui l’entouraient en s’élançant dans le ciel, et celui du fond, au bout de l’impasse, n’était que d’un ton plus foncé. Il ne fallait pas qu’il se perde ! Cherchant des points de référence, il remarqua de grosses boites en fer, hautes trois fois comme lui. Il y en avait quatre. Il ne savait pas ce qu’elles faisaient là, ni à quoi elles servaient, mais sa balle était sûrement de ce côté-là, car il ne l’apercevait nulle part ailleurs. Il continua en traînant les pieds.
Arrivé devant la première boite, il passa timidement la tête derrière le coin le plus proche. Un coup d’œil rapide lui suffit : Sa balle n’y était pas. Poussant un soupir de frustration, il se résolut à poursuivre ses recherches, tout en scrutant anxieusement le ciel qui s’obscurcissait rapidement. Il devait se dépêcher maintenant, sinon papa serait très très en colère.
Sa balle ne se trouvait pas non plus derrière la deuxième boite. Il commençait sérieusement à se demander s’il n’allait pas tout simplement rentrer chez lui, et dire à papa qu’il avait perdu la balle.
Non. Papa lui avait répété cent fois qu’il devait être un petit garçon courageux. Comme la fois où papa lui avait retiré une écharde du doigt, et qu’il n’avait même pas pleuré ; sauf un peu plus tard, lorsqu’il avait été seul dans son lit, et qu’il avait été sûr que papa ne l’entendrait pas.
Au-delà de la troisième boite, dont les contours apparaissaient brumeux, il n’y voyait déjà plus assez. Réprimant un sanglot, il se mit donc à genoux, tendit les bras devant lui et tâtonna vers la quatrième boite. Une belle lune s’était levée, qui éclairait de façon incertaine l’allée et les divers objets qui la jonchaient. Les doigts de Malwyn effleurèrent un objet. « Ma balle ! » chuchota-t-il tout excité, car il n’osait pas parler à voix haute.. pour ne pas déranger les hôtes invisibles dissimulés dans l’allée. Mais lorsqu’il referma les doigts dessus, force lui fut de se rendre compte que l’objet n’était pas rond, mais long. En le suivant du bout de ses doigts tremblotants, il rencontra d’autres doigts ! Un bras, c’était un bras !! Pétrifié par l’horreur, il lâcha le membre. Sa main en se relevant laissa apparaître des taches rouges que l’astre nocturne éclairait d’une lueur ferreuse. Il était en train de reculer instinctivement lorsque son pied droit buta contre un obstacle. Il tomba lourdement en arrière. En cherchant à se retenir, sa main rencontra un objet qui roula sur quelques centimètres. [Ma balle..] pensa-t-il dans un dernier sursaut d’espoir, car sa langue était paralysée par l’effroi. L’objet, cependant, continuait de rouler, entraîné par sa force d’inertie, et finit par revenir vers lui après avoir accompli un tour complet sur l’asphalte. Ce n’était pas sa balle.
C’était une tête. Une tête de femme toute barbouillée de rouge. Malwyn poussa un cri, se remit sur pied d’un bond et détala comme s’il avait le diable aux trousses. Il pouvait presque le sentir sur ses talons.
4
Arrivé à la maison, il essaya d’expliquer le tout en quelques mots haletants à papa, qui ne comprit strictement rien à son histoire, le calma et le mit au lit. Cela fait, le père médita un instant sur l’opportunité d’aller voir de plus près ce qui avait tant effrayé son gamin. Il savait que ce n’était pas une mauviette, et doutait qu’il eut pu se laisser terroriser de la sorte par un simple incident. Il plaqua ses mains sur la table.
Il devait en avoir le cœur net ! Chaussant ses bottes, il prit son manteau et se rendit aussitôt sur les lieux.
Il trouva la balle. Et le bras. Et la tête, et d’autres morceaux également. Il y avait de nombreux corps de femmes, d’hommes et d’enfants. Une sourde colère naquit en lui. Celui qui les avait déposés là n’était pas très soigneux. Agacé, il remit le fatras dans la benne, la remplissant pour en couvrir soigneusement le fond. Il ramassa ensuite la balle, rentra chez lui et la nettoya, pour la débarrasser de tout ce rouge qui la maculait. Demain, il ferait une fois de plus la leçon à son fils. Souriant, il pensa que – cette fois – celui-ci l’écouterait et n’irait plus vagabonder n’importe où à n’importe quelle heure.
Il faudrait également qu’il passe au magasin qui donnait sur l’allée, pour demander au directeur de fermer le capot des bennes à ordures quand il y jetait ses mannequins usés et ses vieux pots de peinture. Il ne s’en souciait d’ailleurs pas vraiment par esprit civique : La veille au soir, il y avait déposé le cadavre de sa femme, tout au fond, sous les mannequins. Elle avait haussé la voix une fois de trop. La goutte qui fait déborder le vase.
Leur désaccord fondamental portait sur l’éducation qu’elle voulait donner à son fils (Quand elle parlait de lui, c’était toujours son fils). Elle le destinait à de hautes études, architecte ou un truc du genre mais lui, il voulait qu’il fasse un métier d’homme, comme son père et son père avant lui, qui étaient tous ouvriers sur des chantiers depuis des générations. Cette folle voulait même qu’il prenne des cours de musique....
De mu-si-que !? Et pourquoi pas de danse !! Pour qu’on dise de lui que c’était une mauviette et un pédé ??
Elle avait clos la discussion en affirmant qu’elle vivante, son fils ne serait jamais un raté comme son père. C’était l’impasse.
Il avait alors doucement posé sa bière, monté le son de la télé, pris son marteau dans sa sacoche à outils posée dans l’entrée, et avait d’un seul coup fracassé le crâne de sa douce moitié, avant de céder au nuage rouge qui obscurcissait vision et raison. Il se déchaîna ainsi sur le corps immobile, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de corps sur quoi taper. Puis, vers les trois heures du matin, il avait déposé le cadavre dans la benne à ordures du magasin général, dans l’impasse, et l’avait recouvert avec les vieux mannequins abîmés qui s’y trouvaient déjà. Ni vu, ni connu. C’était le samedi que les produits inflammables étaient amenés à la limite de la ville pour y être incinérés. Et demain, c’était samedi. Dans quelques jours, il signalerait sa disparition à la police. Bien sûr, il serait le premier à être suspecté : Le mari était toujours le premier sur la liste. Mais comme ils ne retrouveraient jamais le corps, il ne risquait rien.
Il se frotta les mains avec satisfaction.
5
Finalement, se dit-il en sirotant une bière, c’était une chance que son garçon, malgré l’interdit, soit allé jouer par-là ce soir, sinon quelqu’un aurait pu apercevoir le corps dans la benne à moitié vidée, sans doute par des chiens errants en quête de nourriture qui avaient flairé le cadavre de sa femme. Une chance aussi qu’ils ne s’en soient pas pris à son fils. Soudain inquiet, il bascula dans une de ces crises de colère qu’il ne contrôlait pas. Criant et agitant les bras, il fustigea le gouvernement, les pays du tiers monde et tous les bridés, responsables selon lui de tous les malheurs du monde, et des siens en particulier.
« Il faut vraiment faire quelque chose pour éradiquer ces bandes de chiens sauvages ! » hurla-t-il dans son délire. « Le quartier n’est plus sûr ! Que font les autorités ? » Avant même de se rendre compte de ce qu’il faisait, il avait pris le téléphone et composé le numéro de la police.
La rage l’avait maintenant quitté. Dans sa fureur, il avait tout balancé aux flics, et ils ne tarderaient plus maintenant. Il se triturait encore furieusement les méninges pour essayer de trouver une échappatoire, quand il perçut au loin les sirènes des voitures qui se rapprochaient rapidement.